12/19/2006

Mémoire

Nouvelle petite histoire, qui ne tient pas la route scientifiquement je sais, mais arrêtez un peu d'être terre-à-terre comme ça rhô... Rêvez un peu ;)
A noter dans les bonnes nouvelles que mon histoire "Le concert de sa vie" que je vous ai présentée un peu plus bas est également finaliste du concours de nouvelles "Annie Ernaud". On lui souhaite bonne chance.


La porte noire s’ouvrit sur la chambre de Ted. Ce dernier, une bouteille de bière à la main, entra précipitamment, et referma en soufflant bruyamment, comme si la température de la pièce voisine avoisinait celle du centre du soleil.
Dean était déjà à l’intérieur et, l’air impatient, l’attendait, assis sur une chaise, coincée près d’un bureau.
« Hé ben, c’est chaud à côté !
- Ouais, j’imagine, dit calmement Dean.
- Bon, tu voulais me voir ?
Dean hocha la tête.
- Dis, ça prendra pas trop de temps, j’espère, demanda Ted. Parce que là, tu vois, y’a Susan Perkins qui commence à être beurrée et j’aimerais bien la rejoindre avant qu’elle reprenne tous ses esprits.
- Non, t’inquiète, le rassura Dean. Ça ira vite. Assieds-toi, s’il te plaît. »
Ted s’exécuta et s’assit sur son lit, faisant grincer les ressorts. Il y eut un moment de silence, pendant lequel Dean regarda vaguement vers un des posters de basket-ball de la chambre, l’air perdu. Ted le sortit de sa léthargie.
« Alors ?
- Alors quoi ? demanda Dean en se retournant vers lui.
- Alors pourquoi tu voulais me voir ?
- Oh, oui… »
C’était comme s’il venait de se souvenir de quelque chose d’important.
« Dis-moi, reprit alors le jeune homme distrait, que comptes-tu présenter comme thèse de fin d’études ? »
Ted le fixa intensément sans rien dire. Au bout d’une vingtaine de secondes, Dean, gêné, eut presque l’envie de passer la main sur son nez pour s’assurer qu’il n’y ait rien dessus.
« Tu…te…moques…de…moi ? fit finalement Ted, prenant bien la peine de séparer chaque mot. On est là, chez moi, mes parents sont partis pour deux jours. Il y a, juste derrière cette porte, la moitié de la fac –dont Susan Perkins- aussi torchée que la biologie humaine le permet, et toi, tu me demandes de te rejoindre dans MA chambre, pour me demander si je sais quelle thèse de fin d’études je vais présenter ?
- À un ou deux paramètres près, c’est ça, oui, répondit Dean avec sérieux.
- Mais c’est dans deux ans, ma thèse de fin d’études, cria Ted en feignant de pleurer, le visage caché par ses mains.
- Je pensais que tu pouvais déjà envisager ton futur et …
- Mon futur ? M…mon futur ? Mon futur s’arrête à ce qui va se passer ce soir, mon pote. Mon futur se résume à trois questions : Est-ce que je vais réussir à me taper Susan Perkins ? Si oui, est-ce que je serai assez clair pour m’en souvenir ? Et est-ce que j’arriverai à tout nettoyer avant l’arrivée de mes parents ? Ma thèse de fin d’études, c’est pas du futur, c’est de la science-fiction !
- Sur ce point-là, je ne peux pas te contredire., répartit Dean, visiblement amusé par le monologue de son ami. Bon, écoute-moi bien. Je veux te parler d’Histoire.
- D’histoire…
- Ouais, d’Histoire et de souvenirs.
- Je t’écoute, dit Ted avant de prendre une gorgée de bière. Je pige rien mais je t’écoute.
- Voilà, quand tu penses à l’Histoire, avec un grand H, tu penses à quoi ?
- Je sais pas, les guerres, les colonisations, les cow-boys..tout ça, quoi…
- Donc des évènements du passé ? demanda Dean avec un sourire.
- Ben oui, des éléments du passé, répliqua Ted avec une voix fluette, censée parodier celle de son interlocuteur.
- Mais toi tu penses à des évènements majeurs, alors que l’Histoire se fiche de l’importance des faits, elle regroupe tout ce qui est fait et à faire… Bon, et qu’est-ce qui nous permet de nous souvenir de ces évènements ? Notre mémoire, répondit Dean à sa propre question, remarquant que son public n’était de toute évidence pas très motivé pour participer.
- Ok, dit Ted en se levant. Je t’ai accordé cinq minutes parce que t’es mon meilleur pote, mais c’est trop. J’y retourne. Mes amitiés…
- Assis-toi, Ted… »
Le ton de la voix de son ami était redevenu des plus sérieux, et Ted regagna alors le lit, mais s’allongea tout de même nonchalamment en signe de protestation passive.
« Maintenant, continua Dean comme si rien ne s’était passé, imagine que l’on considère l’Histoire comme une somme de données. Il faut bien qu’elles soient stockées quelque part ces données, non ?
- Oui, et c’est ce qu’on appelle les livres d’histoires.
- Non, tu n’y es pas. Je te parle d’un point de vue plus… Métaphysique.
- Oh oui, bien sûr, excuse-moi. Moi qui me borne à être bêtement réaliste. Soyons métaphysiques, oui…
- Imagine que l’histoire est comme, euh… (Dean chercha du regard dans la chambre de Ted), tiens comme la mémoire de ton ordinateur. »
Ted comprit au ton de la voix de son meilleur ami que ce dernier faisait semblant d’improviser la comparaison, mais devait avoir préparé son discours depuis un moment déjà. C’est à ce moment qu’il prit véritablement conscience de l’importance qu’attachait Dean à son sujet. De plus, en choisissant l’informatique comme référence, il mettait Ted en terrain connu.
« Les données sont là, dans ton ordinateur, poursuivit Dean en tapotant la tour de l’unité centrale. Et tout ce qu’il y a d’autres, les logiciels, tout ça, servent à consulter, créer et modifier les données.
Ted acquiesça. Il ne comprenait toujours pas où son ami voulait l’emmener et, se redressant sur le lit, attendit la suite.
« Donc imagine que l’Histoire soit une somme de données, mais impossible à modifier ou à créer. Elles sont, c’est tout. Et imagine qu’elles soient stockées quelque part par là (Dean agita les mains comme pour chasser des insectes imaginaires). Et par-dessus tout, qu’on puisse les consulter à l’envi.
- Consulter…l’Histoire ? Directement, comme ça ?
- Qu’est-ce que ça a de si extraordinaire ? Après tout, c’est ce que nous faisons tout le temps quand quelque chose nous vient en mémoire.
- Oui, mais on puise dans nos souvenirs, pas dans des informations immatérielles, quelque part dans l’atmosphère, répartit Ted, incrédule.
- Qu’en sait-on ? réagît Dean avec gravité. Je veux dire, qu’en sait-on vraiment ?
- Ben, c’est prouvé, on sait où notre cerveau stocke nos souvenirs et comment… Mais je t’apprends rien…
- Mais si notre cerveau et notre mémoire n’étaient que des logiciels, s’enthousiasma Dean en désignant à nouveau de l’index le Mac de son ami.
- C‘est étrange, plus tu parles et moins je comprends, balbutia Ted. Et je pense pas que ce soit à cause de la bière…
- Ça, ce n’est pas dit. Bon ok… Notre mémoire nous sert à consulter des données personnelles, c’est vrai. Mais il est déjà arrivé que quelqu’un lise des données…Étrangères… Qui ne sont pas censés se trouver là (Dean désigna sa tempe gauche).
- Euh… Pas dans ma famille en tout cas… Dis-moi, tu me le dirais si tu étais passé aux drogues dures, parceq…
- Fais un effort ! Tu ne vois aucun exemple ?
- De quelqu’un qui se rappelle quelque chose qu’il n’a pas personnellement vécu ? »
Dean hocha la tête en signe de confirmation. On n’entendit plus que le Tic-Tac du réveil à côté du lit, couvrant le silence gênant d’un Ted pris au jeu et en profonde réflexion.
« Euh…reprit alors ce dernier, comme euh…l’hypnose régressive ? Les histoires de vies antérieures ?
- Gagné ! Oui, c’est un exemple, tu commences à piger ! Que seraient ces séances sinon des lectures d’un passé qui ne nous appartient pas… On attribue ça à une sorte de…d’hérédité de l’âme, mais il s’agit peut-être seulement de la lecture des données de l’Histoire.
- Seulement ?
- Mouais…
- C’est l’hypothèse la plus tarée que j’ai entendu, mais pourquoi pas, marmonna Ted avant de se raviser. Mais on a rien de concret… Je veux dire, l’hypnose est une science reconnue, ok,et tu en sais quelque chose… Mais rien ne dit que le cerveau n’invente pas toutes ces histoires passées et les garde au chaud en attendant le meilleur moment pour les servir en entrée…
- Non, pas impossible… Mais l’hypnose n’est pas le seul cas, répondit Dean en sortant un dossier bleu d’un sac à dos caché derrière le bureau. Mais j’ai recueilli des témoignages de gens… euh, pas une enquête sérieuse, hein, j’ai pris dans des journaux et des magasines… Mais bref, les témoignages affirment que 86 % des personnes prétendant avoir des visions les ont eues à des moments précis. Généralement au moment où ils s’endorment ou quand ils viennent de se réveiller et qu’ils comatent dans leur lit… Jamais devant la télé ou à la piscine.
- Moi, j’ai souvent des visions à la piscine, mais rien d’ésotérique, que du tangible, informa Ted en mimant de ses mains une poitrine invisible. De quelles visions parles-tu ? Qu’est-ce qu’ils voient, tes types ?
- Toutes sortes de visions…Du passé, du présent, du futur… Mais jamais un souvenir personnel. Quelque chose qu’ils n’ont pas vécu, ou pas encore.
- Des scènes du futur … ?
- Et pourquoi pas ? Les voyants -je parle des vrais voyants, pas ceux qui lisent dans les entrailles des loutres ou d’écureuils, hein- le font aussi. Et tu remarqueras qu’ils parlent autant de futur que de passé… Mais encore une fois, pas d’évènements qu’ils sont censés connaître. »
Ted rougit. Son ami savait très bien que lui, l’informaticien sceptique, avait plusieurs fois consulté un médium dans sa courte vie. Et il était vrai que celui-ci lui avait d’abord longuement parlé de son vécu avant d’aborder son avenir, sûrement pour le mettre en confiance et lui démontrer le sérieux de ses talents.
Il changea vite le sujet de la conversation.
« Bon, et c’est quoi ton hypothèse ?
- Tu ne vois pas ? Le dénominateur commun, tu ne le vois pas ? répéta Dean. Le cerveau humain…
- Ah, c’est toi le spécialiste, là, assura Ted, vexé de ne pas trouver. C’est toi qui a étudié le cerveau humain, l’hypnose, et tout ça. Moi ma section….
- Oui, oui, je sais, c’est l’informatique. Ce que je veux dire, c’est qu’à chaque fois, le cerveau n’est pas dans son mode de fonctionnement habituel, normal. Il est dans un état second… Ce n’est pas pour rien si les sorciers indiens se droguaient pour « parler avec les dieux ». Et même plusieurs spirites à travers les âges…Et encore aujourd’hui, certains voyants prennent des drogues dures pour avoir des visions. Pour entrer en transe…
- Tu veux dire que c’est dans cet état qu’on peut lire l’histoire ?
- Pourquoi pas ? Ma théorie, c’est que notre cerveau reptilien émet des ondes Alpha dont parlent les scientifiques et les auteurs de science-fiction. Et ces ondes permettraient d’accéder aux données. Bon, tout est théorique, bien sûr. File m’en un peu, tu veux, dit Dean, le gorge sèche, prenant des mains la bouteille de bière.
Il la finit en deux gorgées puis reprit.
« Mais le problème, c’est que notre cerveau est trop…petit, trop limité, pour pouvoir capter l’Histoire dans son ensemble. Alors il se limite à des histoires proches de nous, de notre entourage ou de notre famille. Du gars en face de toi dans le cas du voyant. Et puis, peut-être qu’il nous arrive d’avoir ces « flashes de l’Histoire », mais que c’était si éloigné de nos vies et si apparemment dénue d’intérêt qu’on l’oublie presque instantanément. Et c’est là que tu interviens…
- Moi ?
- Oui, toi. Si nos petites cervelles humaines sont trop petites ou trop préoccupés, alors en combinant nos deux savoirs, on pourrait en créer une. Une grande. Une artificielle.
- Quoi, tu veux qu’on fabrique un ordinateur à visions ? Et comment on fait ? On le réveille l’après-midi pendant sa sieste pour qu’il nous raconte ce qu’il voit ? Ou je lui prévois une fente juste en dessous du lecteur de disquette pour y insérer sa dose de coke ?
- Non, assura Dean en riant. Je vérifie mes hypothèses, j’étudie plus en profondeur le mécanisme de ces fameuses ondes. Je vois tout ça à fond, et on crée un cerveau informatique qui reproduirait ce fonctionnement et qui accède à l’Histoire.
-Une machine à lire l’Histoire, se répéta Ted. »
Soudain, il prit conscience que ces mots ne lui paraissaient plus si absurdes que quelques minutes plus tôt.
Dean se leva et tendit la main à son ami, l’encourageant à en faire autant.
« Alors, qu’est-ce que t’en dis ? demanda-t-il à Ted.
L’étudiant en informatique le regarda dans les yeux.
- J’en suis, dit-il finalement en prenant la main tendue devant lui.
- Je le savais…
- Mais t’es complètement taré.
- Ça aussi je le sais…Allez viens. »
Ils se dirigèrent vers la porte noire. Derrière résonnait une musique assourdissante.
« Tu sais, ajouta Ted, au début, quand tu m’as demandé de te rejoindre ici, j’ai cru que t’étais gay et que tu voulais me l’avouer.
«Je sais, c’était fait exprès.
- Tu parles, c’est surtout que tu es une ...…




Des mains aux doigts longs et fripés se saisirent du casque et le retirèrent, faisant apparaître un visage ridé et une chevelure blanche, quoique abondante.
Puis ces mêmes doigts poussèrent plusieurs touches et boutons à proximité. Des diodes s’allumèrent, d’autres s’éteignirent.
L’écran géant qui trônait dans l’amphithéâtre devint subitement noir.
Le vieil homme posa avec la plus grande précaution le casque sur la console devant lui, et le fixa avec une expression contemplative. Des fils et câbles de toutes tailles sortaient de l’arrière de l’appareil et s’emmêlaient dans un schéma compliqué vers une machine compacte et ronronnante.
L’ingénieur en informatique Théodore Richards sourit, les larmes aux yeux. Revoir ainsi son collègue et ami, le docteur Dennis Brown, le rendait nostalgique. Comme lui, Dean avait passé plus d’un demi-siècle à travailler sur ce projet. Sur son projet. Et le voilà enfin terminé, complet.
Quelle ironie que le biologiste, disparu deux ans plus tôt, ne fût plus là pour assister à la présentation du prototype à la communauté scientifique qui aurait lieu dans cette même pièce, le lendemain.
Il regarda les sièges vides de l’immense salle qui s’étendait devant lui. Dans une quinzaine d’heures, les savants les plus brillants de la planète seraient assis là, incrédule, à le fixer, jusqu’à la présentation.
Bien entendu, il restait des améliorations à apporter, comme la vision de l’avenir, qui restait pour une obscure raison impossible. Mais le prototype, l’œuvre de sa vie et de celle de Dean, était sous ses yeux et il fonctionnait.
C’était décidé, ce serait cette scène qu’il montrerait demain pour l’inauguration. Quel plus bel hommage rendre à son collègue et ami défunt ?
Le professeur Richards…Ted… regretta tout de même un peu qu’il fût impossible de corriger certaines répliques, puis se leva de son siège, et, après avoir éteint toutes les lumières, sortit tranquillement de la pièce.

EDITH : Ce blog ferme ses portes pour une petite semaine, le temps de faire la fête.
A noter que si vous aimez ce blog et mon blog BD, vous pourrez voter pour eux section littérature et bd sur le site du festival de ROMANS à partir du 31 décembre.
Bonnes fêtes !




12/13/2006

Triglyphes 3/3

Suite et fin, toujours les notes de renvoie dans les commentaires.

V


Ce furent les rayons du soleil qui tirèrent Phil du sommeil. Ses paupières clignèrent doucement, et s’ouvrirent en grand quand il vit son radio-réveil. 9H12. Cela faisait plus d’une heure qu’il devait être au travail. Il s’habilla en vitesse, se mouilla le visage, se coiffa avec ses doigts et courut vers le hall d’entrée. En saisissant la poignée, il tourna la tête vers la porte de la petite chambre.
Et là, tout lui revint.
La lampe, le rêve, Elle, le vœu, le mot… Tout lui revint subitement en mémoire. Il fit tomber sa malette et se dirigea vers la pièce. Martineau & Fils (SA) attendrait.
Il saisit la lampe noire coiffée de l’étoffe de soie. Ce n’était peut-être qu’un rêve…
Phil se précipita vers la salle de bain et sortit du placard sous le lavabo son pèse-personne électronique. Il y grimpa dessus.
152 Kilos.
La lampe dans les mains, Phil prit une profonde inspiration, et sans quitter des yeux l’écran digital, pronoça distinctement :
« Triglyphe. »
Après quelques interminables secondes de silence, un éclat de joie résonna alors dans l’appartement.
Les chiffres 1, 5 et 1 figuraient fièrement sur l’écran digital. Il sourit bêtement en serrant la lampe contre sa poitrine. Ses yeux heureux s’embuèrent de larmes.
« Triglyphe ! Triglyphe ! » entonna-t-il joyeusement.
Le sol trembla alors un peu, quand le corps inerte de Phil s’écrasa à terre.


VI


Certaines personnes, afin d’impressionner leurs pairs, leur présentent leur équipement audio-visuel dernier cri, leur voiture tout-terrain ou leur salle de bain avec sauna et jacuzzi intégrés. Kévin, lui, préférait tenter sa chance en montrant des cadavres. C’est un des privilèges que vous procure un poste d’assistant dans une morgue.
Pour l’heure, le pair à impressionner, c’était Nathalie, une fille qu’il avait rencontré en boîte quelques nuits plus tôt, et avec qui il espérait une idylle romantique(1).
Ils arrivèrent devant le corps.
« Wao, belle bête, remarqua Nathalie.
- Ça… Plus de 150 kilos, si tu veux mon avis, reconnaut Kévin.
- Et tu dis qu’il lui manque le… ?
- Exact, s’enthousiasma l’assistant. Ce type est mort d’une perte soudaine et inexpliqué de cerveau. Et cela, sans incision, ni marque chirurgicale d’aucune sorte.
- C’est ça ! Regarde, on voit bien que ça a été ouvert puis recousu.
- C’est le légiste qui a fait ça. 1,4 kilos de barbaque disparus dans la nature, comme ça (Kévin claqua des doigts).
- Et comment c’est possible ?
- Ben, à l’époque des égyptiens, les embaumeurs introduisaient un produit qui liquifiait le cerveau, puis le retirait par les narines, expliqua le jeune homme, satisfait de voir que son savoir paraissait faire son effet sur Nathalie. Mais là, rien… Pas de trace de produit… Le pire, c’est qu’on s’est rendu compte que les parois de la cavité autour de la cervelle sont comme… creusées, il en manque, quoi… Comme si une bestiole à l’intérieur avait tout bouffé…
- Hé bé… »
Les yeux de Nathalie se posèrent sur les pieds du cadavre.
« Et ça, c’est quoi ?
-Oh, on l’a retrouvé avec ça dans les mains, dit Kévin en mentionnant du menton l’objet dans la poche plastique posée sur la table métallique. Les flics doivent passer le chercher, pour voir si ça a quelque chose à voir, ou un truc comme ça… »
Nathalie prit le sac hermétiquement fermé d’une main et l’observa à la lumière. A l’intérieur se bousculaient une espèce de vielle carafe noire éraflée et un morceau de tissu rouge. La jeune femme les contempla avec fascination.
« Bon, on ferait mieux d’y aller, dit Kévin en baillant. Déjà que j’ai pas le droit d’être ici à cette heure, si en plus quelqu’un découvre que je t’ai amenée. »
Elle hocha la tête et se dirigea vers la sortie. Kévin recouvrit le corps, éteignit la lumière et la rejoignit.
« On pourrait se prendre une pizza en passant, proposa-t-il. »
En aucune façon il ne remarqua le petit air coupable qu’affichait le visage de Nathalie, ni sa veste déformée par l’objet qu’elle venait d’y dissimuler…



12/11/2006

Triglyphe 2/3

On continue sur l'aventure de Phil... Même système pour les notes de renvoie dans les commentaires.

III


Phil ouvrit la vitrine qui enfermait son dernier trophée (ou plutôt son avant-dernier, à présent) et saisit le morceau de tissu.
Il s’approcha de la lampe au centre de la pièce. Elle était entièrement noire et, bien qu’émoussée et constellée de raillures, elle brillait à la lumière. Elle était un peu plus petite que la normale, semblait-il. Mais surtout, elle était superbe. Et de toute évidence très ancienne.
Phil regretta que le couvercle de l’objet soit absent, et espéra que cela n’aurait aucune incidence. Comme à chacune des soixante-seize précédentes tentatives, l’homme tremblait de tous ses membres.
Des perles de sueur dégoulinaient de son front alors qu’il voyait sa silhouette grossir dans le reflet de la lampe.
Enfin, il prit son courage et l’objet à deux mains, et le frotta doucement avec la soie.
Il ferma les yeux…
Quand il les ouvrit à nouveau, il ne s’était strictement rien passé. Ou plutôt si, entre temps, une autre vague d’espoir avait quitté l’océan de son esprit. Mais il ne baisserait pas les bras. Pas après tout ce temps.
Il plia l’étoffe en quatre, la posa sur la lampe, qui rejoigint les autres dans une des vitrines. Puis il éteignit la lumière et quitta la pièce.
Il n’avait pas faim mais il engloutit tout de même les restes de son repas de midi, et, entre deux larmes discrètes, décida d’aller se coucher.

IV


Il existe un instant, coincé entre l’état de veille et le sommeil paradoxal, où votre esprit s’échappe. Où vous êtes juste assez conscient pour vous rendre compte que vous ne l’êtes presque plus. Vous vous rappelez votre journée, vous pensez à quelque chose, à quelqu’un (comme par exemple à Sabine, de la compta) et vous avez d’un coup l’impression, tout en vous sachant allongé dans votre lit, d’assister à un film qui défile, hors de votre contrôle.
Ce fut cet instant que choisit la créature pour apparaître à Phil.
Dans son « presque-rêve », Phil humiliait Jacques, en pleine pause–café, en lui faisant remarquer que son humour serait franchement meilleur s’il songeait à rendre drôles ses histoires (1). Sabine, près du distributeur de gâteaux, le dévorait des yeux. Puis elle s’approcha de lui et…
Et tout devint blanc. Phil était en pyjama, seul, dans un décor brumeux et totalement désert. Il plissa les yeux en voyant au loin une silhouette se dessiner. Il s’avançat à sa rencontre.
C’était une femme. Du moins de loin. Des cheveux étaient longs, lisses, et noirs comme la nuit, tranchant terriblement avec l’ambiance neigeuse du…décor, dirons-nous…
Bien qu’il n’en connût pas l’exacte signification, l’adjectif diaphane venait immédiatement à l’esprit de Phil. Sa peau était si pâle que des réseaux de veines bleues se dessinaient sur tout son visage et son corps blanc.
Corps qu’elle avait entièrement nu, d’ailleurs. Malgré les marques sinueuses qui parcouraient l’être, l’entrejambe de Phil se chargea de lui rappeler qu’il s’agissait là d’une superbe, superbe femme. Et que cela faisait bien longtemps qu’il n’en avait vu une dévétue (si l’on excepte bien entendu celles qui figuraient dans les pages de ses revues coquines (2)).
Arrivée à quelques pas de lui, elle lui adressa la parole.
« Bonsoir, Phil, dit calmement l’apparition.
- Bonsoir, répondit Phil (ou plutôt voulut-il répondre, puisque cela donna plutôt : Bnrrr…) . »
Il regarda autour de lui, et hasarda un :
« Je suis en train de réver, c’est ça ?
- Pas tout à fait, tu en es à la toute limite. C’est pourquoi tu dois te calmer. Si tu reviens à toi, ce sera trop tard . »
Sa voix avait quelque chose d’envoûtant, et de dérangeant, aussi.
« Trop tard pour quoi ? répartit Phil en tentant de ne fixer que ses pieds. Et puis vous êtes qui, d’abord ? »
Une main froide saisit son menton. Leurs regards se croisèrent.
« Tu sais bien, Phil… je suis l’esprit de la lampe. Je suis ici car tu m’y as invoquée. Et je pourrai satisfaire un de tes vœux, quel qu’il soit.
- Un seul ? pourquoi un seul ?
- L’état de semi-torpeur dans lequel tu te trouves est très difficile à atteindre pour un être humain. Ce soir je t’ai aidé à y accéder, mais aucun homme ne peut y parvenir plus d’une fois dans son existence. »
Phil hocha la tête.
« Sais-tu quel sera ton souhait ? »
Evidemment qu’il le savait. En vingt-sept ans, inutile de vous dire que Phil avait imaginé des milliers de fois cet instant et ce qu’il y ferait (même s’il fallait l’avouer, il ne l’avait pas vraiment imaginé ainsi…).
Impossible de faire un souhait trop direct. Pas question d’un « je veux être beau ». la beauté est tout ce qu’il y a de plus relatif, et le fait que de jeunes japonaises s’extasient devant des lutteurs de sumotori le confirmait à Phil. Il ne pouvait pas demander à être mince, ou même à indiquer son poids souhaité, car son corps ne supporterait pas une perte de masse si soudaine. Et il n’avait aucun second vœu pour demander « et à propos, tant qu’on parle souhait, je voudrais survivre à mon premier ».
Non, la solution, il l’avait trouvée. Il lui fallait pouvoir contrôler son poids, maigrir quand il le désirerait. Il lui fallait un signal, auquel son corps réagirait instantanément. Comme un mot. Un mot prononcé. Mais ce mot ne devait pas être trop courant, de sorte que son amaigrissement ne se fasse pas de manière anarchique et incontrôlée.
Alors, par un après-midi d’hiver, il avait ouvert un dictionnaire, et après avoir tourné quelques pages, il était tombé sur le mot Triglyphe. La définition exacte en était :

Triglyphe. n.m. Ornement de la frise dorique, composé de trois canelures.

Même en le relisant plusieurs fois, cela ne signifiait toujours rien pour Phil, si ce n’est un vague terme d’architecture. Ce mot était parfait. Triglyphe…
Phil se lança.
« Mon vœu est qu’à chaque fois que je proncerai le mot « Triglyphe », je perde un kilo. »
Le génie le regarda en silence, sans bouger.
Au bout de ce qui passait dans cet univers pour quelques minutes, Phil se demanda franchement s’il ne l’avait pas cassée.
« Heu… commença-t-il.
- Est-ce la ton vœu ? demanda calmement la femme.
- …oui. »
A ce mot, elle s’approcha lentement de lui, l’entoura de ses bras nus et l’embrassa à pleine bouche.
Puis elle disparut.
Et Phil s’endormit.


Suite et fin bientôt...


12/07/2006

Triglyphe 1/3

L'histoire qui suit a une ambiance résolument différente des autres. je voulais quelque chose entre le conte macabre des "contes de la crypte" et le ton décalé de Terry Pratchett et son "disque-monde". Voilà ce que ça donne... Il y a de nombreuses notes de bas de pages, je l'ai ai mises dans le premier commentaire, que vous pourrez lire simultanément vu que c'est une pop-up. En espérant que ça vous fera sourire...

I


Certaines personnes, afin d’impressionner leurs pairs, leur présentent leur équipement audio-visuel dernier cri, leur voiture tout-terrain ou leur salle de bain avec sauna et jacuzzi intégrés. Phil n’était pas de ces gens-là. Phil appartenait plutôt à ce groupe (à l’éffectif ô combien plus restreint) qui préfèrent faire étalage de leur collection de lampes à huile anciennes.
« Wao, et t’en as combien ? lança une voix derrière lui. »
Cette voix , c’était celle de Jacques, un de ses collègues de bureau. Phil avait évoqué sa collection, et Jacques avait insisté lourdement pour venir la voir chez lui. Pour être tout à fait franc, Phil espérait capter l’attention de Sabine, de la compta, mais ce furent les oreilles de Jacques qui s’interposèrent. Par politesse, et surtout parcequ’il lui manque la dose nécessaire d’improvisation pour inventer rapidement une excuse crédible, Phil n’avait pu refuser.
« Soixante-seize, répondit-il séchement.
- Hé bé… Hé, t’as déjà essayé d’en frotter, pour voir si un génie en sortirait pas. Tu sais, comme dans le dessin animé ? »
Phil sourit péniblement et regarda sa montre de la façon la plus discrète possible (1). Les plis de son front se marquèrent à mesure qu’il cherchait un prétexte pour jeter Jacques dehors. Ce dernier continuait à contempler les lampes, à l’abri dans leurs vitrines. Il s’arrêta devant l’une d’elles, qu’un morceau de tissu plié en quatre recouvrait.
« Moi, ça me rappelle une blague, poursuivit Jacques. C’est un gars qui en trouve une dans la rue. Il la frotte, et pouf, de la fumée, et paf, de la lumière et un génie en sort. »
Phil leva les yeux au ciel. Il redoutait ce moment depuis qu’il était rentré chez lui. Evidemment que cela rappelait une blague à Jacques. Tout rappelait une blague à Jacques. Les actualités, le boulot, la machine à café, la blague de quelqu’un d’autre ou même celle qu’il finit de raconter. Phil se dirigea vers le salon et se rendit compte avec horreur que son collègue quittait la petite chambre des lampes pour le suivre.
« Alors, le génie lui dit qu’il a le droit qu’à un vœu, à cause que…Ha, je le savais, mais j’ai oublié. Alors il demande au génie de faire un pont entre Paris, parce que l’histoire se passe à Paris, et New York, parcequ’il a toujours voulu visiter New York mais il a peur de l’avion et du bateau. »
Phil, qui n’écoutait plus depuis le sixième mot environ, prit ses clefs de boîte aux lettres et sortit devant chez lui pour chercher son courrier. Jacques le suivait toujours. Bon, au moins, ça le rapprochait de la sortie.
« Alors le génie lui dit : Non, tu te rends pas compte du boulot que c’est… Va falloir faire venir des ouvriers, les loger, commander le béton, faire les fondations dans l’eau, et tout… Non, non, c’est trop compliqué, demande-moi un truc plus petit. »
Des factures, des factures, une lettre de sa mère, encore des factures…
« Et là, le gars lui dit : Bon ça fait trois mariages que je foire, et à chaque fois mes femmes sont parties parcequ’elles disaient que je les comprenait pas. Alors voilà, je veux savoir pourquoi les femmes pleurent, pourquoi elles rient… En gros, je veux pouvoir comprendre les femmes. »
Deux ou trois factures de plus. A la longue, Phil en était arrivé à la conclusion que l’ennemi naturel de l’être humain n’était pas le virus ou le moustique comme l’affirmaient les spécialistes, mais bien les factures (2). Comme les virus, elles se multiplient et font même des petits (la facture téléphone engendre la facture internet, la taxe d’habitation donnait vie à la redevance télé…)(3).
« Et là, le génie lui dit : Euh, ton pont, tu le veux à combien de voies ? »
Jacques éclata de rire. Phil, lui, rit machinalement, comprenant que l’histoire était terminée. Son rire s’arrêta net quand ses mains triant le courrier tombèrent sur un avis de passage du facteur. Il ne l’attendait pas si tôt. Il jeta à nouveau un œil sur sa montre. 16 H 20. Il avait encore le temps de se rendre à la poste retirer son colis. Jacques continuait de rire tout seul.
« T’as compris, mon gr…euh, mon vieux ? A combien de voies, le pont ! Ah, je l’adore celle-là…
- Ouais, moi aussi, mentit Phil. Bon, là, va falloir m’excuser, mais j’ai une course à faire. On se voit demain, au boulot.
- Attends, j’en connais une autre. Tu la connais peut-être, c’est celle du génie un peu sourd qui donne à un type un billard d’euros et une grosse mite ! »
Mais Phil avait déjà fermé la porte. Le monde entier devint soudainement plus calme. Il attendit un moment, puis regarda par la petite fenêtre près de l’entrée. Ouf, son collègue était parti. Il se hâta de poser son courrier et d’enfiler sa veste. L’avis de passage en main, il sortit de chez lui en claquant la porte.

II


Plus que toute autre chose, Phil détestait sortir. Il sentait à chacun de ses pas les regards posés sur lui, et il le supportait de plus en plus difficilement.
Il pesait cent cinquante-deux kilos. Et si parfois il lui arrivait pendant quelques minutes d’oublier son poids, tous ces regards le lui rappelaient immédiatement.
Cent cinquante-deux kilos. Et derrière chacun de ces kilos se cachaient autant de railleries et d’humiliations. De chansons criées par des gamins faisant la ronde autour de lui dans la cour d’école lorsqu’il était enfant, aux fous-rires entendus derrière une porte au travail et qui s’arrêtaient brusquement quand il entrait dans la pièce.
Il était de ceux qui ignoraient simplement ce que signifiait « être mince ». Depuis sa plus tendre enfance (mais il ne s’agit là que d’une expression), il avait toujours été en surpoids. Evidemment, ses parents et lui avaient tout essayé. Toutes les sortes de régime y étaient passées(4), ainsi que les cures, le sport, l’acupuncture ou même l’hypnose… Cela ne marchait jamais plus de deux semaines, puis il se remettait à manger en cachette. Il ne pouvait pas s’en empêcher, c’était plus fort que lui.
Pour ses seize ans, ses parents et lui passèrent une semaine en égypte. C ‘est là qu’il la vit. Au fond de l’établi d’un marchand ambulant, dans les rues du Caire, il vit sa première lampe à huile. En la contemplant, il se rappela de l’histoire d’Aladdin, et décréta que ce n’était peut-être pas qu’une légende. Après tout, plusieurs mythes sont bâtis à partir de faits réels. On dit des dieux grecs que leurs exploits littéraires relataient exagérément ceux de héros, bien vivants, qui avaient régné en Sicile des siècles durant. Platon lui-même avait décrit la disparition de l’atlantide, happée par les flots, et si Phil était sûr d’une chose, c’était que Platon ne pouvait parler que de choses sérieuses et vérifiées(5).
Il y avait de toute évidence un fond de vérité dans ce conte, il en avait la certitude. C’était une de ces idées qui vous assaillent quand vous avez seize ans, mais celle-ci fut particulièrement tenace.
Il fit acheter la lampe à ses parents, et une fois arrivé dans sa chambre d’hôtel, il la frotta vigoureusement de la paume de sa main pendant plusieurs minutes. Cela n’eut aucun effet, bien entendu. Mais il ne se découragea pas pour autant, bien au contraire.
Pendant les vingt-sept années qui suivirent, il accumula inlassablement les recherches et les voyages pour forger sa collection. Cela lui coûta une fortune, mais il tenait peut-être la clef qui ferait tomber ses complexes. Qui lui permettrait de ne plus avoir honte. De ne plus se détester. D’être mince. Ou du moins normal.
C’est tout ce qu’il souhaitait. Aux autres, la gloire, l’or, les femmes…Il ne voulait rien de tout cela. Il n’aspirait qu’à la banalité de pouvoir un matin sourire à son reflet dans le miroir de sa salle de bain…
Il choisit des études de commerce, et une fois son diplôme en main, il se démena pour emménager près de son lieu de travail(6). Montre en main, il lui fallait un peu plus de six minutes pour s’y rendre. Cela l’obligeait à s’exposer au public, mais cela lui épargnait également d’investir dans un véhicule, et ainsi d’économiser pour ses voyages, ses acquisitions et ses recherches.
Ses recherches…
Il avait évidemment commencé par se documenter sur Aladdin et la lampe merveilleuse.
Aladdin était le fils paresseux d’un pauvre tailleur. Comme tout adolescent paresseux, il révait de fortune, de célébrité et de femmes faciles tout en n’ayant pas à quitter son lit (ce conte avait quelque chose d’intemporel). Il fit la rencontre d’un vil magicien qui parvint à le convaincre d’aller quérir une lampe merveilleuse dans une sombre caverne. Aladdin s’exécuta mais la grotte s’effondra sur lui. Enfermé et voué à une mort certaine, il frotta la lampe entre ses mains… et fit apparaître un génie capable de satisfaire trois de ses vœux.
Suite à cela, Aladdin devint comme il le désirait riche et épousa la fille du roi. Après de multiples aventures, il succéda au Sultan sur le trône.
En poussant plus loin ses investigations, Phil sécouvrit qu’il s’agissait d’Antoine Galand, auteur au XVIIe siècle de la traduction européenne des Milles et une nuits, qui y intégra Aladdin et la lampe merveilleuse. Il fut longtemps soupçonné d’en être l’unique auteur, et il fallut attendre le XIXe siècle pour retrouver la version originale du conte, dans un recueil oriental. Phil, après avoir investi des moyens colossaux(7), réussit à se le procurer. Le livre ne lui apprit hélas pas grand chose de plus. L’origine du conte étant incertaine, il multiplia les séjours vers la Syrie, qui semblait la plus prometteuse, puis vers plusieurs autres pays du moyen-orient, mais en vain. Il y acheta tout de même plusieurs lampes, dont certaines avaient assurément leur place dans un musée, mais aucune d’elles ne donna de résultats.
Plus tard, il fit une découverte salvatrice. Le père d’Aladdin, le tailleur, se trouvait être chinois dans une version du conte… Se pouvait-il alors que cette légende provienne de Chine ?
Il apprit des rudiments de chinois, prit contact avec l’ambassade française de Pékin, et continua d’entasser sa documentation, s’arrêtant par moments afin d’acquérir des pièces rares sur des sites d’enchères (qui se révélèrent à leur tour sans intérêt).
Il eut deux autres révélations ; la première était que, bien que l’origine de la légende du génie de la lampe restait un mystère, les chinois l’attribuaient aux arabes et les arabes aux chinois, comme si aucun d’eux ne voulait revendiquer son appartenance. La seconde révélation, il la lut dans un vieux recueil de contes asiatiques, dans laquelle un sorcier, bien que personnage de second plan, usait d’une lampe magique en la frottant avec un morceau de soie de chine. D’autres textes anciens corroborèrent ce détail. Après tout cela semblait assez logique, on pouvait voir cela comme une système de protection. N’importe quel imbécile tenant par pur hasard LA bonne lampe pouvait l’activer. Alors que là, il fallait connaître ce secret, et mériter de ce fait ses pouvoirs .
Alors, afin d’être absolument sûr de sa provenance et de son authenticité, Phil se rendit lui-même à Khoatan, au sud du désert de Taklamakan, cette ville chinoise n’étant rien de moins que l’épicentre de la Route de la soie. Il s’y procura une belle pièce de soie rouge véritable.
Une fois rentré chez lui, il l’utilisa sur toutes ses lampes (cinquante-quatre à l’époque), sans succès. Depuis, il prit pour habitude de laisser l’étoffe pliée sur la dernière lampe testée.
Onze ans de plus passèrent avec la lenteur qu’impose habituellement une vie de solitude, d’absence de loisirs (trop chers) et de plaisirs (trop…inaccessibles). Puis il y eut ce soir-là, ou il lut sur son écran d’ordinateur un message sur un forum chinois qu’il fréquentait. Un internaute, au courant de sa passion, lui rapporta qu’il avait surpris lors d’une promenade près des rizières du bassin de Chiang Jian, une vieille femme jeter avec colère un objet dans un court d’eau. Poussé par sa curiosité, il attendit d’être seul puis alla dans le ruisseau découvrir ce qui avait pu provoquer de si grands cris. Il y trouva une vielle lampe à huile qu’il se proposait, moyennant quelque finance (connaissance de forum sur internet ne signifiant en aucun cas ami) d’envoyer à Phil, qui s’empressa d’accepter.
C’était cette lampe que Phil, de retour du bureau de poste, posa avec la plus grande précaution sur la petite table qui se dressait au milieu de la chambre qui abritait sa collection.

à suivre...


12/04/2006

Le super-héros

Ma troisième nouvelle, et la deuxième sur le thème de l'imagination. J'ai un avis mitigé sur celle-ci, je pense que je ne la réécrirais pas de la même manière aujourd'hui. Mais bon, le but de ce site étant de les livrer telles qu'elles ont été écrites, et dans l'ordre qui plus est...

Si je ferme les yeux…
Si je ferme les yeux, je peux courir plus vite que le vent. Je peux courir si vite que votre attention ne parviendrait jamais à se fixer sur moi. Je peux parcourir des kilomètres sans les voir défiler, sans jamais fatiguer. Aucun véhicule ne peut rivaliser avec ma vitesse. Je suis au-delà de la vitesse.
Si je ferme les yeux…
Ma force est sans égale. Je peux soulever dix hommes, pendant plusieurs heures, sans sourciller, sans vaciller. De mes poings nus, je peux abattre un mur de briques, une maison, un immeuble (je l’ai déjà fait). Je tords l’acier aussi facilement que vous déchirez une feuille de papier. Du tranchant de ma main je peux abattre un arbre, et mon seul index suffit à le retenir dans sa chute.
Je suis invulnérable. Je veux dire réellement invulnérable. Rien ne peut entamer mon corps invincible. La plus fine et résistante des lames se brise sur ma peau, les balles de revolver ricochent sur moi et les incendies les plus meurtriers me laissent insensible. Je ne crains ni le chaud, ni le froid, ni la privation d’air.
Et si je me concentre vraiment, si je ferme mes paupières très fort, à m’en faire mal… alors je peux voler.
Mes pieds quittent le sol et je rejoins les nuages. Je survole les villes et les plus hauts édifices, à la vitesse de mes pensées. Je peux voler si haut que je peux voir mon ombre s’imprimer sur une mer de nuages, lisse et parfaite. Je peux voler plus haut. Plus haut que le ciel, jusqu’à côtoyer les étoiles de l’espace infini (je n’y reste jamais longtemps).

Je peux faire tout cela, et tant d’autres choses encore. Et je le fais. Pour vous. J’utilise ces pouvoirs pour vous aider, vous rendre la vie meilleure, plus juste. Beaucoup m’ont demandé pourquoi je ne m’en servais pas pour assouvir mes propres souhaits, mes désirs cachés, en faisant fi de vous tous, nécessiteux ou infortunés… Pourquoi je n’usais pas de ces dons hors du commun afin d’attirer à moi gloire, argent, amours.
Mais à ceux-là je leur réponds : et pourquoi le ferais-je ? Pourquoi vouloir une vie aisée et oisive lorsque mon corps ne demande ni nourriture ni repos ? Pourquoi s’abandonner au luxe et au confort quand on a goûté au plaisir extatique de défier la gravité ? Pourquoi chercher l’amour dans des bras de femmes quand je lis dans vos yeux celui que vous me portez lorsque je vole à votre secours ?
Je n’ai pas besoin de tout cela, alors je me rends utile, avec mes moyens. En sauvant un enfant imprudent manquant de se noyer. En évacuant par la voie des airs les derniers occupants d’une bâtisse en flammes. En livrant aux autorités des malhonnêtes, des voleurs, des tueurs…
Bien sûr j’ai attiré les regards. Nulle part ailleurs que dans les livres pour enfants vous n’aviez vu un être pareil, capable de tous ces exploits. Il y a eu des articles sur mon compte, des émissions.
Mais contrairement aux héros de papier, je n’ai pas besoin de costume. Je n’en ai pas vraiment l’utilité. Aussi étrange que cela paraisse, on me confond rarement avec un autre lorsque j’atterris dans une rue ou quand j’arrête un véhicule fou par la seule force de mes bras.
De même je n’ai ni repères secrets, ni majordome aux petits soins. A quoi me serviraient-ils ? Je n’ai pas d’acolyte bondissant et enthousiaste, prêt à user d’un humour navrant et à prendre les coups pour moi.
Je n’ai pas de surnom ridicule, fait de superlatifs ou de noms d’animaux mystérieux et je remercie la providence que ni vous ni vos médias n’aient eu l’idée de m’en affubler. Lorsque vous parlez de mes haut-faits, vous m’appelez Lui, Le Héros ou Le Miracle.
Mais ce que vous ignorez, c’est que comme ces héros de pulps et de comic-books, je possède une identité secrète. Mais il s’agit là plus d’une contrainte que d’un « dernier rempart pour une vie normale et anonyme ». Pour tout vous dire, j’ai un autre corps, et celui qui figure à la une des journaux n’est pas celui dans lequel j’ai vu le jour.
Je sais précisément quand ces dons sont apparus. Il n’y a pas eu d’accident scientifique, d’irradiation cosmique ou d’altération des mes gênes. Je ne viens pas d’une galaxie lointaine.
Je me suis simplement rendu compte, un jour, qu’en fermant les yeux et en oubliant le plus possible mon corps originel, je pouvais en matérialiser un second, capable de tout ce que mon imagination lui autorisait. Soulever des voitures et voler parmi les oiseaux devient la plus aisée des tâches lorsque le moyen d’y parvenir est de s’en savoir capable.
Bien sûr, je n’y suis pas arrivé immédiatement. Il m’a fallu des mois pour imaginer mes exploits dans les moindres détails et parfaire alors mes dons.
En y réfléchissant bien, je crois que cette autre moi m’est apparu un ou deux ans après l’accident. Après cet accident qui m’a valu d’être cloué dans ce lit, bardé de câbles me reliant à ces machines bruyantes et à ma seule nourriture liquide. Cet accident qui m’a enfermé à vie dans ce corps insensible et immobile, et dont seules mes paupières répondent à ma volonté. Cette prison charnelle dont la seule évasion est de fermer les yeux et de renaître ailleurs dans mon corps surhumain.
Hélas, cette évasion est éphémère et fragile. Il suffit qu’un de ces engins qui me maintienne en vie émette un bip plus bruyant qu’à l’accoutumée, ou qu’une infirmière me réveille en venant nettoyer mes souillures incontrôlées pour que se brise ce mince fil qui relie mes deux corps. Pour que je me souvienne que je suis dans cette chambre d’hôpital, et que s’évanouisse mon alter-ego miraculeux.
Je sais ce que vous pensez. Vous vous dites que je me suis imaginé tout cela afin de me créer une illusion de liberté. Que rien de tout cela n’est vrai, sinon dans ma folie. C’est ce que je croyais moi aussi au début. Puis, un jour ou quelque parent ou ami avait oublié d’éteindre la télévision après m’avoir rendu visite, je m’y suis vu flottant au-dessus des toits, acclamé par la foule. C’était une de mes premières apparitions et ces images tournaient en boucle sur toutes les chaînes. J’ai su alors que ce n’était pas dans mes songes mais bien dans le monde réel que se produisait mon double invincible…
Mais aujourd’hui j’ai peur. J’ai peur de retourner dans mon corps paralytique car cela fait plusieurs jours qu’il est plongé dans un profond coma. Plus le temps passe et plus les spécialistes désespèrent de m’en voir ressortir.
Pourquoi avoir peur me direz-vous ? Plus d’inquiétude à avoir quant à un retour impromptu à l’immobilisme alors que je suis en plein vol. Je suis bel et bien ce héros médiatique à présent, et uniquement lui.
Mais si quelqu’un, las de me voir inanimé, décide de couper mon respirateur, ou si je m’échappe enfin de ce coma, mais pas du côté espéré…Si je meurs…Alors qui protégera les malchanceux et accidentés ? Qui sauvera la vie des innocents en danger ? Qui viendra au secours des victimes d’actes criminels ?
Mais qui sait… Peut-être que si mon corps malade passe de vie à trépas, je resterai à tout jamais dans ce monde. Que le destin me permettra de vivre pour toujours cette vie de surhomme, sans attaches, sans contraintes. Que je resterai là parmi vous, ou plutôt au-dessus de vous, pour veiller à votre sécurité, prêt à vous secourir au moindre danger…
Mais j’en doute.


11/30/2006

Le concert de sa vie

Ma deuxième nouvelle. Cette histoire a été finaliste lors du concours "La Nouvelle en 1000 mots" de Fréjus, dont le thème était "Passions partagées".

Il était juste là, devant lui.
Il frotta ses yeux pour s’en assurer. Oui, le piano était bien là. Un piano à queue, en parfait état. Sans se poser plus de questions, il se fabriqua un siège de fortune en rassemblant briques et pierres gisant aux alentours, puis s’assit devant. Les questions viendraient plus tard. Il souleva le clapet qui découvrit une rangée de touches blanches et noires. Y avait-il plus beau spectacle au monde ?
Comme poussées par une volonté propre, ses mains parcoururent le clavier sans le toucher, juste en le frôlant. Il poussa une touche au hasard. La note vibra alors et occupa tout l’espace. A ce son, ses yeux se fermèrent machinalement. Il sourit en se disant qu’un fumeur privé trop longtemps de son vice devait ressentir la même chose en tirant une bouffée d’une cigarette trop longuement espérée.
Il retira ses gants. Le froid ne comptait plus. Puis il se mit à jouer. La ballade numéro un en sol mineur de Chopin conviendrait parfaitement. Il pensait que ces longs mois passés sans jouer l’émousseraient, mais à mesure que ses mains filaient, il nota que ses réflexes étaient toujours là. Comme lui, ils avaient attendu leur heure, patiemment. Alors qu’il terminait l’introduction, il se dit que son Dieu avait exaucé ses souhaits. Comment l’interpréter autrement ? Hier soir à peine, il avait prié pour que cet instant arrive. Mais il secoua la tête en se rappelant qu’il avait fait cette prière tous les soirs depuis qu’il était ici…
En entamant la deuxième partie « Moderato » de la ballade, il vit ses mains devenir floues. Il en comprit la raison lorsqu’une larme s’écrasa sur une touche. Il pleurait, tout simplement. Des torrents brûlants ruisselaient véritablement le long de ses joues. Il se sentit ridicule sans trop savoir pourquoi. Après tout, quoi de plus normal que de pleurer en de telles retrouvailles ? Les sons continuaient à fuser, et il se surprit à avoir très chaud. Une boule ardente allait grandissant au fond de son estomac, lui faisant oublier le froid, la faim, la douleur. La peur aussi.
Le second thème, plus calme que le premier, commença à s’animer progressivement. Il leva la tête et vit des silhouettes noires. Il en fut si surpris qu’il en rata un accord. Puis il comprit pourquoi il se sentait honteux de pleurer. Il avait tout simplement oublié que huit personnes l’accompagnaient quand il avait trouvé ce piano, et l’écoutaient à présent, près de lui. Ils ne disaient rien. Certains regardaient avec étonnement les mains du pianiste courir sur les touches, avec une rapidité telle qu’elles en disparaissaient presque. D’autres fermaient les yeux, afin de mieux s’imaginer en d’autres lieux, certainement. Qui pouvait savoir où vagabondaient leurs esprits ? D’autres encore, touchés par la tristesse de la mélodie, baissaient la tête pour cacher leurs larmes. Eux aussi avaient du voir leurs inconscients s’évader, mais le retour à la réalité devait être brutal. Quelles que soient leurs réactions, il sentait son auditoire vibrer au son de la musique, alors qu’ils n’y comprenaient certainement rien. Ils avaient tous posé leurs armes, et se tenaient debout, formant une ligne parfaite, juste à côté de l’instrument.
Quel étrange tableau, pensa-t-il alors que le deuxième thème allait crescendo. Pour public, il avait huit soldats allemands en piteux états, envoyés avec lui en patrouille de reconnaissance. Ils étaient affamés et malades. La fatigue creusait des sillons sous leurs yeux et marquait leurs visages perdus sous des barbes broussailleuses. Mais plus que leurs blessures, c’était leur désespoir qu’on lisait dans leurs silhouettes déformées. Aucun d’entre eux n’avait voulu de cette guerre. Aucun d’eux ne voulait être ici. Mais il eut l’impression (mais était-ce de la vanité ?) que ce désespoir s’effaçait au gré de la musique. Que son art leur ôtait un poids, une douleur. Mais ce n’était peut-être qu’une illusion… Il avait une grande avenue pour salle de concert. Et il commençait à y neiger. Il n’avait jamais imaginé que Stalingrad offrirait une si belle acoustique. Autour d’eux, des ruines, autrefois des immeubles, se dressaient maladroitement. Le piano devait se trouver dans l’un de ces bâtiments et des pillards, surpris dans leur forfait, l’avaient abandonné au beau milieu de la rue. À moins que des soldats russes l’eussent pris en pitié et sauvé des décombres. Cela importait peu, finalement.
Il amorça un passage plus apaisant, tranchant avec la tension générale de l’œuvre et continua d’explorer de ses yeux la salle de concert. Trois édifices avaient été épargnés du dynamitage. Ils étaient fissurés et certains pans de mur gisaient à leurs pieds, mais ils tenaient encore debout, tels trois auditeurs supplémentaires. Les notes se firent plus graves. Il plissa les yeux vers l’un des immeubles, celui qui était en face de lui. Quelque chose avait bougé dans l’une des fenêtres. Il chassa les quelques larmes qui lui brouillaient encore la vue et regarda de nouveau. Il ne s’étonna qu’à moitié d’y voir un soldat russe. Il devait être là depuis un moment. La musique n’est pas une discipline des plus discrètes. Il fouilla la façade du regard. Il en vit deux autres, sur le toit. Trois de plus étaient au dernier étage du bâtiment voisin et cinq sur le dernier. Tous étaient équipés de fusils snipers pointés vers les soldats allemands. Ils ne tiraient pas et n’avaient pas l’air d’en avoir l’intention. Du moins pas tout de suite. Ils attendaient la fin de la ballade. Le pianiste lança un regard à un de ses compagnons d’armes près de lui. Ce dernier hocha la tête pour lui faire comprendre qu’ils les avaient tous vus, puis reprit sa contemplation du piano. Cela devait lui sembler plus important. Il sut alors que tout se terminerait en même temps que son concert.
Il entama la conclusion de la ballade. Ses doigts semblaient jongler avec la musique, ils la domptaient littéralement. Quelle sensation grisante que d’être emporté par cet air tumultueux, et de réussir à inviter au voyage un public de la sorte. Il croisa une dernière fois le regard des huit hommes près de lui. Ce qu’il y lut était un profond soulagement mêlé de gratitude. Du soulagement et un sentiment unique de liberté.
Et, alors que les dernières notes résonnèrent dans les rues de Stalingrad, un des Russes se leva et applaudit. Puis il épaula son fusil.

11/28/2006

Iffrit 2/2

Suite et fin de cette nouvelle.

J'imaginais bien que cela finirait par arriver, mais je pensais que vous auriez essayé d'en discuter avec lui auparavant. Alors quand il est sorti de la voiture et qu'il a vu le mot "Psychologue" sur la plaque à l'entrée, il n'a pas pu s'empêcher de me regarder avec des yeux étonnés. J'imagine que cet acte vous a persuadé que vous aviez eu là une bonne idée... Le plus drôle reste que cette idée ne vous soit pas venue après la mort de Franck, ni même quand Eric réveillait la maison après ses horribles rêves, mais à cause de moi.
J'avoue qu'au début, ces consultations nous amusaient. Eric écoutait religieusement ce psy, lui disait ce qu'il voulait entendre, tandis que moi, de l'autre côté de la pièce, lançait des remarques et des moqueries en réponse à toutes ses conclusions. Le défi était de faire en sorte de retenir nos fous rires. Et je me dois d'avouer que même si le ton de cette lettre ne le laisse pas entrevoir, je peux me vanter de posséder un sens de l'humour assez dévastateur.
Bref, ces séances n'étaient rien de plus qu'une perte de temps pour nous, et nous continuions à vivre nos vies de reclus psychopathes sans aucun complexe.
Eric est ensuite rentré au lycée, certes de justesse, mais il y est quand même parvenu. Je pense y être pour quelque chose et j'étais alors très fier de notre réussite. Mais cette nouvelle vie marqua un très net changement dans notre relation...
Au lycée, personne n'a d'ami imaginaire, et les apparences y sont extrêmement importantes. Alors, bien que nous continuions à nous parler constamment, nous nous arrangions pour le faire discrètement, sans être vus... Et si jamais quelqu'un le surprenait dans la rue en train de me parler, il répondait simplement qu'il chantait.
Comme vous l'aviez placé en internat, les occasions de rester seuls tous les deux furent rares. Alors nous rattrapions le temps perdu quand nous rentrions à la maison. Au début nous nous racontions de tout ce que nous n'avions pas pu partager dans la semaine, en prenant bien garde que vous ne le remarquiez pas. Puis au fur et à mesure que s'écoulaient les semaines, nous parlions de moins en moins.
Eric était en échec scolaire. Il ne voulait évidemment pas travailler une fois rentrés en week-end, et abandonnait très vite sans que je n'y puisse rien faire lorsque nous étions au lycée. Nous savions que nous étions de moins en moins proches mais j'imagine que nous nous figurions que cela allait passer.
Les séances de psy n'arrangeaient rien. D'amusantes elles sont devenues ennuyeuses pour finalement devenir sources de problèmes. Notre manque de communication ne s'arrêtant plus uniquement à la sphère lycéenne, Eric se confiait de plus en plus sérieusement. Il m'a demandé un jour de ne plus y assister, ce que j'ai fait sans discuter...
Malgré notre détachement, il restait relativement seul. Il n'avait pas plus d'amis qu'avant et n'osait toujours pas approcher les filles. Il avait 18 ans et la vie de perpétuel banni commençait à lui peser.
Chaque Samedi soir, il rentrait des séances de thérapies dans une colère noire. J'avais beau lui demander quelle en était la cause, lui expliquer que ces moments-là devraient au contraire le soulager, il ne me répondait pas. Il passait ensuite le reste de sa soirée avec vous, pour être bien sûr que je ne puisse pas lui parler.
Je vous avoue que ces temps ont été insupportables. Et alors que je croyais que ce ne pourrait pas être pire, la plus mauvaise soirée de ma courte existence arriva. Je me souviens des moindres détails...
Un samedi de Décembre, alors que la nuit tombait, il rentra une fois de plus exténué et ivre de colère. Sans vous dire un mot il est monté se coucher. Je restai près de la fenêtre, comme je le faisais toujours. Au bout d'une dizaine de minutes, une voix parfaitement calme monta de sous la couette.
« Tout est de ta faute. »
Je n'osais rien répondre.
« Si je n'ai pas d'amis, pas de copine, si je m'entends pas avec mes parents, si je rate tout à l?école, continua-t-il, toujours d'un ton monocorde. Tout est de ta faute.
- Pourquoi tu me dis ça ? lui répondis-je, tentant de garder mon calme.
- TAIS-TOI ! »
Puis le silence retomba, il dura juste assez de temps pour que je me rende compte qu'il pleurait. Il avait l'air à bout de nerf, mais je devais en savoir plus.
« Qui t'a dit ça ?
- Qui ? Le psy, mes parents, le monde entier ! Si tu n'avais pas été là tout le temps pour m'assister comme l'attardé que je suis, j'arriverais à m'en sortir tout seul ! «
- Eric, ne crois pas que... «
À ce moment il jeta un coussin dans ma direction. Il ne m'avait pas vraiment visé, et cela ne me toucha pas. Mais cela me blessa tout de même.
« C'est à cause de toi si je suis un loser ! C'est à cause de toi si je me déteste ! »
Je ne savais vraiment plus quoi faire. Il faut que vous me compreniez ? Si j'existais, c'était pour le rendre heureux. Le savoir dans cet état, qui plus est par ma faute...
« Eric, champion... Je sais bien que toi et moi...
- MAIS VAS-TU TE TAIRE ? »
Il ne criait plus, il hurlait. Pendant qu'il s'époumonait à me lancer des injures, j'entendis vos pas fuser dans l'escalier. Si vous veniez, tout était fini.
« Eric, crois-moi, essayais-je de bredouiller dans son vacarme. Jamais de ma vie je n'ai voulu... »
Mais c'était trop tard, la lumière s'est allumée et vous êtes entrés. C'est la dernière fois que nous nous sommes parlés.
Si la vie était un calvaire avant cette nuit-là, les mois suivant furent de véritables supplices. Eric me voyait toujours. Parfois, il me lançait des regards d'une noirceur glaciale pour me le rappeler, puis se complaisait à feindre de ne pas me remarquer à d'autres moments. Comme si je n'existais pas. Comme si je n'avais jamais existé? J'ai essayé de lui parler, de lui arracher quelques mots, quelques regards, mais rien n'y faisait. Le voir ainsi indifférent me mettait hors de moi. Je préférais encore notre dispute et ses insultes...
Puis au bout de quelques mois, j'ai compris qu'il ne me voyait même plus. J'étais devenu transparent à ses yeux. J'étais toujours là, bien sûr (comment pouvait-il en être autrement ?), mais plus pour lui. Un jour, je vous ai entendu parler avec lui, à table. Je vous ai entendu lui demander s’il me voyait toujours. Ce n'est pas sa réponse qui m'a le plus meurtri, mais le sourire satisfait qui l'accompagnait.
Pourtant ce ne furent pas là la fin de ses ennuis... Eric entra lentement dans une profonde dépression. Ses échecs, scolaires et personnels, se multiplièrent. Aux crises de colère s'ajoutèrent des crises de violences... J'étais là quand il vous a frappé ce dimanche où vous le forciez vainement à apprendre un cours par coeur. J'étais encore là quand il a menacé ce psychologue de le tuer s'il continuait à lui poser des questions... J'étais toujours là quand il a dû changer de lycée par deux fois... J'étais là, mais je ne pouvais rien faire. J'étais condamné à voir sa lente décrépitude sans pouvoir réagir.
Quelque part autour de ses 21 ans, Eric décida de ne plus s'alimenter. Cela l'emmena aux urgences plus d'une fois. Vous ne saviez plus quoi faire de lui. Alors qu'il simulait son sommeil dans la chambre d'hôpital, il vous entendait chuchoter, parler de lui comme d'un "poids" que vous devriez traîner toute votre vie. Vous disiez qu'après ce qui était arrivé à Franck, vous ne pourriez pas le supporter. Peut-être étaient-ce ces quelques mots qui le décidèrent de changer les choses ?...
Il est vrai qu'à partir de ce moment-là, tout sembla s'améliorer. Eric recommença à manger, parfois même à sourire. Vous envisagiez même qu'il puisse reprendre sa scolarité, et cesser ces stupides cours par correspondance qu'il ne suivait pas de toute façon.
Oui tout le monde se félicitait de ce retour à la normale. Tous sauf moi. Je savais que cela cachait quelque chose. Et au final, je n’avais pas tort.
Eric est mort cet après-midi.
Il s'est pendu à la poutre de la chambre de Franck. J'imagine que le besoin d'originalité est un paramètre secondaire dans un suicide.
Je me suis rendu compte qu'il préparait sa fin depuis un bout de temps. Il avait attendu patiemment toute la semaine que vous soyez absents tous les deux. Quand il fut sûr que vous ne rentreriez pas avant la nuit tombée, il sortit une corde de sous son matelas. Vous rendez-vous compte ? Une corde sous son matelas ! Même moi, présent presque constamment auprès de lui, j'ignorais l'existence de cette chose !
Vous croyez peut-être que je l'ai laissé faire, que je l'ai regardé se donner la mort sans broncher. J'ai hurlé. Vous comprenez ? J'ai hurlé pour qu'il arrête. J'ai hurlé quand il a fixé la corde, placé la chaise sous la poutre. J'ai hurlé, mais il ne m'entendait pas.
Alors que je croyais que tout était fini, il a levé ses yeux sur moi. Je ne rêvais pas, c'est bien moi qu'il regardait. Cela faisait presque trois ans qu'il m'ignorait, et à présent il me regardait. Ce moment se figea pendant une éternité. Il était là, en face de moi, le soleil baignait la pièce, exactement comme lorsque nous venions jouer et parler ici, des années plus tôt. Et lui me regardait. Et dans ses yeux, j'ai compris ce qu'il voulait que je fasse. Il voulait que j'écrive cette lettre. Que je vous l'écrive. Pour que vous compreniez.
Eric est mort sans un mot, jusqu'au bout il sera resté muet avec moi.
Je comprendrai si vous me tenez pour responsable de tout cela. C'est certainement la vérité. Mais croyez-moi si je vous dis que j'ai toujours été là. C'était peut-être là mon tort, me répondrez-vous. J’ai été là pour toutes les grandes étapes de sa vie. J'ai même été présent pour sa mort.
Je ne sais pas quand vous rentrerez. Je ne verrai sûrement pas votre réaction. D'ici là je ne serai plus là. Je ne sais pas bien ce que je vais devenir, mais croyez-moi quand je vous dis que si l'être que vous aimez plus que vous-même vient à disparaître, votre existence devient pire que tous les enfers imaginables. De toute façon, je crois que je n'ai pas vraiment le choix, mon destin aussi doit être de retourner au néant. Allez savoir, peut-être nous retrouverons-nous, quelque part, lui et moi...
Je vous laisse donc avec ses quelques mots et vous rassure sur le fait que je ne viendrai plus jamais gâcher votre vie,

À jamais,

Iffrit

11/27/2006

Iffrit 1/2

Voici ma toute première nouvelle. Elle marque également le début d'une longue série d'histoires portant sur le thème de l'imagination. Je vous la livre en deux parties.

Chers Monsieur et Madame Patterson,


Je ne savais pas bien comment commencer cette lettre... Mais je viens de me rendre compte en rédigeant l'entête que depuis toutes ces années, vous ne connaissez même pas mon nom. Je me demande alors comment vous deviez me nommer pendant tout ce temps... Le Problème ? L'Ennemi ? Peut-être simplement L'Ami d'Eric ? Je vais donc commencer par me présenter. Je m'appelle Iffrit. C'est Eric qui m'a nommé ainsi. Ne me demandez pas où il a trouvé ce nom, moi-même je ne le sais pas. Je fais partie de sa vie (de votre vie) depuis maintenant près de 16 ans.
16 ans, Je n’y avais jamais vraiment réfléchi, mais je pense qu’on peut dire que c’est mon âge. C’est étrange, peu de gens se souviennent de leur naissance, des premiers instants de leur vie. Je suis certain que personne n’est en mesure de dire quel est son premier souvenir. Moi si. Je me souviens précisément du jour de ma venue au monde et de la première chose que j’y ai vu. C’était Eric, vous vous en doutez.
Je lui suis apparu il y a donc 16 ans. Au début, je n'étais qu'une forme floue qu'il voyait au détour d'une rue, une ombre qui le suivait lorsqu'il était à l'arrière de votre voiture. Quand il entrait dans un bâtiment, dans un magasin, à l'école, dans votre maison, je restais à la porte, dehors. Et je l'attendais. En y repensant, je ne crois pas que je lui faisais peur. C'était plutôt moi qui étais effrayé. Eric avait 7 ans, et j'étais encore plus intimidé par lui qu'il ne l'était par moi.
Au bout de quelques mois j'ai tenté de l'approcher. Sans rien dire. J'étais juste là. Quand il regardait par la fenêtre de la salle de cours, je l'attendais sur la balançoire de l'école. Si l'envie lui prenait de sortir de chez lui pour jouer dans le jardin, j'étais dans la rue, en face, pour lui faire un signe de la main, espérant qu'il me le rendrait. Ça a duré plusieurs mois, mais on peut dire que c'est comme ça que nous nous sommes mutuellement apprivoisés.
Un jour de pluie (un des deux jours qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire), Eric rentrait de l'école en courant, son cartable au-dessus de sa tête dans un vain espoir de la tenir au sec. Je le suivais à distance, comme à mon habitude, en marchant lentement. La pluie ne m'a jamais posé de problème. Comme tout le reste d'ailleurs... Arrivé sur l'allée en pierre menant chez vous, je me suis arrêté. C'était ma limite, vous comprenez ? Lui a monté les marches et, arrivé sur le perron, n'a plus bougé pendant quelques secondes interminables. Puis il s'est retourné, m'a sourit et m'a parlé pour la première fois.
" Allez viens, m'a-t-il dit. Tu vas pas rester sous la pluie, comme ça. Rentre mais essuie-toi les pieds"
Et il est rentré en laissant la porte ouverte. Prenant mon courage à deux mains, je l'ai suivi. Il m'a présenté sa maison, sa chambre, sa vie. Je m'en souviens dans les moindres détails.
" Ça, c'est Logan, mon chat, fais attention, il est teigneux... Là c'est le salon, mais la télé marche pas, le réparateur a dit qu'il passerait hier, mais il a du oublier... Fais attention à cette marche-là, elle tient pas..."
Il m'a montré tous ses jouets, ses dessins, m'a fait visiter toutes les pièces. Non, pas toutes. Il n'a pas voulu me montrer la chambre du fond, vous vous en doutez. Non pas qu'il avait peur d'y entrer. Bien que vous lui ayez interdit, il savait très bien où vous cachiez la clef et profitait de vos absences répétées pour aller y jouer. Mais ce jour-là, je n'étais encore qu'un élément trop récent de sa vie pour mériter d'y pénétrer.
Il ne m'a pas parlé de vous. J'imagine qu'il voulait que vous et moi restions des éléments bien distincts. Qu'il n'y ait aucune interaction. Quand je repense à tout ce qui c'est passé par la suite, à ce qui c'est passé aujourd'hui, j'aurais souhaité que cela reste ainsi.
Depuis ce jour, nous ne nous sommes plus séparés, du moins pendant de longues années. Dès lors, je montais avec lui à l'arrière de votre voiture, je restais avec lui quand il était à l'école, et tous les soirs je l'aidais à faire ses devoirs avant de jouer avec lui. Mais surtout je l'écoutais parler. Je ne m'en lassais jamais. Si vous y aviez prêté attention, vous auriez été étonnés de l'étendu de son imagination. J'en suis la preuve vivante, si l'on peut dire... Mais je ne vous apprends rien.
La nuit, nous continuions à parler, et, quand il tombait de fatigue après m'avoir lu des passages de ses livres préférés, je le veillais pendant qu'il dormait. Je restais assis près de la fenêtre, à le contempler. Je n'ai pas besoin de sommeil, et je voulais être là quand il se réveillait après un cauchemar. Enfin, après LE cauchemar. Vous savez bien de quoi je parle. Bien que vous l'ayez appris des années plus tard et par la bouche d'un spécialiste, vous êtes parfaitement au courant que ce rêve hantait pratiquement toutes ses nuits. Il se réveillait en pleurs, et, les lendemains de ces songes maudits, ne parlait pas pendant plusieurs heures.
Je souffrais de le voir ainsi... Et un après-midi de plus où nous étions seuls dans la maison, agacé par toutes mes questions, il a fini par me prendre par la main et m'emmener devant la porte de la chambre du fond, celle ou depuis un an je n'avais pas le droit d'entrer. Il sortit la clef de sa poche (au début il la remettait dans votre cachette, mais il s'est vite rendu compte qu'avec tous vos efforts pour oublier cet objet, vous ne vous étiez même plus rendu compte de son absence), et ouvrit en grand.
" C'est la chambre de Franck, mon frère. Il jouait au foot. Ça c'est les trophées qu'il a gagné à l'école. Là c'est ses posters de films. Il aimait les films. "
Il m'a fait visiter toute la chambre. C'est peut-être une fausse impression, mais il m'a semblé que ça avait duré plus de temps encore que la visite de la maison entière. Puis nous sommes arrivés au fond de la chambre, près de la fenêtre, et il a tendu le doigt vers le plafond.
" Là, c'est la poutre ou je l'ai trouvé pendu, il y a deux ans. C'est moi qui l'ai décroché. Maman m'a grondé pour ça. Elle m'a dit que j'aurais dû l'appeler au travail de suite, mais je pouvais pas le laisser là-haut. "
Nous sommes restés longtemps à regarder cette poutre, sans rien dire. Puis nous nous sommes assis par terre, et il m’a parlé de Franck pendant presque une heure. De ses exploits en sport, de ses petites amies, des jeux qu’ils avaient ensemble. Nous avons été interrompu quand nous avions entendu la voiture d"un de vous deux (je ne me souviens plus lequel) et nous sommes retournés dans la chambre d'Eric. Et il a continué à me parler de lui. Si vous aviez vu son regard quand il prononçait son nom... Il semblait soulagé de le faire, de me raconter ces moments où son frère lui rapportait des bonbons en douce quand il était consigné dans sa chambre. Quand il lui promettait qu'il lui ferait faire des tours en scooter dès qu'il aurait suffisamment économisé pour se l'acheter...
J'ai compris beaucoup de choses ce jour-là. Beaucoup de choses sur Eric, mais aussi sur moi. Je compris pourquoi j'étais arrivé un peu moins d'un an après la disparition de Franck. Après tout, quoi de plus normal pour un enfant que d'avoir un héros, un modèle dans la vie. Et quand bien même ce héros disparaît, quoi de plus normal que d'en trouver un autre, quitte à ce qu'il soit imaginaire...
Eric a eu des nuits bien moins agitées depuis ce jour-là. Bien sûr il continuait à faire ce cauchemar, mais très peu souvent. Et parfois, me disait-il, le cours des évènements changeait dans son rêve. Mais cela le rendait encore plus triste au réveil.
J'ai ainsi accompagné Eric jusqu'au collège. Nous nous rendions souvent dans la chambre de Franck pour jouer, mais aussi pour étudier. Vous le savez aussi bien que moi (enfin peut-être pas, réflexion faite), mais Eric avait une attention et une mémoire assez limitées. Ce qui fait qu'il avait besoin de beaucoup travailler pour réussir. Ce que vous preniez à cette époque pour de la paresse n'était que le désespoir et le découragement de ne pas réussir à retenir ses leçons, de ne pas trouver la solution à un problème d'algèbre. Alors quand il se mettait vraiment en colère, quand il était prêt à tout casser ou à se gifler tellement il se trouvait stupide, j'essayais de l'apaiser, de focaliser son attention sur autre chose, jusqu'à ce qu'il retrouve son calme. Puis il se remettait au travail, tant bien que mal.
Parfois je me devais même de jouer les rabats joies, de lui rappeler les devoirs qui lui restaient à faire alors que lui voulait jouer pendant les vacances. C’étaient des moments très durs pour moi. Je voulais tout sauf devenir antipathique à ses yeux... Mais même si nous nous fâchions parfois (et j'avoue que c'était souvent à propos des études) nous finissions par nous réconcilier rapidement.
Le collège a été une période difficile pour lui. Il est vrai qu'il avait du mal à se faire des amis (ce qui, égoïstement, je dois l'avouer, ne me dérangeait pas) et il restait souvent à l'écart, avec moi. Pendant les moments de pause, nous étions constamment assis sur un banc, à nous moquer de tous ces imbéciles qui se donnaient de l'importance au milieu de la cour. Ou, plus rarement, il me parlait des filles qui lui plaisaient mais qu'il n'osait pas aborder...
Je suis en train de me relire et je me rends compte que je n'ai pas parlé de vous. Que ce soit bien clair, Eric et moi savions que vous aviez compris que j'étais là. Il ne le tenait pas secret (du moins les premières années) et nous continuions de parler même quand nous vous entendions coller votre oreille à la porte de sa chambre.
J'imagine que cela vous semblait normal. Peut-être même qu’un de vous deux, voire tous les deux, avait également un ami imaginaire étant enfant. Mais nous avons bien remarqué qu'autour de ses quinze ans, voyant qu'il continuait de s'isoler pour être avec moi, vous aviez commencé à vous inquiéter.
Nous l'avions bien remarqué, que vous restiez pendus à la fenêtre, certains d'être discrets, quand nous rentrions du bus le soir et que le voyiez converser et agiter ses bras vers moi, ou quand vous pénétriez sans frapper dans sa chambre pour nous surprendre dans nos discussions.
Je lui ai dit à ce moment-là que nous aurions dû nous faire plus discrets, mais il n'a pas voulu m'écouter. Il m'a dit (mais comment l'en blâmer ?) que cela finirait par vous passer, et que vous vous en désintéresseriez. Bien que j'avais un sérieux doute sur la question, nous étions vraiment loin, lui comme moi, de nous douter de ce que vous étiez sur le point de faire...