11/30/2006

Le concert de sa vie

Ma deuxième nouvelle. Cette histoire a été finaliste lors du concours "La Nouvelle en 1000 mots" de Fréjus, dont le thème était "Passions partagées".

Il était juste là, devant lui.
Il frotta ses yeux pour s’en assurer. Oui, le piano était bien là. Un piano à queue, en parfait état. Sans se poser plus de questions, il se fabriqua un siège de fortune en rassemblant briques et pierres gisant aux alentours, puis s’assit devant. Les questions viendraient plus tard. Il souleva le clapet qui découvrit une rangée de touches blanches et noires. Y avait-il plus beau spectacle au monde ?
Comme poussées par une volonté propre, ses mains parcoururent le clavier sans le toucher, juste en le frôlant. Il poussa une touche au hasard. La note vibra alors et occupa tout l’espace. A ce son, ses yeux se fermèrent machinalement. Il sourit en se disant qu’un fumeur privé trop longtemps de son vice devait ressentir la même chose en tirant une bouffée d’une cigarette trop longuement espérée.
Il retira ses gants. Le froid ne comptait plus. Puis il se mit à jouer. La ballade numéro un en sol mineur de Chopin conviendrait parfaitement. Il pensait que ces longs mois passés sans jouer l’émousseraient, mais à mesure que ses mains filaient, il nota que ses réflexes étaient toujours là. Comme lui, ils avaient attendu leur heure, patiemment. Alors qu’il terminait l’introduction, il se dit que son Dieu avait exaucé ses souhaits. Comment l’interpréter autrement ? Hier soir à peine, il avait prié pour que cet instant arrive. Mais il secoua la tête en se rappelant qu’il avait fait cette prière tous les soirs depuis qu’il était ici…
En entamant la deuxième partie « Moderato » de la ballade, il vit ses mains devenir floues. Il en comprit la raison lorsqu’une larme s’écrasa sur une touche. Il pleurait, tout simplement. Des torrents brûlants ruisselaient véritablement le long de ses joues. Il se sentit ridicule sans trop savoir pourquoi. Après tout, quoi de plus normal que de pleurer en de telles retrouvailles ? Les sons continuaient à fuser, et il se surprit à avoir très chaud. Une boule ardente allait grandissant au fond de son estomac, lui faisant oublier le froid, la faim, la douleur. La peur aussi.
Le second thème, plus calme que le premier, commença à s’animer progressivement. Il leva la tête et vit des silhouettes noires. Il en fut si surpris qu’il en rata un accord. Puis il comprit pourquoi il se sentait honteux de pleurer. Il avait tout simplement oublié que huit personnes l’accompagnaient quand il avait trouvé ce piano, et l’écoutaient à présent, près de lui. Ils ne disaient rien. Certains regardaient avec étonnement les mains du pianiste courir sur les touches, avec une rapidité telle qu’elles en disparaissaient presque. D’autres fermaient les yeux, afin de mieux s’imaginer en d’autres lieux, certainement. Qui pouvait savoir où vagabondaient leurs esprits ? D’autres encore, touchés par la tristesse de la mélodie, baissaient la tête pour cacher leurs larmes. Eux aussi avaient du voir leurs inconscients s’évader, mais le retour à la réalité devait être brutal. Quelles que soient leurs réactions, il sentait son auditoire vibrer au son de la musique, alors qu’ils n’y comprenaient certainement rien. Ils avaient tous posé leurs armes, et se tenaient debout, formant une ligne parfaite, juste à côté de l’instrument.
Quel étrange tableau, pensa-t-il alors que le deuxième thème allait crescendo. Pour public, il avait huit soldats allemands en piteux états, envoyés avec lui en patrouille de reconnaissance. Ils étaient affamés et malades. La fatigue creusait des sillons sous leurs yeux et marquait leurs visages perdus sous des barbes broussailleuses. Mais plus que leurs blessures, c’était leur désespoir qu’on lisait dans leurs silhouettes déformées. Aucun d’entre eux n’avait voulu de cette guerre. Aucun d’eux ne voulait être ici. Mais il eut l’impression (mais était-ce de la vanité ?) que ce désespoir s’effaçait au gré de la musique. Que son art leur ôtait un poids, une douleur. Mais ce n’était peut-être qu’une illusion… Il avait une grande avenue pour salle de concert. Et il commençait à y neiger. Il n’avait jamais imaginé que Stalingrad offrirait une si belle acoustique. Autour d’eux, des ruines, autrefois des immeubles, se dressaient maladroitement. Le piano devait se trouver dans l’un de ces bâtiments et des pillards, surpris dans leur forfait, l’avaient abandonné au beau milieu de la rue. À moins que des soldats russes l’eussent pris en pitié et sauvé des décombres. Cela importait peu, finalement.
Il amorça un passage plus apaisant, tranchant avec la tension générale de l’œuvre et continua d’explorer de ses yeux la salle de concert. Trois édifices avaient été épargnés du dynamitage. Ils étaient fissurés et certains pans de mur gisaient à leurs pieds, mais ils tenaient encore debout, tels trois auditeurs supplémentaires. Les notes se firent plus graves. Il plissa les yeux vers l’un des immeubles, celui qui était en face de lui. Quelque chose avait bougé dans l’une des fenêtres. Il chassa les quelques larmes qui lui brouillaient encore la vue et regarda de nouveau. Il ne s’étonna qu’à moitié d’y voir un soldat russe. Il devait être là depuis un moment. La musique n’est pas une discipline des plus discrètes. Il fouilla la façade du regard. Il en vit deux autres, sur le toit. Trois de plus étaient au dernier étage du bâtiment voisin et cinq sur le dernier. Tous étaient équipés de fusils snipers pointés vers les soldats allemands. Ils ne tiraient pas et n’avaient pas l’air d’en avoir l’intention. Du moins pas tout de suite. Ils attendaient la fin de la ballade. Le pianiste lança un regard à un de ses compagnons d’armes près de lui. Ce dernier hocha la tête pour lui faire comprendre qu’ils les avaient tous vus, puis reprit sa contemplation du piano. Cela devait lui sembler plus important. Il sut alors que tout se terminerait en même temps que son concert.
Il entama la conclusion de la ballade. Ses doigts semblaient jongler avec la musique, ils la domptaient littéralement. Quelle sensation grisante que d’être emporté par cet air tumultueux, et de réussir à inviter au voyage un public de la sorte. Il croisa une dernière fois le regard des huit hommes près de lui. Ce qu’il y lut était un profond soulagement mêlé de gratitude. Du soulagement et un sentiment unique de liberté.
Et, alors que les dernières notes résonnèrent dans les rues de Stalingrad, un des Russes se leva et applaudit. Puis il épaula son fusil.

11/28/2006

Iffrit 2/2

Suite et fin de cette nouvelle.

J'imaginais bien que cela finirait par arriver, mais je pensais que vous auriez essayé d'en discuter avec lui auparavant. Alors quand il est sorti de la voiture et qu'il a vu le mot "Psychologue" sur la plaque à l'entrée, il n'a pas pu s'empêcher de me regarder avec des yeux étonnés. J'imagine que cet acte vous a persuadé que vous aviez eu là une bonne idée... Le plus drôle reste que cette idée ne vous soit pas venue après la mort de Franck, ni même quand Eric réveillait la maison après ses horribles rêves, mais à cause de moi.
J'avoue qu'au début, ces consultations nous amusaient. Eric écoutait religieusement ce psy, lui disait ce qu'il voulait entendre, tandis que moi, de l'autre côté de la pièce, lançait des remarques et des moqueries en réponse à toutes ses conclusions. Le défi était de faire en sorte de retenir nos fous rires. Et je me dois d'avouer que même si le ton de cette lettre ne le laisse pas entrevoir, je peux me vanter de posséder un sens de l'humour assez dévastateur.
Bref, ces séances n'étaient rien de plus qu'une perte de temps pour nous, et nous continuions à vivre nos vies de reclus psychopathes sans aucun complexe.
Eric est ensuite rentré au lycée, certes de justesse, mais il y est quand même parvenu. Je pense y être pour quelque chose et j'étais alors très fier de notre réussite. Mais cette nouvelle vie marqua un très net changement dans notre relation...
Au lycée, personne n'a d'ami imaginaire, et les apparences y sont extrêmement importantes. Alors, bien que nous continuions à nous parler constamment, nous nous arrangions pour le faire discrètement, sans être vus... Et si jamais quelqu'un le surprenait dans la rue en train de me parler, il répondait simplement qu'il chantait.
Comme vous l'aviez placé en internat, les occasions de rester seuls tous les deux furent rares. Alors nous rattrapions le temps perdu quand nous rentrions à la maison. Au début nous nous racontions de tout ce que nous n'avions pas pu partager dans la semaine, en prenant bien garde que vous ne le remarquiez pas. Puis au fur et à mesure que s'écoulaient les semaines, nous parlions de moins en moins.
Eric était en échec scolaire. Il ne voulait évidemment pas travailler une fois rentrés en week-end, et abandonnait très vite sans que je n'y puisse rien faire lorsque nous étions au lycée. Nous savions que nous étions de moins en moins proches mais j'imagine que nous nous figurions que cela allait passer.
Les séances de psy n'arrangeaient rien. D'amusantes elles sont devenues ennuyeuses pour finalement devenir sources de problèmes. Notre manque de communication ne s'arrêtant plus uniquement à la sphère lycéenne, Eric se confiait de plus en plus sérieusement. Il m'a demandé un jour de ne plus y assister, ce que j'ai fait sans discuter...
Malgré notre détachement, il restait relativement seul. Il n'avait pas plus d'amis qu'avant et n'osait toujours pas approcher les filles. Il avait 18 ans et la vie de perpétuel banni commençait à lui peser.
Chaque Samedi soir, il rentrait des séances de thérapies dans une colère noire. J'avais beau lui demander quelle en était la cause, lui expliquer que ces moments-là devraient au contraire le soulager, il ne me répondait pas. Il passait ensuite le reste de sa soirée avec vous, pour être bien sûr que je ne puisse pas lui parler.
Je vous avoue que ces temps ont été insupportables. Et alors que je croyais que ce ne pourrait pas être pire, la plus mauvaise soirée de ma courte existence arriva. Je me souviens des moindres détails...
Un samedi de Décembre, alors que la nuit tombait, il rentra une fois de plus exténué et ivre de colère. Sans vous dire un mot il est monté se coucher. Je restai près de la fenêtre, comme je le faisais toujours. Au bout d'une dizaine de minutes, une voix parfaitement calme monta de sous la couette.
« Tout est de ta faute. »
Je n'osais rien répondre.
« Si je n'ai pas d'amis, pas de copine, si je m'entends pas avec mes parents, si je rate tout à l?école, continua-t-il, toujours d'un ton monocorde. Tout est de ta faute.
- Pourquoi tu me dis ça ? lui répondis-je, tentant de garder mon calme.
- TAIS-TOI ! »
Puis le silence retomba, il dura juste assez de temps pour que je me rende compte qu'il pleurait. Il avait l'air à bout de nerf, mais je devais en savoir plus.
« Qui t'a dit ça ?
- Qui ? Le psy, mes parents, le monde entier ! Si tu n'avais pas été là tout le temps pour m'assister comme l'attardé que je suis, j'arriverais à m'en sortir tout seul ! «
- Eric, ne crois pas que... «
À ce moment il jeta un coussin dans ma direction. Il ne m'avait pas vraiment visé, et cela ne me toucha pas. Mais cela me blessa tout de même.
« C'est à cause de toi si je suis un loser ! C'est à cause de toi si je me déteste ! »
Je ne savais vraiment plus quoi faire. Il faut que vous me compreniez ? Si j'existais, c'était pour le rendre heureux. Le savoir dans cet état, qui plus est par ma faute...
« Eric, champion... Je sais bien que toi et moi...
- MAIS VAS-TU TE TAIRE ? »
Il ne criait plus, il hurlait. Pendant qu'il s'époumonait à me lancer des injures, j'entendis vos pas fuser dans l'escalier. Si vous veniez, tout était fini.
« Eric, crois-moi, essayais-je de bredouiller dans son vacarme. Jamais de ma vie je n'ai voulu... »
Mais c'était trop tard, la lumière s'est allumée et vous êtes entrés. C'est la dernière fois que nous nous sommes parlés.
Si la vie était un calvaire avant cette nuit-là, les mois suivant furent de véritables supplices. Eric me voyait toujours. Parfois, il me lançait des regards d'une noirceur glaciale pour me le rappeler, puis se complaisait à feindre de ne pas me remarquer à d'autres moments. Comme si je n'existais pas. Comme si je n'avais jamais existé? J'ai essayé de lui parler, de lui arracher quelques mots, quelques regards, mais rien n'y faisait. Le voir ainsi indifférent me mettait hors de moi. Je préférais encore notre dispute et ses insultes...
Puis au bout de quelques mois, j'ai compris qu'il ne me voyait même plus. J'étais devenu transparent à ses yeux. J'étais toujours là, bien sûr (comment pouvait-il en être autrement ?), mais plus pour lui. Un jour, je vous ai entendu parler avec lui, à table. Je vous ai entendu lui demander s’il me voyait toujours. Ce n'est pas sa réponse qui m'a le plus meurtri, mais le sourire satisfait qui l'accompagnait.
Pourtant ce ne furent pas là la fin de ses ennuis... Eric entra lentement dans une profonde dépression. Ses échecs, scolaires et personnels, se multiplièrent. Aux crises de colère s'ajoutèrent des crises de violences... J'étais là quand il vous a frappé ce dimanche où vous le forciez vainement à apprendre un cours par coeur. J'étais encore là quand il a menacé ce psychologue de le tuer s'il continuait à lui poser des questions... J'étais toujours là quand il a dû changer de lycée par deux fois... J'étais là, mais je ne pouvais rien faire. J'étais condamné à voir sa lente décrépitude sans pouvoir réagir.
Quelque part autour de ses 21 ans, Eric décida de ne plus s'alimenter. Cela l'emmena aux urgences plus d'une fois. Vous ne saviez plus quoi faire de lui. Alors qu'il simulait son sommeil dans la chambre d'hôpital, il vous entendait chuchoter, parler de lui comme d'un "poids" que vous devriez traîner toute votre vie. Vous disiez qu'après ce qui était arrivé à Franck, vous ne pourriez pas le supporter. Peut-être étaient-ce ces quelques mots qui le décidèrent de changer les choses ?...
Il est vrai qu'à partir de ce moment-là, tout sembla s'améliorer. Eric recommença à manger, parfois même à sourire. Vous envisagiez même qu'il puisse reprendre sa scolarité, et cesser ces stupides cours par correspondance qu'il ne suivait pas de toute façon.
Oui tout le monde se félicitait de ce retour à la normale. Tous sauf moi. Je savais que cela cachait quelque chose. Et au final, je n’avais pas tort.
Eric est mort cet après-midi.
Il s'est pendu à la poutre de la chambre de Franck. J'imagine que le besoin d'originalité est un paramètre secondaire dans un suicide.
Je me suis rendu compte qu'il préparait sa fin depuis un bout de temps. Il avait attendu patiemment toute la semaine que vous soyez absents tous les deux. Quand il fut sûr que vous ne rentreriez pas avant la nuit tombée, il sortit une corde de sous son matelas. Vous rendez-vous compte ? Une corde sous son matelas ! Même moi, présent presque constamment auprès de lui, j'ignorais l'existence de cette chose !
Vous croyez peut-être que je l'ai laissé faire, que je l'ai regardé se donner la mort sans broncher. J'ai hurlé. Vous comprenez ? J'ai hurlé pour qu'il arrête. J'ai hurlé quand il a fixé la corde, placé la chaise sous la poutre. J'ai hurlé, mais il ne m'entendait pas.
Alors que je croyais que tout était fini, il a levé ses yeux sur moi. Je ne rêvais pas, c'est bien moi qu'il regardait. Cela faisait presque trois ans qu'il m'ignorait, et à présent il me regardait. Ce moment se figea pendant une éternité. Il était là, en face de moi, le soleil baignait la pièce, exactement comme lorsque nous venions jouer et parler ici, des années plus tôt. Et lui me regardait. Et dans ses yeux, j'ai compris ce qu'il voulait que je fasse. Il voulait que j'écrive cette lettre. Que je vous l'écrive. Pour que vous compreniez.
Eric est mort sans un mot, jusqu'au bout il sera resté muet avec moi.
Je comprendrai si vous me tenez pour responsable de tout cela. C'est certainement la vérité. Mais croyez-moi si je vous dis que j'ai toujours été là. C'était peut-être là mon tort, me répondrez-vous. J’ai été là pour toutes les grandes étapes de sa vie. J'ai même été présent pour sa mort.
Je ne sais pas quand vous rentrerez. Je ne verrai sûrement pas votre réaction. D'ici là je ne serai plus là. Je ne sais pas bien ce que je vais devenir, mais croyez-moi quand je vous dis que si l'être que vous aimez plus que vous-même vient à disparaître, votre existence devient pire que tous les enfers imaginables. De toute façon, je crois que je n'ai pas vraiment le choix, mon destin aussi doit être de retourner au néant. Allez savoir, peut-être nous retrouverons-nous, quelque part, lui et moi...
Je vous laisse donc avec ses quelques mots et vous rassure sur le fait que je ne viendrai plus jamais gâcher votre vie,

À jamais,

Iffrit

11/27/2006

Iffrit 1/2

Voici ma toute première nouvelle. Elle marque également le début d'une longue série d'histoires portant sur le thème de l'imagination. Je vous la livre en deux parties.

Chers Monsieur et Madame Patterson,


Je ne savais pas bien comment commencer cette lettre... Mais je viens de me rendre compte en rédigeant l'entête que depuis toutes ces années, vous ne connaissez même pas mon nom. Je me demande alors comment vous deviez me nommer pendant tout ce temps... Le Problème ? L'Ennemi ? Peut-être simplement L'Ami d'Eric ? Je vais donc commencer par me présenter. Je m'appelle Iffrit. C'est Eric qui m'a nommé ainsi. Ne me demandez pas où il a trouvé ce nom, moi-même je ne le sais pas. Je fais partie de sa vie (de votre vie) depuis maintenant près de 16 ans.
16 ans, Je n’y avais jamais vraiment réfléchi, mais je pense qu’on peut dire que c’est mon âge. C’est étrange, peu de gens se souviennent de leur naissance, des premiers instants de leur vie. Je suis certain que personne n’est en mesure de dire quel est son premier souvenir. Moi si. Je me souviens précisément du jour de ma venue au monde et de la première chose que j’y ai vu. C’était Eric, vous vous en doutez.
Je lui suis apparu il y a donc 16 ans. Au début, je n'étais qu'une forme floue qu'il voyait au détour d'une rue, une ombre qui le suivait lorsqu'il était à l'arrière de votre voiture. Quand il entrait dans un bâtiment, dans un magasin, à l'école, dans votre maison, je restais à la porte, dehors. Et je l'attendais. En y repensant, je ne crois pas que je lui faisais peur. C'était plutôt moi qui étais effrayé. Eric avait 7 ans, et j'étais encore plus intimidé par lui qu'il ne l'était par moi.
Au bout de quelques mois j'ai tenté de l'approcher. Sans rien dire. J'étais juste là. Quand il regardait par la fenêtre de la salle de cours, je l'attendais sur la balançoire de l'école. Si l'envie lui prenait de sortir de chez lui pour jouer dans le jardin, j'étais dans la rue, en face, pour lui faire un signe de la main, espérant qu'il me le rendrait. Ça a duré plusieurs mois, mais on peut dire que c'est comme ça que nous nous sommes mutuellement apprivoisés.
Un jour de pluie (un des deux jours qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire), Eric rentrait de l'école en courant, son cartable au-dessus de sa tête dans un vain espoir de la tenir au sec. Je le suivais à distance, comme à mon habitude, en marchant lentement. La pluie ne m'a jamais posé de problème. Comme tout le reste d'ailleurs... Arrivé sur l'allée en pierre menant chez vous, je me suis arrêté. C'était ma limite, vous comprenez ? Lui a monté les marches et, arrivé sur le perron, n'a plus bougé pendant quelques secondes interminables. Puis il s'est retourné, m'a sourit et m'a parlé pour la première fois.
" Allez viens, m'a-t-il dit. Tu vas pas rester sous la pluie, comme ça. Rentre mais essuie-toi les pieds"
Et il est rentré en laissant la porte ouverte. Prenant mon courage à deux mains, je l'ai suivi. Il m'a présenté sa maison, sa chambre, sa vie. Je m'en souviens dans les moindres détails.
" Ça, c'est Logan, mon chat, fais attention, il est teigneux... Là c'est le salon, mais la télé marche pas, le réparateur a dit qu'il passerait hier, mais il a du oublier... Fais attention à cette marche-là, elle tient pas..."
Il m'a montré tous ses jouets, ses dessins, m'a fait visiter toutes les pièces. Non, pas toutes. Il n'a pas voulu me montrer la chambre du fond, vous vous en doutez. Non pas qu'il avait peur d'y entrer. Bien que vous lui ayez interdit, il savait très bien où vous cachiez la clef et profitait de vos absences répétées pour aller y jouer. Mais ce jour-là, je n'étais encore qu'un élément trop récent de sa vie pour mériter d'y pénétrer.
Il ne m'a pas parlé de vous. J'imagine qu'il voulait que vous et moi restions des éléments bien distincts. Qu'il n'y ait aucune interaction. Quand je repense à tout ce qui c'est passé par la suite, à ce qui c'est passé aujourd'hui, j'aurais souhaité que cela reste ainsi.
Depuis ce jour, nous ne nous sommes plus séparés, du moins pendant de longues années. Dès lors, je montais avec lui à l'arrière de votre voiture, je restais avec lui quand il était à l'école, et tous les soirs je l'aidais à faire ses devoirs avant de jouer avec lui. Mais surtout je l'écoutais parler. Je ne m'en lassais jamais. Si vous y aviez prêté attention, vous auriez été étonnés de l'étendu de son imagination. J'en suis la preuve vivante, si l'on peut dire... Mais je ne vous apprends rien.
La nuit, nous continuions à parler, et, quand il tombait de fatigue après m'avoir lu des passages de ses livres préférés, je le veillais pendant qu'il dormait. Je restais assis près de la fenêtre, à le contempler. Je n'ai pas besoin de sommeil, et je voulais être là quand il se réveillait après un cauchemar. Enfin, après LE cauchemar. Vous savez bien de quoi je parle. Bien que vous l'ayez appris des années plus tard et par la bouche d'un spécialiste, vous êtes parfaitement au courant que ce rêve hantait pratiquement toutes ses nuits. Il se réveillait en pleurs, et, les lendemains de ces songes maudits, ne parlait pas pendant plusieurs heures.
Je souffrais de le voir ainsi... Et un après-midi de plus où nous étions seuls dans la maison, agacé par toutes mes questions, il a fini par me prendre par la main et m'emmener devant la porte de la chambre du fond, celle ou depuis un an je n'avais pas le droit d'entrer. Il sortit la clef de sa poche (au début il la remettait dans votre cachette, mais il s'est vite rendu compte qu'avec tous vos efforts pour oublier cet objet, vous ne vous étiez même plus rendu compte de son absence), et ouvrit en grand.
" C'est la chambre de Franck, mon frère. Il jouait au foot. Ça c'est les trophées qu'il a gagné à l'école. Là c'est ses posters de films. Il aimait les films. "
Il m'a fait visiter toute la chambre. C'est peut-être une fausse impression, mais il m'a semblé que ça avait duré plus de temps encore que la visite de la maison entière. Puis nous sommes arrivés au fond de la chambre, près de la fenêtre, et il a tendu le doigt vers le plafond.
" Là, c'est la poutre ou je l'ai trouvé pendu, il y a deux ans. C'est moi qui l'ai décroché. Maman m'a grondé pour ça. Elle m'a dit que j'aurais dû l'appeler au travail de suite, mais je pouvais pas le laisser là-haut. "
Nous sommes restés longtemps à regarder cette poutre, sans rien dire. Puis nous nous sommes assis par terre, et il m’a parlé de Franck pendant presque une heure. De ses exploits en sport, de ses petites amies, des jeux qu’ils avaient ensemble. Nous avons été interrompu quand nous avions entendu la voiture d"un de vous deux (je ne me souviens plus lequel) et nous sommes retournés dans la chambre d'Eric. Et il a continué à me parler de lui. Si vous aviez vu son regard quand il prononçait son nom... Il semblait soulagé de le faire, de me raconter ces moments où son frère lui rapportait des bonbons en douce quand il était consigné dans sa chambre. Quand il lui promettait qu'il lui ferait faire des tours en scooter dès qu'il aurait suffisamment économisé pour se l'acheter...
J'ai compris beaucoup de choses ce jour-là. Beaucoup de choses sur Eric, mais aussi sur moi. Je compris pourquoi j'étais arrivé un peu moins d'un an après la disparition de Franck. Après tout, quoi de plus normal pour un enfant que d'avoir un héros, un modèle dans la vie. Et quand bien même ce héros disparaît, quoi de plus normal que d'en trouver un autre, quitte à ce qu'il soit imaginaire...
Eric a eu des nuits bien moins agitées depuis ce jour-là. Bien sûr il continuait à faire ce cauchemar, mais très peu souvent. Et parfois, me disait-il, le cours des évènements changeait dans son rêve. Mais cela le rendait encore plus triste au réveil.
J'ai ainsi accompagné Eric jusqu'au collège. Nous nous rendions souvent dans la chambre de Franck pour jouer, mais aussi pour étudier. Vous le savez aussi bien que moi (enfin peut-être pas, réflexion faite), mais Eric avait une attention et une mémoire assez limitées. Ce qui fait qu'il avait besoin de beaucoup travailler pour réussir. Ce que vous preniez à cette époque pour de la paresse n'était que le désespoir et le découragement de ne pas réussir à retenir ses leçons, de ne pas trouver la solution à un problème d'algèbre. Alors quand il se mettait vraiment en colère, quand il était prêt à tout casser ou à se gifler tellement il se trouvait stupide, j'essayais de l'apaiser, de focaliser son attention sur autre chose, jusqu'à ce qu'il retrouve son calme. Puis il se remettait au travail, tant bien que mal.
Parfois je me devais même de jouer les rabats joies, de lui rappeler les devoirs qui lui restaient à faire alors que lui voulait jouer pendant les vacances. C’étaient des moments très durs pour moi. Je voulais tout sauf devenir antipathique à ses yeux... Mais même si nous nous fâchions parfois (et j'avoue que c'était souvent à propos des études) nous finissions par nous réconcilier rapidement.
Le collège a été une période difficile pour lui. Il est vrai qu'il avait du mal à se faire des amis (ce qui, égoïstement, je dois l'avouer, ne me dérangeait pas) et il restait souvent à l'écart, avec moi. Pendant les moments de pause, nous étions constamment assis sur un banc, à nous moquer de tous ces imbéciles qui se donnaient de l'importance au milieu de la cour. Ou, plus rarement, il me parlait des filles qui lui plaisaient mais qu'il n'osait pas aborder...
Je suis en train de me relire et je me rends compte que je n'ai pas parlé de vous. Que ce soit bien clair, Eric et moi savions que vous aviez compris que j'étais là. Il ne le tenait pas secret (du moins les premières années) et nous continuions de parler même quand nous vous entendions coller votre oreille à la porte de sa chambre.
J'imagine que cela vous semblait normal. Peut-être même qu’un de vous deux, voire tous les deux, avait également un ami imaginaire étant enfant. Mais nous avons bien remarqué qu'autour de ses quinze ans, voyant qu'il continuait de s'isoler pour être avec moi, vous aviez commencé à vous inquiéter.
Nous l'avions bien remarqué, que vous restiez pendus à la fenêtre, certains d'être discrets, quand nous rentrions du bus le soir et que le voyiez converser et agiter ses bras vers moi, ou quand vous pénétriez sans frapper dans sa chambre pour nous surprendre dans nos discussions.
Je lui ai dit à ce moment-là que nous aurions dû nous faire plus discrets, mais il n'a pas voulu m'écouter. Il m'a dit (mais comment l'en blâmer ?) que cela finirait par vous passer, et que vous vous en désintéresseriez. Bien que j'avais un sérieux doute sur la question, nous étions vraiment loin, lui comme moi, de nous douter de ce que vous étiez sur le point de faire...