Sachez que pendant deux ans, j'ai fait de la radio. Avec des amis nous tenions une émission dans une radio locale, qui parlait de cinéma. Une semaine il a été décidé que le thème de l'émission serait en gros "fais ce que tu veux tant que ça a un rapport avec le cinéma". Alors j'ai écrit cette petite histoire.
Je tiens la porte et la laisse passer. Nous entrons enfin dans la salle.
Alors que nous cherchons des places, je regarde autour de moi. C’est étrange, et je n'y avais songé auparavant, mais j’ai l’impression de me trouver au milieu d’un lieu de culte.
Toutes ses têtes, tournées vers une même direction, pareilles à une foule de fidèles attendant patiemment l’office. Ils sont assis là, tournés vers leur dieu unique, qui, moyennant une offrande à l’entrée (et occasionnellement une offrande réduite pour les étudiants et les demandeurs d’emploi) les récompensera chaleureusement d’un nirvana de divertissement.
Je me reprends. Pourquoi ai-je de telles pensées en un tel moment ? Est-ce dû à sa présence ? Au fait qu’elle soit si proche de moi ?
Finalement nous trouvons nos sièges. « Pas trop près de l’écran car cela me fait mal aux yeux » me confie-t-elle. Je hoche la tête en signe d’obéissance. Nous échangeons quelques mots timides et enfin la lumière se tamise, le monde s’éteint progressivement.
Face à nous, les immenses paupières de cette divinité tant adorée s’ouvrent et nous abreuvent d’images multicolores. Nous rions encore comme des gamins, nous moquant des futilités commerciales qui se succèdent inlassablement.
Puis enfin cela commence.
Je n’en connais même pas le sujet, je me suis simplement contenté d’accepter quand elle a choisi en réponse à mon invitation. Je ne suis peut-être pas très doué en matière de premier rendez-vous, mais j’ai vite compris qu’il ne fallait jamais refuser quoi que ce soit. D’autant plus quand ce « quoi que ce soit » vous est proposé par une jolie fille.
Moi qui suis d’ordinaire si pointilleux (trop sûrement), je n’ai même pas pris la peine de me renseigner sur ce que nous étions sur le point de contempler pendant presque deux heures. Cela aurait aussi bien pu nous conter les mœurs des bouquetins des steppes de l’Oural que mon enthousiasme serait resté inchangé.
Alors que sur l’écran l’action prend place, mes yeux ‘égarent sur sa silhouette. Ses jambes, nues sous sa jupe, se devinent à peine, cachées par sa veste parfaitement pliée sur ses genoux. Sa peau semble d’un blanc immaculé, presque irréel. Est-ce mon regard qui la transforme ainsi ou la lumière si particulière qui règne dans ce lieu ?
Les personnages nous sont présentés. Le héros, l’héroïne, leur quotidien… Peu importe ce qui se déroule, je ne le suis pas vraiment. Pour tout dire, je me moque éperdument des protagonistes de cette histoire. Je leur préfère le spectacle que m’offre sans le savoir ma voisine de siège. Je continue ma discrète exploration contemplative.
Ses mains fines et fantomatiques sont sagement posées l’une sur l’autre, sur ma veste. J’hésite. Ma propre main (d’apparence monstrueuse en comparaison) s’élève fébrilement et s’approche des siennes. Jamais auparavant quelques centimètres ne m’avaient paru si lointaine distance. Ma main tremble un peu, puis je la repose à sa place, sur mon accoudoir. Je retiens mon souffle quand elle lève l’une des siennes, mais je ne suis pas très surpris de la voir plonger dans un sachet de friandise.
A ce moment, la salle entière part d’un même rire. Elle aussi rit, et se tourne vers moi, certainement pour s’assurer que j’ai également saisi la finesse de la plaisanterie. Je souris effectivement. Mais les répliques, aussi humoristiques qu’elles puissent l’être, n’y sont pour rien. Elle semble satisfaite de ma réaction, et se concentre à nouveau sur son occupation. Je retourne à la mienne.
Je m’étonne de l’effet que peut me procurer ce petit bout de femme. Bien sûr qu’elle m’avait séduit avant cette invitation, mais ici, plus rien n’est pareil. Son corps semble flou, fragile, envoûtant. Mon regard monte vers son cou parfait, et s’apprête à se poser sur son visage, à s’émerveiller de chaque grain de beauté, de chaque trait gracieux, quand un cri strident me sort de ma rêverie.
Sur l’écran, l’héroïne en pleurs entretient une conversation téléphonique mouvementée. Je ne saurai vous dire avec qui et pourquoi… Je suis néanmoins surpris par la progression de l’histoire. De toute évidence, elle touche à sa fin et ne m’a semblé durer que quelques trop courtes minutes. Comme presque toujours, cela me désole. D’habitude, c’est parce que je voudrais voir les films que j’aime s’étendre à l’infini, ne jamais se terminer. Pas cette fois-ci…
En réponse à ce secret signal d’alarme, je me hâte de reprendre mon loisir où je l’avais laissé. Je suis littéralement sous le charme des ombres qui dansent sur son visage au rythme lent des images. Je reste tétanisé, comme si je croyais à peine à ce que j’ai pourtant sous les yeux. Je n’ai même pas le temps de détourner mon regard quand le sien se pose sur moi. Apparemment, elle a compris ce qui retenait réellement mon attention ce soir. Elle me sourit et tourne à nouveau la tête pour assister au dénouement. Ne sachant plus trop comment réagir, je l’imite.
C’est donc tout ce que j’aurai retenu de ce film. Le héros fait arrêter son taxi, et rejoint dans une foule son aimée. Il lui chuchote quelques mots incompréhensibles à l’oreille, l’embrasse, et disparaît… J’attends la suite, qui n’arrivera jamais, quand je sens sa main froide sur la mienne. De minuscules noms blancs se mettent à défiler sur la toile couleur de nuit, et nous échangeons un long regard, sans un mot. Je me sens stupide à l’idée de ne pas savoir quoi dire. C’est elle qui rompt le silence.
« Tu as aimé ? me demande-t-elle.
- Oui, lui réponds-je sans mentir. »
Et, alors que se referme l’œil géant du dieu Cinéma, et que l’univers s’illumine à nouveau, elle pose sur mes lèvres le plus doux des baisers.
Un baiser au goût de pop-corn.
Générique
2/01/2007
1/29/2007
La saison des brumes
Voilà donc mon premier et unique poème.
Autant vous le dire tout de suite, je le déteste. C'est un poème à rimes libres (donc la structure et le nombre de pieds que je veux, ça pas de souci). Mais je ne l'aime pas parceque j'ai toujours privilégié l'histoire à la forme (en bd, en écrit, et en impro), et le problème du poème c'est que la forme passe devant. Mais j'ai voulu essayer...
Là où je vis existe un temps,
Que l’on nomme la saison des brumes,
Un brouillard lisse, épais et blanc,
Comme un linceul vierge sur la ville se répand.
J’aime à marcher dans les rues
Lorsque vient la saison des brumes.
Les passants croisés, connus ou inconnus,
Tels à des ombres noires apparaissent à mes yeux nus.
C’est ainsi que nous nous sommes trouvés,
Dans les nuits blanches de la saison des brumes,
Quand nos deux corps au hasard des quartiers,
Se sont heurtés pour ne plus se quitter.
Ainsi nous allions côte à côte, amoureux,
Anonymes amants de la saison des brumes,
Les mains soudées l’une dans l’autre, tous les deux,
Heureuse silhouette à deux têtes dans les couloirs vaporeux.
C’est aussi là que je t’ai perdue,
Sans raison dans la saison des brumes,
Quand un sombre spectre au détour d’une rue,
De sa lame t’a ôtée à moi, à jamais disparue.
Au dehors je ne sors plus marcher,
Quand arrive la saison des brumes,
Car de tous ces obscurs corps étrangers,
C’est au tien que je viens à rêver.
Autant vous le dire tout de suite, je le déteste. C'est un poème à rimes libres (donc la structure et le nombre de pieds que je veux, ça pas de souci). Mais je ne l'aime pas parceque j'ai toujours privilégié l'histoire à la forme (en bd, en écrit, et en impro), et le problème du poème c'est que la forme passe devant. Mais j'ai voulu essayer...
Que l’on nomme la saison des brumes,
Un brouillard lisse, épais et blanc,
Comme un linceul vierge sur la ville se répand.
J’aime à marcher dans les rues
Lorsque vient la saison des brumes.
Les passants croisés, connus ou inconnus,
Tels à des ombres noires apparaissent à mes yeux nus.
C’est ainsi que nous nous sommes trouvés,
Dans les nuits blanches de la saison des brumes,
Quand nos deux corps au hasard des quartiers,
Se sont heurtés pour ne plus se quitter.
Ainsi nous allions côte à côte, amoureux,
Anonymes amants de la saison des brumes,
Les mains soudées l’une dans l’autre, tous les deux,
Heureuse silhouette à deux têtes dans les couloirs vaporeux.
C’est aussi là que je t’ai perdue,
Sans raison dans la saison des brumes,
Quand un sombre spectre au détour d’une rue,
De sa lame t’a ôtée à moi, à jamais disparue.
Au dehors je ne sors plus marcher,
Quand arrive la saison des brumes,
Car de tous ces obscurs corps étrangers,
C’est au tien que je viens à rêver.
1/25/2007
Le trajet 2/2
Suite et fin.
Attention lecteur, je te demande ta participation (détails dans les commentaires).
Depuis toute petite elle se passionnait pour les films d’horreur et de science-fiction. Et ce qu’elle aimait par-dessus tout était les monstres. Et plus ils étaient poilus et dégoulinants et plus elle les aimait.
Alors la veille au soir, après avoir essuyé les traces qu’avaient laissées sur son sac les pommes moisies jetées par les fils Acamont du haut de leur arbre, Charlotte décida de s’inventer un monstre, qui la protègerait.
Elle l’imagina marchant à quatre pattes, au pelage brun et hirsute. Sa tête tiendrait du félin, mais ses yeux seraient ceux d’un reptile. Ses dents seraient aussi tranchantes que des lames, et ses canines supérieures plus longues que les autres, tellement qu’elles dépasseraient de sa bouche baveuse même quand celle-ci serait fermée. Ses longues oreilles pendraient le long de ses joues.
Un cou quasiment inexistant relierait sa tête au reste de son corps. Un corps en forme de bosse immense, faisant penser au dos des taureaux de dessins animés. Ses pattes, placées très bas, presque sur le ventre, seraient longues et puissantes, et finiraient sur des griffes acérées et rétractiles. Charlotte s’accorda la fantaisie de placer des tigrures noires sur les membres avant et arrière de la créature.
Une gigantesque queue-de-rat finirait l’animal… Par-dessus tout, le monstre se devait d’être colossal. Elle l’estima aussi haut qu’un cheval. Sur ses quatre pattes, sa tête dépassait celle de Charlotte, qui n’essaya même pas de deviner quelle taille il attendrait s’il se dressait sur ses membres arrières.
Elle ne savait pas trop d’où elle sortait cette image mentale de monstre, qui venait avec une étonnante facilité ; peut-être était-ce la somme de plusieurs autres chimères qu’elle avait vues en rêves, elle ne savait pas vraiment. Elle n’avait même pas besoin de le dessiner, il lui suffisait de fermer les yeux et il était là. Mais comme il lui faisait à elle-même un peu peur, elle lui rajouta un collier rouge et une médaille sur laquelle était gravé le nom de son nouvel ami : Jack.
Charlotte était certes jeune, mais elle savait faire la part des choses. Elle était parfaitement au courant que Jack n’existait pas réellement, mais elle pensa qu’elle se sentirait plus forte et plus confiante si elle savait qu’une telle bête à ses ordres la talonnait.
L’horloge marquait seize heures vingt. Charlotte sursauta. Elle s’était abandonnée à sa rêverie et n’avait pas vu filer le temps. Autour d’elle, plusieurs élèves avait posé leurs stylos et attendaient impatiemment la fin du cours.
Charlotte griffonna quelques parodies de calculs et décida que le train de Jean arriverait en gare de Toulouse vers onze heures quarante. Cela lui laisserait le temps de rejoindre le centre-ville et de se dénicher un bon restaurant pour le déjeuner.
Puis ce fut la fin de la leçon. Tous les écoliers se levèrent de leurs pupitres, et rangèrent leurs affaires dans leurs cartables. Puis ils sortirent après avoir déposé leurs cahiers sur un coin du bureau de Mme Ferreira, qui continuait imperturbablement d’imaginer les problèmes ferroviaires du lendemain.
Jack se leva du tourniquet en faisant grincer les ressorts et la rejoignit calmement dans la cour. Les autres enfants partaient en grappe dans les voitures de leurs parents ou en leur donnant la main. Cette fois-ci elle ne resta pas avec les retardataires, et, Jack dans son dos, elle entreprit son trajet.
Jack connaissait l’itinéraire. Il l’avait parcouru pour la première fois le matin même. Mais comme tous les matins, rien d’extravaguant n’était survenu.
Le véritable défi se profilait maintenant. Ils approchèrent de la maison… Charlotte sentit cette boule maintenant familière grossir au fond de son estomac. Alors Jack posa avec douceur son énorme museau léonin sur son épaule pour la calmer. En le caressant (du bout des doigts, car on ne savait jamais), elle sentit son courage revenir.
Le passage sous les fenêtres de Mme Acamont fut finalement très court et sans accroc. Au début Charlotte fixait de ses yeux intimidés ses lacets de chaussures, comme à l’accoutumée. Puis elle consentit à croiser le regard de l’horrible femme. Et là, la fillette fut doublement surprise. Tout d’abord par le fait que Mme Acamont ait réussi à écarquiller ses yeux de chouette encore plus que d’ordinaire, chose que Charlotte pensait physiquement infaisable. Puis car pour la première fois, au bout de quelques secondes, le visage blafard de la femme s’effaça pour ne laisser que les ténèbres combler cette absence. Et elle ne réapparut nulle part ailleurs sur la façade, comme si la mère Acamont venait de comprendre qu’il existait d’autres lieux de vie dans sa demeure que devant ses fenêtres.
Charlotte sourit. Voilà qui était encourageant pour la suite. Suite qui arrivait à la vitesse de ses pas de plus en plus déterminés sur la face nord de la propriété.
La porte de bois était close. Juste au moment où Charlotte se dit qu’elle n’aurait finalement pas à subir le second de ses travaux herculéens, les gonds crièrent et M. Acamont surgit comme un diable de sa boîte, une fourche à la main. Il entama vigoureusement une insulte qu’il ne finirait jamais. Il se figea en voyant arriver l’enfant, et en fit tomber son ustensile. Il le ramassa, puis regagna à reculons son jardin. Jack y pénétra, histoire de lui faire un petit coucou avant de poursuivre sa route.
Il rejoignit Charlotte un peu plus loin, alors qu’elle approchait du portail. Elle entendait déjà les trépignements et les aboiements des deux chiens. Sa course se ralentit quelque peu. Mais elle sentit Jack la pousser doucement dans le dos. Elle avança.
Les chiens entamèrent leur cacophonie qui redoubla quand elle fut dans leur champ de vision. Ils stoppèrent net quand Charlotte s’immobilisa et les regarda droit dans les yeux. Leurs grognements furent vite remplacés par ces couinements plaintifs de rongeurs que même le plus impressionnant des molosses émet quand il est intimidé.
Les chiens rejoignirent la forêt d’orties, la tête basse et la queue entre les jambes, préférant visiblement se piquer plutôt que d’affronter le regard de Charlotte. La fillette se tourna vers Jack, et lui sourit. Si l’animal en était capable, elle fut persuadée qu’il sourirait également.
Elle arriva au coin du mur, où l’attendrait patiemment un des deux fils, voire les deux, pour l’effrayer ou la bousculer.
Elle ne fit pas erreur, l’un des deux était bien dissimulé ici. Mais il n’avait déjà pas l’air de vouloir plaisanter. Peut-être avait-il été le témoin auditif ou oculaire de la rencontre de Charlotte avec les chiens. Elle passa à côté de lui, mais ce dernier était comme figé, et ne prit même pas la peine de tourner la tête quand elle s’éloigna. En longeant le mur, elle crut voir une silhouette tremblotante en haut du pommier. Mais les branches l’empêchaient de distinguer quoi que ce fut. Par contre elle fut intimement convaincue que le rideau d’une des fenêtres juste derrière avait bougé.
Charlotte chercha autour d’elle pour se rendre compte que Jack n’était plus là. Alors, elle avait réussi cette dernière épreuve seule, sans son aide… Un immense sentiment de fierté grandit en elle.
Jack réapparut, sautant par-dessus le mur gris, et se plaça à nouveau derrière elle. Elle gratouilla son immense menton velu, et alors qu’il fermait de plaisir ses yeux de serpent, elle fut persuadée qu’elle n’aurait plus jamais d’ennuis pour rentrer de l’école.
Alors, ensemble, ils reprirent leur marche.
Personne ne sut véritablement ce qui s’était passé à Saint Jean des Ormeaux en cette après-midi de printemps. Cela s’était produit dans un quartier isolé, et il n’y avait eu aucun témoin.
Mais de toute évidence, quelque chose était venu dans la résidence des Acamont. Et au vu de l’état des victimes, peut-être ne saurait-on jamais ce que c’était.
Des deux chiens on ne retrouva que l’énorme braque. Ou plutôt un de ses morceaux, qui gisait dans un nuage de mouches sous les hautes herbes du jardin. Le facteur du village assura aux autorités que la famille possédait un autre chien, que lui et sa tenue de travail abîmée connaissaient très bien. Mais il n’y eut qu’un minuscule collier bleu sectionné et quelques touffes de poils éparpillées près du portail qui étayèrent ces propos.
De la même façon, personne ne vit la trace de Monsieur Acamont, jusqu’à ce que l’on se rendit compte qu’il n’avait jamais quitté son bout de jardin. Seulement, une de ses jambes était au milieu des artichauts, la tête et les bras dans les carottes, et le reste de son anatomie dispersée parmi les choux et les betteraves. Rien ne manquait, jusqu’à sa main droite tenant bien serrée une fourche cassée en deux.
Les deux fils furent par contre totalement introuvables. Il y eut d’immenses battues dans la région, mais plus jamais on ne les revit (en fait, un des villageois en voyage dans le nord de la France rencontrerait vingt-deux ans plus tard le plus âgé des deux, Jeremy, devenu moine après avoir selon lui « croisé le regard du Malin » dans son enfance, l’autre étant selon lui devenu sans-abri dans une grande ville).
On découvrit Mme Acamont, assise au milieu de son salon. Des yeux étaient vides et un filet de bave transparent coulait sur son menton. La femme fut placée dans un hôpital psychiatrique pour n’en jamais sortir. On ne sut jamais ce qu’elle avait pu voir pour la mettre dans cet état, mais cela la rendrait muette à jamais.
Donc à part Mme Acamont, il n’y eut aucun témoin… Quoique… En interrogeant le voisinage, plusieurs rapportèrent avoir aperçu, quelques pâtés de maison plus loin, un événement étrange.
Ils virent s’éloigner dans un coin de rue une minuscule silhouette enfantine, accompagnée d’une autre, immense, irréelle, floue… mais qui disparaissait quand ils clignaient des yeux.
Mais tous dirent qu’ils avaient dû rêver…
Attention lecteur, je te demande ta participation (détails dans les commentaires).
Depuis toute petite elle se passionnait pour les films d’horreur et de science-fiction. Et ce qu’elle aimait par-dessus tout était les monstres. Et plus ils étaient poilus et dégoulinants et plus elle les aimait.
Alors la veille au soir, après avoir essuyé les traces qu’avaient laissées sur son sac les pommes moisies jetées par les fils Acamont du haut de leur arbre, Charlotte décida de s’inventer un monstre, qui la protègerait.
Elle l’imagina marchant à quatre pattes, au pelage brun et hirsute. Sa tête tiendrait du félin, mais ses yeux seraient ceux d’un reptile. Ses dents seraient aussi tranchantes que des lames, et ses canines supérieures plus longues que les autres, tellement qu’elles dépasseraient de sa bouche baveuse même quand celle-ci serait fermée. Ses longues oreilles pendraient le long de ses joues.
Un cou quasiment inexistant relierait sa tête au reste de son corps. Un corps en forme de bosse immense, faisant penser au dos des taureaux de dessins animés. Ses pattes, placées très bas, presque sur le ventre, seraient longues et puissantes, et finiraient sur des griffes acérées et rétractiles. Charlotte s’accorda la fantaisie de placer des tigrures noires sur les membres avant et arrière de la créature.
Une gigantesque queue-de-rat finirait l’animal… Par-dessus tout, le monstre se devait d’être colossal. Elle l’estima aussi haut qu’un cheval. Sur ses quatre pattes, sa tête dépassait celle de Charlotte, qui n’essaya même pas de deviner quelle taille il attendrait s’il se dressait sur ses membres arrières.
Elle ne savait pas trop d’où elle sortait cette image mentale de monstre, qui venait avec une étonnante facilité ; peut-être était-ce la somme de plusieurs autres chimères qu’elle avait vues en rêves, elle ne savait pas vraiment. Elle n’avait même pas besoin de le dessiner, il lui suffisait de fermer les yeux et il était là. Mais comme il lui faisait à elle-même un peu peur, elle lui rajouta un collier rouge et une médaille sur laquelle était gravé le nom de son nouvel ami : Jack.
Charlotte était certes jeune, mais elle savait faire la part des choses. Elle était parfaitement au courant que Jack n’existait pas réellement, mais elle pensa qu’elle se sentirait plus forte et plus confiante si elle savait qu’une telle bête à ses ordres la talonnait.
L’horloge marquait seize heures vingt. Charlotte sursauta. Elle s’était abandonnée à sa rêverie et n’avait pas vu filer le temps. Autour d’elle, plusieurs élèves avait posé leurs stylos et attendaient impatiemment la fin du cours.
Charlotte griffonna quelques parodies de calculs et décida que le train de Jean arriverait en gare de Toulouse vers onze heures quarante. Cela lui laisserait le temps de rejoindre le centre-ville et de se dénicher un bon restaurant pour le déjeuner.
Puis ce fut la fin de la leçon. Tous les écoliers se levèrent de leurs pupitres, et rangèrent leurs affaires dans leurs cartables. Puis ils sortirent après avoir déposé leurs cahiers sur un coin du bureau de Mme Ferreira, qui continuait imperturbablement d’imaginer les problèmes ferroviaires du lendemain.
Jack se leva du tourniquet en faisant grincer les ressorts et la rejoignit calmement dans la cour. Les autres enfants partaient en grappe dans les voitures de leurs parents ou en leur donnant la main. Cette fois-ci elle ne resta pas avec les retardataires, et, Jack dans son dos, elle entreprit son trajet.
Jack connaissait l’itinéraire. Il l’avait parcouru pour la première fois le matin même. Mais comme tous les matins, rien d’extravaguant n’était survenu.
Le véritable défi se profilait maintenant. Ils approchèrent de la maison… Charlotte sentit cette boule maintenant familière grossir au fond de son estomac. Alors Jack posa avec douceur son énorme museau léonin sur son épaule pour la calmer. En le caressant (du bout des doigts, car on ne savait jamais), elle sentit son courage revenir.
Le passage sous les fenêtres de Mme Acamont fut finalement très court et sans accroc. Au début Charlotte fixait de ses yeux intimidés ses lacets de chaussures, comme à l’accoutumée. Puis elle consentit à croiser le regard de l’horrible femme. Et là, la fillette fut doublement surprise. Tout d’abord par le fait que Mme Acamont ait réussi à écarquiller ses yeux de chouette encore plus que d’ordinaire, chose que Charlotte pensait physiquement infaisable. Puis car pour la première fois, au bout de quelques secondes, le visage blafard de la femme s’effaça pour ne laisser que les ténèbres combler cette absence. Et elle ne réapparut nulle part ailleurs sur la façade, comme si la mère Acamont venait de comprendre qu’il existait d’autres lieux de vie dans sa demeure que devant ses fenêtres.
Charlotte sourit. Voilà qui était encourageant pour la suite. Suite qui arrivait à la vitesse de ses pas de plus en plus déterminés sur la face nord de la propriété.
La porte de bois était close. Juste au moment où Charlotte se dit qu’elle n’aurait finalement pas à subir le second de ses travaux herculéens, les gonds crièrent et M. Acamont surgit comme un diable de sa boîte, une fourche à la main. Il entama vigoureusement une insulte qu’il ne finirait jamais. Il se figea en voyant arriver l’enfant, et en fit tomber son ustensile. Il le ramassa, puis regagna à reculons son jardin. Jack y pénétra, histoire de lui faire un petit coucou avant de poursuivre sa route.
Il rejoignit Charlotte un peu plus loin, alors qu’elle approchait du portail. Elle entendait déjà les trépignements et les aboiements des deux chiens. Sa course se ralentit quelque peu. Mais elle sentit Jack la pousser doucement dans le dos. Elle avança.
Les chiens entamèrent leur cacophonie qui redoubla quand elle fut dans leur champ de vision. Ils stoppèrent net quand Charlotte s’immobilisa et les regarda droit dans les yeux. Leurs grognements furent vite remplacés par ces couinements plaintifs de rongeurs que même le plus impressionnant des molosses émet quand il est intimidé.
Les chiens rejoignirent la forêt d’orties, la tête basse et la queue entre les jambes, préférant visiblement se piquer plutôt que d’affronter le regard de Charlotte. La fillette se tourna vers Jack, et lui sourit. Si l’animal en était capable, elle fut persuadée qu’il sourirait également.
Elle arriva au coin du mur, où l’attendrait patiemment un des deux fils, voire les deux, pour l’effrayer ou la bousculer.
Elle ne fit pas erreur, l’un des deux était bien dissimulé ici. Mais il n’avait déjà pas l’air de vouloir plaisanter. Peut-être avait-il été le témoin auditif ou oculaire de la rencontre de Charlotte avec les chiens. Elle passa à côté de lui, mais ce dernier était comme figé, et ne prit même pas la peine de tourner la tête quand elle s’éloigna. En longeant le mur, elle crut voir une silhouette tremblotante en haut du pommier. Mais les branches l’empêchaient de distinguer quoi que ce fut. Par contre elle fut intimement convaincue que le rideau d’une des fenêtres juste derrière avait bougé.
Charlotte chercha autour d’elle pour se rendre compte que Jack n’était plus là. Alors, elle avait réussi cette dernière épreuve seule, sans son aide… Un immense sentiment de fierté grandit en elle.
Jack réapparut, sautant par-dessus le mur gris, et se plaça à nouveau derrière elle. Elle gratouilla son immense menton velu, et alors qu’il fermait de plaisir ses yeux de serpent, elle fut persuadée qu’elle n’aurait plus jamais d’ennuis pour rentrer de l’école.
Alors, ensemble, ils reprirent leur marche.
Personne ne sut véritablement ce qui s’était passé à Saint Jean des Ormeaux en cette après-midi de printemps. Cela s’était produit dans un quartier isolé, et il n’y avait eu aucun témoin.
Mais de toute évidence, quelque chose était venu dans la résidence des Acamont. Et au vu de l’état des victimes, peut-être ne saurait-on jamais ce que c’était.
Des deux chiens on ne retrouva que l’énorme braque. Ou plutôt un de ses morceaux, qui gisait dans un nuage de mouches sous les hautes herbes du jardin. Le facteur du village assura aux autorités que la famille possédait un autre chien, que lui et sa tenue de travail abîmée connaissaient très bien. Mais il n’y eut qu’un minuscule collier bleu sectionné et quelques touffes de poils éparpillées près du portail qui étayèrent ces propos.
De la même façon, personne ne vit la trace de Monsieur Acamont, jusqu’à ce que l’on se rendit compte qu’il n’avait jamais quitté son bout de jardin. Seulement, une de ses jambes était au milieu des artichauts, la tête et les bras dans les carottes, et le reste de son anatomie dispersée parmi les choux et les betteraves. Rien ne manquait, jusqu’à sa main droite tenant bien serrée une fourche cassée en deux.
Les deux fils furent par contre totalement introuvables. Il y eut d’immenses battues dans la région, mais plus jamais on ne les revit (en fait, un des villageois en voyage dans le nord de la France rencontrerait vingt-deux ans plus tard le plus âgé des deux, Jeremy, devenu moine après avoir selon lui « croisé le regard du Malin » dans son enfance, l’autre étant selon lui devenu sans-abri dans une grande ville).
On découvrit Mme Acamont, assise au milieu de son salon. Des yeux étaient vides et un filet de bave transparent coulait sur son menton. La femme fut placée dans un hôpital psychiatrique pour n’en jamais sortir. On ne sut jamais ce qu’elle avait pu voir pour la mettre dans cet état, mais cela la rendrait muette à jamais.
Donc à part Mme Acamont, il n’y eut aucun témoin… Quoique… En interrogeant le voisinage, plusieurs rapportèrent avoir aperçu, quelques pâtés de maison plus loin, un événement étrange.
Ils virent s’éloigner dans un coin de rue une minuscule silhouette enfantine, accompagnée d’une autre, immense, irréelle, floue… mais qui disparaissait quand ils clignaient des yeux.
Mais tous dirent qu’ils avaient dû rêver…

1/22/2007
Le Trajet 1/2
Voilà une histoire que j'aime bien. J'ai gagné un concours de nouvelles avec elle, et du coup un bon d'achats de plein de livres avec. C'est aussi ma troisième nouvelle sur le thème de l'imagination.
On n’entendait plus que le bruit de l’horloge depuis bientôt une demi-heure dans la classe de CE2 de l’école municipale de Saint Jean des Ormeaux. En y réfléchissant quelques secondes, cela correspondait plus ou moins à l’instant où Madame Ferreira avait donné à ses élèves ce problème de mathématiques.
Charlotte souffla et posa son crayon. Elle jeta un discret regard autour d’elle… Tout le monde était penché sur son cahier et griffonnait dans un abominable concert de scritch-scritch évoquant la charge de milliers de fourmis dévorant un cadavre malchanceux (du moins dans l’idée, car à son grand dam Charlotte n’avait jamais assisté à un tel spectacle). Même Amélie, dont les seuls intérêts dans la vie étaient les poupées à coiffer, les émissions de télé réalité et accessoirement les posters des participants aux émissions de télé réalité, noircissait des pages de réponses à une vitesse que n’autorisait certainement pas les neurones d’une écolière. En tout cas pas d’une écolière comme Amélie.
Charlotte se prit la tête dans les mains et se replongea dans l’énoncé du problème. Jean est dans un train qui part de Bordeaux à huit heures trente-cinq du matin. Il parcourt une première section de cent kilomètres, à une vitesse de cent cinquante kilomètres à l’heure. Puis il fait un arrêt d’un quart d’heure, et repart pour une section de soixante kilomètres à une vitesse de deux cent soixante-quinze kilomètres à l’heure. Après une seconde pause de dix minutes, il roulera en flèche vers Toulouse pour les quatre-vingts bornes restantes, à une vitesse constante de cent vingt kilomètres à l’heure. La question étant, bien entendu, de prédire à quelle heure Jean arrivera à Toulouse. Car Jean, bien sûr, se dit Charlotte, est incapable de baisser des petits yeux et de lire son heure d’arrivée sur son ticket de train. Et puis si Jean est si curieux, il ferait mieux de s’inquiéter des compétences du conducteur qui semble décider entre deux arrêts en gare de rouler à cent cinquante kilomètres à l’heure, puis presque au double vingt minutes après. À ce rythme-là, la réponse au problème serait vite trouvée… Jean n’arrivera jamais à Toulouse car Jean sera retrouvé mort, coincé sous deux tonnes de tôles froissées, entre ce qui était autrefois le wagon-restaurant et ce qu’il reste de la seconde classe, quelque part dans un champ entre la Gironde et la Haute-Garonne.
Charlotte observa Mme Ferreira, assise à son bureau, affairée certainement à rédiger leur prochain exercice. Car Mme Ferreira, bien cachée derrière ses lunettes à triple foyer (Charlotte se disait souvent qu’on ne pouvait décemment plus parler de foyers, mais de HLM à ce stade), se revendiquait « institutrice à l’ancienne ». C’est-à-dire qu’elle ignorait tout du monde extérieur, et rédigeait elle-même ses sujets à partir des manuels qu’elle avait eus lorsqu’elle était en primaire (période que Charlotte avait du mal à estimer… sûrement avant l’invention de la charrue).
Mais manifestement, à cette époque, la question de la ponctualité des trains et de l’étanchéité des baignoires était au centre de tous les débats. Charlotte ne serait qu’à moitié étonnée si elle découvrait que la majorité des personnes (encore en vie) de la génération de Mme Ferreira étaient toutes devenues plombiers ou conducteurs de trains. Ou instituteurs… Peut-être était-ce un complot organisé par ces trois corps de métier… Peut-être que tous ces exercices, toujours centrés sur les mêmes thèmes consistaient à formater les enfants pour qu’ils n’aient d’autres ambitions que devenir cheminots ou réparateurs de bidets. Ou enseignants, et ainsi perpétuer ce conditionnement abominable et sans fin…
Charlotte regarda à nouveau d’un air méprisant Amélie, et se demanda pendant un court instant si elle serait plutôt du style à conduire un TGV ou à resserrer des tuyaux… Puis elle contempla avec envie le paysage printanier par la fenêtre. Jack était allongé sur le tourniquet et l’attendait. Il leva la tête et lui rendit son regard.
Jack était sa nouvelle invention. Elle fondait de très grands espoirs en lui. Elle espérait qu’il lui faciliterait le trajet.
Le trajet… À cette seule pensée, elle en avait des frissons dans le dos. Bien avant les horaires de trains, bien avant Amélie et même bien avant Mme Ferreira, si Charlotte détestait venir à l’école, c’était à cause du trajet qui séparait l’établissement de sa maison.
Enfin, ce n’est pas tout à fait juste. Ce n’était pas venir à l’école qui posait problème. C’était plutôt en repartir.
Le matin, à l’aller, il était bien trop tôt pour les problèmes. Les problèmes sont paresseux, et se lèvent tard. Non, c’était rentrer chez elle qui lui faisait peur. En fait, ça ne lui faisait pas vraiment peur… Épouvanter, horripiler, glacer le sang serait des termes plus appropriés.
Soyons justes, ce n’est pas la distance à proprement parler qui la gênait. Au pire de sa forme, Charlotte ne mettait qu’une vingtaine de minutes à pied pour la parcourir. C’était bien le contenu de ces minutes qui l’effrayait.
Elle en avait au bout de quelques semaines parlé à ses parents. Mais ceux-là lui répondirent qu’elle exagérait, qu’elle voyait le mal partout et avait trop d’imagination. Comment les en blâmer ? C’était l’exacte vérité… Mais une vérité qui correspondait à tous les moments de sa vie excepté le trajet de retour après l’école. Concernant ce sujet bien précis, elle ne saurait être plus sincère. Mais de toute façon, même s’ils l’avaient crue, ses parents ne pouvaient rien pour elle. Sa mère travaillait comme caissière à la coopérative du village, et même si elle avait besoin de la voiture, elle finissait trop tard en soirée pour passer la chercher. Son père, lui, travaillait dans les bureaux d’une importante société en ville. Charlotte avait bien essayé d’en apprendre plus, mais ses parents à l’unisson lui avaient déclaré que de toute façon elle ne comprendrait pas. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’il était directeur de ressources de quelque chose, dans un secteur de quelque chose de tertiaire, et surtout qu’il se faisait emmener et raccompagner par un collègue lui aussi du village.
C’était ce même père, qui lui avait dit un jour qu’il existait deux types de personnes ; ceux qui ont peur et ceux qui affrontent leur peur. Dennis Martinot, de CM1, disait lui que le monde était divisé entre ceux qui regardaient leur caca avant de tirer la chasse et ceux qui ne le font pas. C’était une autre approche…
Pourtant Charlotte ne se considérait pas comme une trouillarde. Sa taille (elle était la plus grande de sa classe), ses cheveux couleur paille coupés très courts et son habitude de vêtir des shorts longs dès que les beaux jours le permettaient lui donnaient une solide réputation de garçon manqué. Réputation qu’elle assumait pleinement et qui était par ailleurs sa plus grande fierté (ce qui ne faisait que renforcer cette réputation). Même les garçons de cours moyen la craignaient (bien qu’elle n’ait jamais rien fait contre eux, si ce n’était rendre des coups qu’elle avait reçus au préalable, mais en les dirigeant exclusivement vers des zones sensibles, ce qui semblait-il avait pour effet secondaire qu’on ne voulait pas la frapper plus d’une fois).
Mais l’idée de sortir de cette école, et de devoir passer devant la maison des Acamont lui faisait perdre toute force et toute fierté.
En y repensant, même avant que les Acamont n’y aient emménagé, la demeure en elle-même ne lui inspirait pas confiance. Son grand portail en fer rouillé, son jardin en friche, le mur d’enceinte haut et morne, la façade sombre, les fenêtres blanchies par la saleté… Mais même ainsi, la maison donnait la chair de poule sans vraiment effrayer. On savait qu’elle était vide et que rien de ce qui la composait ne représentait de danger(si ce n’était peut-être une des portes en fer de l’entrée qui vous serait tombée dessus en passant, tant elles n’avaient l’air de ne tenir debout que grâce aux toiles d’araignées qui les décoraient).
Mais depuis deux ans, depuis qu’ils y habitaient, plus rien n’était pareil… La présence de vie aurait dû égayer un tel endroit (ou du moins le rendre un tant soit peu humainement viable), mais il n’en était rien. Le portail avait bien été remplacé, mais contre un autre tout aussi rouillé et d’un vert évoquant pour Charlotte la couleur de vomissures laissées quelques semaines de trop à l’air libre (à supposer déjà qu’il y eut un délai acceptable pour laisser traîner ce genre de choses).
Le jardin, qui autrefois évoquait une jungle sale mais inoffensive, ressemblait à présent à une mêlée de ronces et d’orties carnivores (elle était sûre que cela existait). Et entre les deux, entre la flore carnassière et le portail couleur vomi, se trouvaient les deux molosses de l’enfer…
Mais évoquons plutôt le trajet exact. À quatre heures et demie, Charlotte sortait de l’école. Elle retardait son retour autant qu’il était possible de le faire, en discutant de tout et surtout de rien avec ses copains (elle n’avait pas d’amies), qui attendaient la venue de leurs parents. Puis quand il ne restait plus personne, elle se décidait à contrecœur à se mettre en route.
Pour se rendre chez elle, il lui fallait obligatoirement contourner cette maudite baraque. Il n’y avait aucune autre voie à moins de s’équiper d’un kayak pour traverser la rivière.
Après cinq minutes de marche dans les rues de Saint Jean des Ormeaux, il lui fallait longer la face est du bâtiment. Presque la portion d’itinéraire la plus reposante, tant qu’elle ne fixait que le trottoir et qu’elle ne levait jamais la tête vers les fenêtres de la maison, au risque de croiser le regard haineux et fantomatique de Mme Acamont scrutant ses moindres mouvements. Son visage blême avait l’air décharné. Tout le monde connaît ce vieux gag de colo qui consiste à placer une lampe torche sous votre menton pour se donner une allure d’outre-tombe. Et bien voilà à quoi ressemblait Mme Acamont au naturel, sans assistance technique, ni lampe électrique, ni même bougie. Et ses yeux grands ouverts la suivaient sur tout ce côté de la maison, avec une telle insistance malsaine que même si Charlotte baissait les yeux, elle sentait au plus profond d’elle-même ses orbites monstrueuses braquées dans sa direction.
Elle était invariablement au rendez-vous, même si elle ne se trouvait jamais à la même fenêtre deux jours de suite. Cela aurait pu être un jeu amusant de deviner où elle apparaîtrait si l’enfant n’avait pas l’envie de courir à toutes jambes dès qu’elle arrivait au coin de cette rue… Chose qu’il lui arrivait parfois de faire, mais le reste de la marche n’étant pas franchement des plus accueillante, elle n’était pas si pressée d’y accéder.
L’étape suivante, sur la face nord, n’était heureusement pas quant à elle fidèle au rendez-vous chaque jour. Il s’agissait d’une simple porte en bois tranchant avec la monotonie du mur d’enceinte d’un gris triste. En soi, la porte n’avait rien de très impressionnant. Elle était simplement vieille, dans un piteux état et sa principale source de danger résidait dans le fait qu’elle était certainement une belle réserve de tétanos (Charlotte en était à cet âge où l’on croyait que le tétanos était un groupuscule de petits microbes s’ennuyant dans la rouille et les échardes, n’attendant que le genou ou le doigt d’un enfant pour se répandre et ainsi voir du pays).
Cette porte devenait inquiétante lorsqu’elle était ouverte, ou quand elle s’ouvrait. Derrière se cachait un petit carré de jardin potager, et au beau milieu de ce havre de verdure se tenait Monsieur Acamont. M. Acamont, un outil à la main, toujours affublé de la même salopette crasseuse (ou bien en avait-il une collection dans son armoire, toutes plus dégoûtantes les unes que les autres ?) était le mari idéal pour une Mme Acamont. On aurait dit de sa peau qu’elle était simplement tendue sur son squelette. Il avait d’énormes poches d’un bleu violacé placées sous chacun de ces yeux injectés de sang et ses dents n’étaient que de petits carrés jaunes saillant de ses gencives enflées et proéminantes. Il devait bien mesurer un mètre quatre-vingt dix (la notion de « grand » pour Charlotte commençait à un mètre soixante environ, alors inutile de dire qu’il était un véritable géant pour elle) , et sa présence justifiait le fait qu’il n’y ait pas d’épouvantail dans ce jardinet.
L’aspect d’une personne, même si visiblement cette personne avait eu la malchance d’hériter des chromosomes d’occasion les moins chers du marché génétique, n’était pas ce qui dérangeait Charlotte. Mais quand M. Acamont entendait les pas craintifs de la fillette se rapprocher, il ouvrait la porte en grand (si elle n’était déjà béante) et lui proférait des insultes ordurières à elle, sa mère, ses sœurs, ses cousines, et éventuellement tout autre représentante du sexe féminin de sa famille qu’il aurait pu oublier. Bien qu’elle n’ait ni sœurs, ni cousines, Charlotte prenait plutôt mal ces injures (même si au début elle ne savait pas vraiment que c’en étaient, il lui fallut chercher dans une encyclopédie ce que pouvaient signifier certaines expressions telles que « catin de Sodome et Gomorrhe », « tapineuse des basses fosses de l’enfer » ou « vile succube tentatrice ») et, accompagnant le geste à la parole, il brandissait son ustensile du jour (bêche, râteau, scie –à quoi diable pouvait bien servir une scie au milieu de légumes ?) et le dirigeait farouchement vers la spectatrice infortunée, qui généralement prenait une fois de plus ses jambes à son cou.
Mais cette fois-ci elle maintenait généralement le pas de course pour passer les prochains obstacles. Celui qui suivait était celui du portail vert-vomi, derrière lequel se trouvaient donc les deux créatures faisant le plus entorse à l’idée reçue que « le chien est le meilleur ami de l’homme ». Ou alors personne n’avait songé à en informer ces deux spécimens-ci.
Charlotte ne connaissait pas leurs noms (et à vrai dire c’était le dernier de ses soucis), en revanche elle savait tout de leurs aboiements incessants et de leurs crocs… Il y avait un yorkshire pouilleux (donc par définition, pas à proprement parler un chien ; il tenait plus du rat ou de l’écureuil enragé) et un énorme braque dont on aurait dit que la privation de chair humaine l’avait rendu fou.
Quand Charlotte passait devant eux, ils se ruaient vers elle et sortaient leurs têtes démoniaques du portail pour mieux la terroriser de leur bave, leurs grognements enragés et leur vacarme (le braque ne pouvait pour sa part ne sortir que la truffe). Une fois même, par on ne su quel miracle, l’écolière s’était trouvée avec le yorkshire pendu par la mâchoire à la chair de son avant-bras, sans s’être rendue compte du moyen dont il s’y était pris pour sortir ou pour sauter environ cinq fois sa hauteur. Elle avait réussi à s’en débarrasser en le cognant fort contre le mur gris à plusieurs reprises et en s’enfuyant à toute vitesse en hurlant. Depuis ce jour, le petit chien louchait d’une façon inquiétante, mais ne s’était pas assagi. Loin de là.
Le passage devant ces animaux féroces était certes une épreuve, mais la suivante (et par chance la dernière) n’était pas non plus de tout repos. Il s’agissait des deux fils Acamont (comme pour les chiens - dont ils n’étaient pas si éloignés, songeait Charlotte – elle ne savait pas comment ils se prénommaient), et ils étaient plus mauvais que la plus mauvaise des sorcières (leur mère, donc). Ils étaient aussi petits et gras que leurs parents étaient grands et maigres, mais tout aussi lugubres. Elle ne les avait jamais vus à l’école et ne s’en plaignait pas.
Ils avaient depuis deux ans composé et chanté plus d’une centaine de chansons à son encontre, et avaient l’air de s’être réellement creusés la tête pour trouver des mots peu gracieux pouvant rimer avec « Charlotte ». Mais ils ne s’arrêtaient pas là. Certains jours, ils se cachaient dans des coins sombres de la ruelle pour la pousser ou lui faire des croche-pattes. Le reste du temps ils étaient assis en haut du mur en ciment, sur la face est, ou agrippés à une des branches du pommier qui était juste derrière, et lui jetaient des projectiles de toutes sortes qu’ils avaient pris la peine de stocker avant son arrivée. Une fois elle s’était reçue une pierre à l’arrière du crâne et n’avait plus rien vu pendant quelques dizaines de secondes.
Ces embûches loin derrière elle, il ne lui restait plus que dix minutes supplémentaires d’un calme absolu pour se retrouver chez elle et jurer en vain qu’elle n’en ressortirait plus jamais.
Il fallait être franc ; pareille mésaventure quotidienne avait tout pour traumatiser une fillette. Si elle parvenait à échapper aux destins de plombier ou de conducteur de trains, Charlotte était persuadée qu’elle finirait dans un asile, bredouillant des paroles insensées à propos de fenêtres, de salopettes ou de yorkshires…
Elle se demanda comment une famille entière pouvait être d’une telle méchanceté. Etait-ce spontané ou établissaient-ils un plan d’attaque chaque soir ? Charlotte se les imaginait bien, poussant la vaisselle dans un coin de table après le repas du soir pour étaler la carte du quartier et décider de leurs positions. Puis après le brainstorming pour inventer de nouvelles insultes pour le père, ils tireraient au sort pour choisir derrière quelle fenêtre la mère placerait son horrible visage, vérifieraient s’il ne fallait pas changer les chiens au cas improbable où ceux-là seraient devenus un poil plus normaux dans la nuit, et seraient allés se coucher, la conscience tranquille…
Alors, pour pallier à sa peur et à sa perte de moyen dans ces insurmontables instants, Charlotte avait trouvé Jack.
A suivre...
On n’entendait plus que le bruit de l’horloge depuis bientôt une demi-heure dans la classe de CE2 de l’école municipale de Saint Jean des Ormeaux. En y réfléchissant quelques secondes, cela correspondait plus ou moins à l’instant où Madame Ferreira avait donné à ses élèves ce problème de mathématiques.
Charlotte souffla et posa son crayon. Elle jeta un discret regard autour d’elle… Tout le monde était penché sur son cahier et griffonnait dans un abominable concert de scritch-scritch évoquant la charge de milliers de fourmis dévorant un cadavre malchanceux (du moins dans l’idée, car à son grand dam Charlotte n’avait jamais assisté à un tel spectacle). Même Amélie, dont les seuls intérêts dans la vie étaient les poupées à coiffer, les émissions de télé réalité et accessoirement les posters des participants aux émissions de télé réalité, noircissait des pages de réponses à une vitesse que n’autorisait certainement pas les neurones d’une écolière. En tout cas pas d’une écolière comme Amélie.
Charlotte se prit la tête dans les mains et se replongea dans l’énoncé du problème. Jean est dans un train qui part de Bordeaux à huit heures trente-cinq du matin. Il parcourt une première section de cent kilomètres, à une vitesse de cent cinquante kilomètres à l’heure. Puis il fait un arrêt d’un quart d’heure, et repart pour une section de soixante kilomètres à une vitesse de deux cent soixante-quinze kilomètres à l’heure. Après une seconde pause de dix minutes, il roulera en flèche vers Toulouse pour les quatre-vingts bornes restantes, à une vitesse constante de cent vingt kilomètres à l’heure. La question étant, bien entendu, de prédire à quelle heure Jean arrivera à Toulouse. Car Jean, bien sûr, se dit Charlotte, est incapable de baisser des petits yeux et de lire son heure d’arrivée sur son ticket de train. Et puis si Jean est si curieux, il ferait mieux de s’inquiéter des compétences du conducteur qui semble décider entre deux arrêts en gare de rouler à cent cinquante kilomètres à l’heure, puis presque au double vingt minutes après. À ce rythme-là, la réponse au problème serait vite trouvée… Jean n’arrivera jamais à Toulouse car Jean sera retrouvé mort, coincé sous deux tonnes de tôles froissées, entre ce qui était autrefois le wagon-restaurant et ce qu’il reste de la seconde classe, quelque part dans un champ entre la Gironde et la Haute-Garonne.
Charlotte observa Mme Ferreira, assise à son bureau, affairée certainement à rédiger leur prochain exercice. Car Mme Ferreira, bien cachée derrière ses lunettes à triple foyer (Charlotte se disait souvent qu’on ne pouvait décemment plus parler de foyers, mais de HLM à ce stade), se revendiquait « institutrice à l’ancienne ». C’est-à-dire qu’elle ignorait tout du monde extérieur, et rédigeait elle-même ses sujets à partir des manuels qu’elle avait eus lorsqu’elle était en primaire (période que Charlotte avait du mal à estimer… sûrement avant l’invention de la charrue).
Mais manifestement, à cette époque, la question de la ponctualité des trains et de l’étanchéité des baignoires était au centre de tous les débats. Charlotte ne serait qu’à moitié étonnée si elle découvrait que la majorité des personnes (encore en vie) de la génération de Mme Ferreira étaient toutes devenues plombiers ou conducteurs de trains. Ou instituteurs… Peut-être était-ce un complot organisé par ces trois corps de métier… Peut-être que tous ces exercices, toujours centrés sur les mêmes thèmes consistaient à formater les enfants pour qu’ils n’aient d’autres ambitions que devenir cheminots ou réparateurs de bidets. Ou enseignants, et ainsi perpétuer ce conditionnement abominable et sans fin…
Charlotte regarda à nouveau d’un air méprisant Amélie, et se demanda pendant un court instant si elle serait plutôt du style à conduire un TGV ou à resserrer des tuyaux… Puis elle contempla avec envie le paysage printanier par la fenêtre. Jack était allongé sur le tourniquet et l’attendait. Il leva la tête et lui rendit son regard.
Jack était sa nouvelle invention. Elle fondait de très grands espoirs en lui. Elle espérait qu’il lui faciliterait le trajet.
Le trajet… À cette seule pensée, elle en avait des frissons dans le dos. Bien avant les horaires de trains, bien avant Amélie et même bien avant Mme Ferreira, si Charlotte détestait venir à l’école, c’était à cause du trajet qui séparait l’établissement de sa maison.
Enfin, ce n’est pas tout à fait juste. Ce n’était pas venir à l’école qui posait problème. C’était plutôt en repartir.
Le matin, à l’aller, il était bien trop tôt pour les problèmes. Les problèmes sont paresseux, et se lèvent tard. Non, c’était rentrer chez elle qui lui faisait peur. En fait, ça ne lui faisait pas vraiment peur… Épouvanter, horripiler, glacer le sang serait des termes plus appropriés.
Soyons justes, ce n’est pas la distance à proprement parler qui la gênait. Au pire de sa forme, Charlotte ne mettait qu’une vingtaine de minutes à pied pour la parcourir. C’était bien le contenu de ces minutes qui l’effrayait.
Elle en avait au bout de quelques semaines parlé à ses parents. Mais ceux-là lui répondirent qu’elle exagérait, qu’elle voyait le mal partout et avait trop d’imagination. Comment les en blâmer ? C’était l’exacte vérité… Mais une vérité qui correspondait à tous les moments de sa vie excepté le trajet de retour après l’école. Concernant ce sujet bien précis, elle ne saurait être plus sincère. Mais de toute façon, même s’ils l’avaient crue, ses parents ne pouvaient rien pour elle. Sa mère travaillait comme caissière à la coopérative du village, et même si elle avait besoin de la voiture, elle finissait trop tard en soirée pour passer la chercher. Son père, lui, travaillait dans les bureaux d’une importante société en ville. Charlotte avait bien essayé d’en apprendre plus, mais ses parents à l’unisson lui avaient déclaré que de toute façon elle ne comprendrait pas. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’il était directeur de ressources de quelque chose, dans un secteur de quelque chose de tertiaire, et surtout qu’il se faisait emmener et raccompagner par un collègue lui aussi du village.
C’était ce même père, qui lui avait dit un jour qu’il existait deux types de personnes ; ceux qui ont peur et ceux qui affrontent leur peur. Dennis Martinot, de CM1, disait lui que le monde était divisé entre ceux qui regardaient leur caca avant de tirer la chasse et ceux qui ne le font pas. C’était une autre approche…
Pourtant Charlotte ne se considérait pas comme une trouillarde. Sa taille (elle était la plus grande de sa classe), ses cheveux couleur paille coupés très courts et son habitude de vêtir des shorts longs dès que les beaux jours le permettaient lui donnaient une solide réputation de garçon manqué. Réputation qu’elle assumait pleinement et qui était par ailleurs sa plus grande fierté (ce qui ne faisait que renforcer cette réputation). Même les garçons de cours moyen la craignaient (bien qu’elle n’ait jamais rien fait contre eux, si ce n’était rendre des coups qu’elle avait reçus au préalable, mais en les dirigeant exclusivement vers des zones sensibles, ce qui semblait-il avait pour effet secondaire qu’on ne voulait pas la frapper plus d’une fois).
Mais l’idée de sortir de cette école, et de devoir passer devant la maison des Acamont lui faisait perdre toute force et toute fierté.
En y repensant, même avant que les Acamont n’y aient emménagé, la demeure en elle-même ne lui inspirait pas confiance. Son grand portail en fer rouillé, son jardin en friche, le mur d’enceinte haut et morne, la façade sombre, les fenêtres blanchies par la saleté… Mais même ainsi, la maison donnait la chair de poule sans vraiment effrayer. On savait qu’elle était vide et que rien de ce qui la composait ne représentait de danger(si ce n’était peut-être une des portes en fer de l’entrée qui vous serait tombée dessus en passant, tant elles n’avaient l’air de ne tenir debout que grâce aux toiles d’araignées qui les décoraient).
Mais depuis deux ans, depuis qu’ils y habitaient, plus rien n’était pareil… La présence de vie aurait dû égayer un tel endroit (ou du moins le rendre un tant soit peu humainement viable), mais il n’en était rien. Le portail avait bien été remplacé, mais contre un autre tout aussi rouillé et d’un vert évoquant pour Charlotte la couleur de vomissures laissées quelques semaines de trop à l’air libre (à supposer déjà qu’il y eut un délai acceptable pour laisser traîner ce genre de choses).
Le jardin, qui autrefois évoquait une jungle sale mais inoffensive, ressemblait à présent à une mêlée de ronces et d’orties carnivores (elle était sûre que cela existait). Et entre les deux, entre la flore carnassière et le portail couleur vomi, se trouvaient les deux molosses de l’enfer…
Mais évoquons plutôt le trajet exact. À quatre heures et demie, Charlotte sortait de l’école. Elle retardait son retour autant qu’il était possible de le faire, en discutant de tout et surtout de rien avec ses copains (elle n’avait pas d’amies), qui attendaient la venue de leurs parents. Puis quand il ne restait plus personne, elle se décidait à contrecœur à se mettre en route.
Pour se rendre chez elle, il lui fallait obligatoirement contourner cette maudite baraque. Il n’y avait aucune autre voie à moins de s’équiper d’un kayak pour traverser la rivière.
Après cinq minutes de marche dans les rues de Saint Jean des Ormeaux, il lui fallait longer la face est du bâtiment. Presque la portion d’itinéraire la plus reposante, tant qu’elle ne fixait que le trottoir et qu’elle ne levait jamais la tête vers les fenêtres de la maison, au risque de croiser le regard haineux et fantomatique de Mme Acamont scrutant ses moindres mouvements. Son visage blême avait l’air décharné. Tout le monde connaît ce vieux gag de colo qui consiste à placer une lampe torche sous votre menton pour se donner une allure d’outre-tombe. Et bien voilà à quoi ressemblait Mme Acamont au naturel, sans assistance technique, ni lampe électrique, ni même bougie. Et ses yeux grands ouverts la suivaient sur tout ce côté de la maison, avec une telle insistance malsaine que même si Charlotte baissait les yeux, elle sentait au plus profond d’elle-même ses orbites monstrueuses braquées dans sa direction.
Elle était invariablement au rendez-vous, même si elle ne se trouvait jamais à la même fenêtre deux jours de suite. Cela aurait pu être un jeu amusant de deviner où elle apparaîtrait si l’enfant n’avait pas l’envie de courir à toutes jambes dès qu’elle arrivait au coin de cette rue… Chose qu’il lui arrivait parfois de faire, mais le reste de la marche n’étant pas franchement des plus accueillante, elle n’était pas si pressée d’y accéder.
L’étape suivante, sur la face nord, n’était heureusement pas quant à elle fidèle au rendez-vous chaque jour. Il s’agissait d’une simple porte en bois tranchant avec la monotonie du mur d’enceinte d’un gris triste. En soi, la porte n’avait rien de très impressionnant. Elle était simplement vieille, dans un piteux état et sa principale source de danger résidait dans le fait qu’elle était certainement une belle réserve de tétanos (Charlotte en était à cet âge où l’on croyait que le tétanos était un groupuscule de petits microbes s’ennuyant dans la rouille et les échardes, n’attendant que le genou ou le doigt d’un enfant pour se répandre et ainsi voir du pays).
Cette porte devenait inquiétante lorsqu’elle était ouverte, ou quand elle s’ouvrait. Derrière se cachait un petit carré de jardin potager, et au beau milieu de ce havre de verdure se tenait Monsieur Acamont. M. Acamont, un outil à la main, toujours affublé de la même salopette crasseuse (ou bien en avait-il une collection dans son armoire, toutes plus dégoûtantes les unes que les autres ?) était le mari idéal pour une Mme Acamont. On aurait dit de sa peau qu’elle était simplement tendue sur son squelette. Il avait d’énormes poches d’un bleu violacé placées sous chacun de ces yeux injectés de sang et ses dents n’étaient que de petits carrés jaunes saillant de ses gencives enflées et proéminantes. Il devait bien mesurer un mètre quatre-vingt dix (la notion de « grand » pour Charlotte commençait à un mètre soixante environ, alors inutile de dire qu’il était un véritable géant pour elle) , et sa présence justifiait le fait qu’il n’y ait pas d’épouvantail dans ce jardinet.
L’aspect d’une personne, même si visiblement cette personne avait eu la malchance d’hériter des chromosomes d’occasion les moins chers du marché génétique, n’était pas ce qui dérangeait Charlotte. Mais quand M. Acamont entendait les pas craintifs de la fillette se rapprocher, il ouvrait la porte en grand (si elle n’était déjà béante) et lui proférait des insultes ordurières à elle, sa mère, ses sœurs, ses cousines, et éventuellement tout autre représentante du sexe féminin de sa famille qu’il aurait pu oublier. Bien qu’elle n’ait ni sœurs, ni cousines, Charlotte prenait plutôt mal ces injures (même si au début elle ne savait pas vraiment que c’en étaient, il lui fallut chercher dans une encyclopédie ce que pouvaient signifier certaines expressions telles que « catin de Sodome et Gomorrhe », « tapineuse des basses fosses de l’enfer » ou « vile succube tentatrice ») et, accompagnant le geste à la parole, il brandissait son ustensile du jour (bêche, râteau, scie –à quoi diable pouvait bien servir une scie au milieu de légumes ?) et le dirigeait farouchement vers la spectatrice infortunée, qui généralement prenait une fois de plus ses jambes à son cou.
Mais cette fois-ci elle maintenait généralement le pas de course pour passer les prochains obstacles. Celui qui suivait était celui du portail vert-vomi, derrière lequel se trouvaient donc les deux créatures faisant le plus entorse à l’idée reçue que « le chien est le meilleur ami de l’homme ». Ou alors personne n’avait songé à en informer ces deux spécimens-ci.
Charlotte ne connaissait pas leurs noms (et à vrai dire c’était le dernier de ses soucis), en revanche elle savait tout de leurs aboiements incessants et de leurs crocs… Il y avait un yorkshire pouilleux (donc par définition, pas à proprement parler un chien ; il tenait plus du rat ou de l’écureuil enragé) et un énorme braque dont on aurait dit que la privation de chair humaine l’avait rendu fou.
Quand Charlotte passait devant eux, ils se ruaient vers elle et sortaient leurs têtes démoniaques du portail pour mieux la terroriser de leur bave, leurs grognements enragés et leur vacarme (le braque ne pouvait pour sa part ne sortir que la truffe). Une fois même, par on ne su quel miracle, l’écolière s’était trouvée avec le yorkshire pendu par la mâchoire à la chair de son avant-bras, sans s’être rendue compte du moyen dont il s’y était pris pour sortir ou pour sauter environ cinq fois sa hauteur. Elle avait réussi à s’en débarrasser en le cognant fort contre le mur gris à plusieurs reprises et en s’enfuyant à toute vitesse en hurlant. Depuis ce jour, le petit chien louchait d’une façon inquiétante, mais ne s’était pas assagi. Loin de là.
Le passage devant ces animaux féroces était certes une épreuve, mais la suivante (et par chance la dernière) n’était pas non plus de tout repos. Il s’agissait des deux fils Acamont (comme pour les chiens - dont ils n’étaient pas si éloignés, songeait Charlotte – elle ne savait pas comment ils se prénommaient), et ils étaient plus mauvais que la plus mauvaise des sorcières (leur mère, donc). Ils étaient aussi petits et gras que leurs parents étaient grands et maigres, mais tout aussi lugubres. Elle ne les avait jamais vus à l’école et ne s’en plaignait pas.
Ils avaient depuis deux ans composé et chanté plus d’une centaine de chansons à son encontre, et avaient l’air de s’être réellement creusés la tête pour trouver des mots peu gracieux pouvant rimer avec « Charlotte ». Mais ils ne s’arrêtaient pas là. Certains jours, ils se cachaient dans des coins sombres de la ruelle pour la pousser ou lui faire des croche-pattes. Le reste du temps ils étaient assis en haut du mur en ciment, sur la face est, ou agrippés à une des branches du pommier qui était juste derrière, et lui jetaient des projectiles de toutes sortes qu’ils avaient pris la peine de stocker avant son arrivée. Une fois elle s’était reçue une pierre à l’arrière du crâne et n’avait plus rien vu pendant quelques dizaines de secondes.
Ces embûches loin derrière elle, il ne lui restait plus que dix minutes supplémentaires d’un calme absolu pour se retrouver chez elle et jurer en vain qu’elle n’en ressortirait plus jamais.
Il fallait être franc ; pareille mésaventure quotidienne avait tout pour traumatiser une fillette. Si elle parvenait à échapper aux destins de plombier ou de conducteur de trains, Charlotte était persuadée qu’elle finirait dans un asile, bredouillant des paroles insensées à propos de fenêtres, de salopettes ou de yorkshires…
Elle se demanda comment une famille entière pouvait être d’une telle méchanceté. Etait-ce spontané ou établissaient-ils un plan d’attaque chaque soir ? Charlotte se les imaginait bien, poussant la vaisselle dans un coin de table après le repas du soir pour étaler la carte du quartier et décider de leurs positions. Puis après le brainstorming pour inventer de nouvelles insultes pour le père, ils tireraient au sort pour choisir derrière quelle fenêtre la mère placerait son horrible visage, vérifieraient s’il ne fallait pas changer les chiens au cas improbable où ceux-là seraient devenus un poil plus normaux dans la nuit, et seraient allés se coucher, la conscience tranquille…
Alors, pour pallier à sa peur et à sa perte de moyen dans ces insurmontables instants, Charlotte avait trouvé Jack.
A suivre...
1/16/2007
Le cadeau d'anniversaire
Et hop désolé du retard, j'ai retrouvé mes archives.
La nouvelle suivante est une histoire sur laquelle je voulais qu'on sente une ambiance, et pas forcément une intrigue incroyable. A noter que normalement, elle devait avoir un lien avec la nouvelle "triglyphe", postée précédemment, mais je l'ai enlevé, vu que c'était inutile.
Pour la troisième fois, Alan vérifia à nouveau s'il n'avait rien oublié. Clefs, portefeuille, cigarettes... Non, tout était bien là, mais il ne pouvait pas s'empêcher de toujours fouiller les poches de sa veste pour s'en assurer. Généralement, il le faisait à quatre ou cinq reprises à chaque fois qu'il devait sortir, mais il réussit à se contrôler cette fois-ci. Il avait vu un jour une émission sur les TOC, les troubles obsessionnels compulsifs, et décida que ce n'en était pas un. Du moins pas un qui méritait de passer à la télé.
Il fit quelques pas dans l'allée devant chez lui puis se retourna.
« Allez Tom, lança-t-il. Dépêche-toi ou on va rater le bus. »
L'enfant était à quelques mètres de lui, devant la porte d'entrée qu'il venait de fermer, mais restait immobile. Il avait les yeux fixés vers la zone d'ombre sous les quelques marches qui menaient au palier.
« Allez, dépêche-toi, répéta-t-il, qu'est-ce que tu fais ?
- Je crois qu'on a encore des gnomes dans la cave, papa, dit Tom.
- Mais non, répondit Alan en riant. Tu sais bien que papa a appelé le monsieur qui a mis du produit et nous en a débarassé. »
Tom hocha la tête. Puis il sembla se souvenir subitement qu'il avait projeté de bouder toute la journée, et s'exécuta, les bras croisés théâtralement sur la poitrine.
« Allez, donne-moi la main, dit Alan.
- Non, je suis pas un bébé.
- Comme tu veux. Mais je te préviens, dès qu'on sera en ville, tu seras obligé.
- Mmmmh, grogna Tom en guise de réponse. »
Ils sortirent de leur allée et marchèrent sur le chemin de terre qui bordait leur habitation. Alan ferma les yeux en sentant les lueurs matinales sur son visage. Il faisait encore un peu frais pour un 14 avril, mais il n'y avait aucun nuage dans le ciel. Cela promettait d'être une belle journée. Au loin, un animal lança un cri étrange, puis se tut.
Enfin, ils arrivèrent au croisement entre le chemin et la route goudronnée, ou le seul autre indice qu'il y avait un monde civilisé quelque part était un abri bus qui commençait à prendre de l'âge. Tom s'assit sur le banc en bois. Alan préféra rester debout, à distance de l'enfant, afin de fumer une cigarette qu'il tira de son paquet. Il eut pendant quelques secondes peur d'avoir oublié son briquet (alors qu'il avait vérifié plusieurs fois), et lâcha un soupir de soulagement en le sentant sous ses doigts, dans sa poche de Jean.
Il n'avait pas fumé la moitié de sa cigarette quand il vit le bus arriver. Il la jeta à terre et l'écrasa du pied.
« Allez, le bus est là, dit-il en se tournant vers Tom. »
Le véhicule s'arrêta à leur niveau et ouvrit ses portes dans un Pschttt bruyant. Le chauffeur, une brune plutôt jolie, lui lança un bonjour rafraichissant accompagné d'un sourire radieux. Tom, lui, ne bougeait toujours pas de son banc.
« Tom, tu fais attendre la dame, allez... Excusez-le, dit-il à l'attention de la jolie fille. Il a dix ans aujourd'hui, et il doit avoir le blues d'avoir une année de plus, à son grand âge...
- C'est pas grave, répondit-elle, toujours en souriant. Et bien, bon anniversaire, bonhomme. »
Tom leva les yeux et rougit. Puis il se décida enfin à se lever. Il ramassa son sac, , qu'il avait coincé entre ses pieds quand il s'était assit, et monta dans le bus. Son père l'imita, et prit deux tickets pour Chicago.
Vu le peu de personnes présentes (Alan en compta rapidement quatre), ils s'assirent l'un derrière l'autre, occupant chacun deux places. Tom, installé devant son père, posa son sac à dos sur le siège à côté de lui et tourna sa tête vers la fenêtre.
Le bus démarra, fit quelques mètres puis s'arrêta. Les portes s'ouvrirent à nouveau. Un homme essouflé entra, remerciant la conductrice de s'être arrêté, puis alla s'assoir à quelques rangées du fond. Alan le reconnut. C'était un de ses nouveaux voisins qui venait de faire construire, un peu plus haut de chez lui. Mais il fut incapable de retrouver son nom. Enfin le car partit pour de bon.
Alan ferma les yeux et s'assoupit. Quand il les rouvrit, il entendit son fils marteler de ses petits doigts sa console de jeux portable, dont il avait coupé le son pour économiser les piles.
L'adulte se leva et s'assit à la place du sac à dos, le posant à ses pieds. L'apercevant, Tom se remit à faire la gueule. A ce stade, ce n'était même plus faire la gueule... Si faire la gueule était puni par la loi, alors Tom serait bon pour la chaise.
« T'es pas content d'y aller ? demanda calmement Alan.
- Je voulais dormir.
- Je sais qu'on s'est levé tôt, mais c'est loin et c'est maman qui a la voiture. »
A ces mots, la moue de Tom se marqua un peu plus. Alan remarqua quelque chose par la fenêtre.
« Oh regarde, une licorne, dit-il à son fils, ravi de pouvoir détourner son attention. »
En effet, une grande licorne blanche buvait l'eau d'une petite mare dans un champ près de la route. Quand le bus passa près d'elle, elle leva la tête, faisant briller l'ivoire de sa corne au soleil, et le regarda passer. Alan crut voir son petit un peu plus loin dans l'ombre d'un arbuste, mais il se trompait peut-être.
« Non, ne la prend pas en photo, dit-il à Tom qui sortait l'appareil de son sac. Economise les plutôt pour tout à l'heure. »
Sans un mot, l'enfant remit l'objet dans son sac, qu'il préféra replacer entre ses minuscules pieds à lui, et se remit à son jeu vidéo.
Alan, lui, somnola à nouveau.
Il n'était pas loin de onze heures quand la voix de la jolie brune réveilla Alan en informant ses passagers qu'ils arriveraient à Chicago dans vingt minutes. L'homme regarda par la fenêtre et s'étonna de voir encore défiler les champs verts de l'Illinois. Au fond du paysage couraient en troupeau quelques achlis bondissants.
Alan secoua Tom, qui s'était lui aussi endormi. L'enfant se réveilla et grogna une fois de plus en découvrant qu'il s'était assoupit en laissant sa console allumée, et qu'il ne restait plus de batterie. C'était bien la peine d'avoir baissé le son...
Enfin, sans qu'ils n'aient vraiment remarqué la transition, le paysage urbain les entourèrent, et le bus s'arrêta au terminus. Avant de descendre, Alan ne put s'empêcher de remercier le chauffeur avec, à son tour, un grand sourire. Cette dernière le lui rendit en lui souhaitant une bonne journée. Mais Alan se sentit un peu vexé en entendant la fille énoncer exactement ces mêmes mots à son voisin sans nom, qui descendait derrière lui.
Dès qu'il fut à l'air libre, il alluma une cigarette. il fumait nettement moins qu'avant, mais avait fermement décidé d'arrêter. Il ne lui manquait plus qu'à décider de la date à laquelle il arrêterait.
« Allez viens, dit-il en tendant la main, on va manger. »
Ils se rendirent à pied vers le parc de The Loop, et choisirent un banc face au lac Michigan. Un groupe de jeunes gens faisaient du jogging. Alan n'était pas souvent venu à Chicago, mais à chaque fois qu'il venait sur les berges du Michigan, il y avait toujours des personnes en plein jogging, et ce quelque soit l'heure. L'homme se demanda où ils pouvaient trouver le temps. Lui, entre le travail à l'usine, l'entretien de sa petite maison, son fils et Jenny, son épouse, il n'avait même pas le temps de songer à avoir un loisir...
Il sortit la poche plastique renfermant leur déjeuner du sac à dos (Tom avait insisté pour le porter), et déballa de leur papier aluminium les sandwiches au fromage qu'avait préparé Jenny la veille.
Bientôt le mutisme volontaire de Tom fut rejoint par celui d'Alan mordant goulument dans son repas.
Sur le banc voisin, deux petites femmes âgées parlaient dans un patois incompréhensible tout en jetant nonchalemment des miettes de pain à des petits griffons qui se pressaient pour les picorer. Ce qui passait pour la mère des animaux, étendue sur le flanc un peu plus loin dans l'herbe, les surveillait de ses yeux de rapace.
Alan finit son sandwich et regarda avec envie celui de son fils, que ce dernier avait manifestement du mal à terminer.
« Tu sais, Maman aurait bien aimé venir, dit-il à l'enfant, décidé à crever l'abcès une fois pour toute.
- Ouais...
- Mais si, mais il fallait qu'elle travaille aujourd'hui. Et son patron ne voulait pas lui donner de jour de congé...euh...de vacances...
- Je sais ce que c'est un jour de congé, répliqua sèchement Tom.
- Mais elle m'a dit qu'elle te fera un gros gâteau qui nous attendra dès qu'on sera rentrés. Mais chut, c'est une surprise, dit-il en plaquant son doigt contre sa bouche. Allez, donne-moi ça, va, tu me fais pitié. »
Alan prit le reste du sandwich de l'enfant et en avala une bouchée. Un bruit d'éclaboussure attira leur attention. Un peu plus bas, sur les berges du lac, un capricorne surgit de l'eau et entreprit de se secouer. Puis il s'allongea de tout son long sur la petite plage de galets pour se faire dorer au soleil. Mais il regagna rapidement les flots quand un manticore passa à proximité.
Alan ne put à son tour se résoudre à terminer le reste du casse-croûte et le jeta à l’eau, où la tête du capricorne réapparut pour l’engloutir. Puis il replongea et disparut.
L’homme sortit deux pommes de la poche, et se leva et en tendit une à Tom.
« Tiens, dit-il, on va les manger en marchant. Il faut qu’on se trouve un taxi. »
Ils marchèrent vers la sortie du parc, ou plusieurs hommes en costumes et femmes en tailleur finissaient leur salade avant de retourner travailler. Ils trouvèrent des toilettes publiques qu’ils utilisèrent l’un après l’autre, puis ils avancèrent vers la circulation.
Le soleil éclatant de printemps aveuglait Alan en se reflétant sur les immeubles d’argent de la ville. Il vit la tour Sears au loin et remarqua avec étonnement qu’un gros dragon gris y était agrippé. Etrange… Ces bestioles avaient pourtant tendance à partir vers le nord dès qu’il faisait un peu chaud dans la région. Alan n’arriva pas à reconnaître s’il s’agissait d’un fafnir ou d’un tatsu. Il avait appris ça au primaire, mais ses souvenirs d’école étaient lointains à présent. Tom l’aurait peut-être su, mais il n’avait pas l’air d’avoir remarqué le reptile, et tout compte fait, Alan ne jugea pas si important de le savoir.
Il hêla un taxi ; qui s’arrêta. Ils s’assirent tous deux à l’arrière. Alan indiqua leur destination au chauffeur, qui avait un accent italien. La voiture démarra et roula en direction du centre.
Alan jeta un dernier coup d’œil vers la Sears mais le dragon n’y était plus. Il le chercha du regard dans le ciel dans le pare-brise arrière, mais ne fit qu’apercevoir une volée d’oiseaux-phens.
Cela faisait bientôt un quart d’heure que le taxi était immobilisé dans un gigantesque embouteillage.
Tom s’impatientait, et à vrai dire, son père également. Le chauffeur avait beau monter le son de la radio, le bulletin d’info-traffic ne donnait aucune explication. Cinq minutes de plus passèrent et Alan s’agita dans son siège. Il avait besoin d’une cigarette.
« Ça vous dérange si je sors cinq minutes, pour voir ce qu’il se passe ?
- Ma non pas dou tout, répondit le chauffeur. »
Alan sortit du taxi après avoir passé une main amicale dans la chevelure de son fils. Il se demanda s’il pouvait vraiment le laisser seul, mais le conducteur avait l’air honnête, et même s’il avait voulu kidnapper l’enfant, il n’aurait pas roulé bien loin avec ce bouchon.
Alan sortit son briquet et son tabac, et marcha en direction d’un homme en uniforme de police qui tentait de faire la circulation au milieu des kalxons et des insultes.
« Bonjour, cria-t-il au policier entre deux bouffées de cigarette. Vous savez ce qui arrive ?
- Ah, il fallait s’en douter, de ce qui arrive. C’est à cause du kraken qui vit dans les égouts entre la 11ème et Main Street. J’avais pourtant prévenu la municipalité qu’on aurait ce genre de problèmes, mais ils n’ont pas voulu écouter… Il y a eu le même genre d’histoire avec le léviathan qui vivait dans l’Hudson, à New York, mais nooon, ça a pas suffit à…
- Qu’est-ce qui c’est passé exactement ? l’interrompit Alan.
- Oh, c’te conne de bête a voulu voler la carriole d ‘un vendeur de hot-dogs et s’est coincé en l’amenant dans les égoûts. Les pompiers essaient de voir comment la déloger sans avoir à lui sectionner un tentacule. »
- Ok, répondit Alan. »
Il retourna à son taxi, écrasant son mégot encore fumant.
« Alors, qu’est-ce qu’il sé passé ? demanda le chauffeur. »
Alan le lui raconta.
« Ah, satanés dé vendeurs. Ils lé savent pourtant, qu’il ne faut pas qu’ils vendent trop prêt d’oune bouche d’égout dans cé quartier.
- Bon, on va finir le trajet à pied, Tom. Combien ça fait ? »
Alan le paya et, la main de son fils dans la sienne, ils se pressèrent de rejoindre le trottoir. En passant au détour d’une rue, Alan aperçut les pompiers s’affairant, mais la foule de curieux lui empêchait de voir si un quelconque appendice visqueux ou une carriole de hot-dogs.
Après vingt minutes de marche, leur périple prit fin.
Avant d’entrer, Alan s’accroupit à hauteur de son fils et le prit par le bras.
« Ecoute, fiston. Papa et Maman ont travaillé dur pour te payer ton cadeau d’anniversaire, et Papa aimerait bien annoncer à Maman que tu t’es amusé. Alors tu arrêtes de faire cette tête et tu en profites. Moi, mon père, que tu n’as pas connu, m’y a amené quand j’ai eu ton âge et ça a été le plus beau jour de ma vie. »
Tom haussa les épaules, toujours silencieux.
Alan ne savait plus que penser. Il était en colère de voir l’enfant bouder en une pareille occasion, se sentait honteux d’avoir eu à lui demander d’être content d’être là et culpabilisait de n’avoir pas pu mieux égayer sa journée.
Alors il se rendit au guichet et prit deux billets. Puis ils pénétrèrent dans le zoo.
A partir de cet instant, il ne vit plus Tom autrement qu’avec une expression de joie sur le visage. L’enfant était si excité qu’il le perdit deux fois dans le parc.
Ils firent tous les enclos. Certains même plusieurs fois. Tom insista pour voir toutes les races de chiens et y passa l’intégralité de sa pellicule. Heureusement, Alan en trouva d’autres en vente à la sortie du pavillon des vers de terre.
Il leur fallut courir à plusieurs reprises pour ne manquer aucune représentations. Le cirque des hamsters dans la cabane des rongeurs, la démonstration de perruches savantes, la ronde des moutons… Le cœur d’Alan eut un raté lorsqu’il entendit son fils rire à plein poumons pendant le spectacle des cochons.
Il eut lui-même des larmes aux yeux en traversant la volière des canaris. Ils eurent même la chance d’assister au nourissage des chats. Et comme ils étaient arrivés les premiers, le gardien laissa même entrer Tom dans l’enceinte pour caresser un chat siamois (« Ils sont très rares, il n’y a que quatre couples en Amérique du nord » les informa l’employé). Le félin détala quand Tom éternua, mais son père fut persuadé (et cela se confirmerait dans tous les dessins de son fils pour le mois à venir) que cette rencontre serait gravée pour un long moment dans son jeune esprit.
Les visites furent tout bonnement parfaites, à part peut-être ce moment où un phénix entra on ne sait trop comment dans l’enclos des volailles et vint taquiner les pintades pendant leur grande parade. Mais les membres du personnel du zoo le chassèrent rapidement et l’animation put reprendre son cours.
Tom et Alan s’amusèrent tant qu’ils prirent du retard sur l’horaire qu’ils s’étaient fixé, et durent prendre le bus suivant celui qui était prévu (conduit par un vieux chauve, ce qui les déçu tous les deux).
Tom s’assit à côté de son père dans le véhicule, et, alors qu’au loin le soleil commençait à décliner, il lui offrit un immense sourire et le remercia.
Alan prit son fils par l’épaule et l’embrassa sur le front.
Oui vraiment, c’était une belle journée.
La nouvelle suivante est une histoire sur laquelle je voulais qu'on sente une ambiance, et pas forcément une intrigue incroyable. A noter que normalement, elle devait avoir un lien avec la nouvelle "triglyphe", postée précédemment, mais je l'ai enlevé, vu que c'était inutile.
Pour la troisième fois, Alan vérifia à nouveau s'il n'avait rien oublié. Clefs, portefeuille, cigarettes... Non, tout était bien là, mais il ne pouvait pas s'empêcher de toujours fouiller les poches de sa veste pour s'en assurer. Généralement, il le faisait à quatre ou cinq reprises à chaque fois qu'il devait sortir, mais il réussit à se contrôler cette fois-ci. Il avait vu un jour une émission sur les TOC, les troubles obsessionnels compulsifs, et décida que ce n'en était pas un. Du moins pas un qui méritait de passer à la télé.
Il fit quelques pas dans l'allée devant chez lui puis se retourna.
« Allez Tom, lança-t-il. Dépêche-toi ou on va rater le bus. »
L'enfant était à quelques mètres de lui, devant la porte d'entrée qu'il venait de fermer, mais restait immobile. Il avait les yeux fixés vers la zone d'ombre sous les quelques marches qui menaient au palier.
« Allez, dépêche-toi, répéta-t-il, qu'est-ce que tu fais ?
- Je crois qu'on a encore des gnomes dans la cave, papa, dit Tom.
- Mais non, répondit Alan en riant. Tu sais bien que papa a appelé le monsieur qui a mis du produit et nous en a débarassé. »
Tom hocha la tête. Puis il sembla se souvenir subitement qu'il avait projeté de bouder toute la journée, et s'exécuta, les bras croisés théâtralement sur la poitrine.
« Allez, donne-moi la main, dit Alan.
- Non, je suis pas un bébé.
- Comme tu veux. Mais je te préviens, dès qu'on sera en ville, tu seras obligé.
- Mmmmh, grogna Tom en guise de réponse. »
Ils sortirent de leur allée et marchèrent sur le chemin de terre qui bordait leur habitation. Alan ferma les yeux en sentant les lueurs matinales sur son visage. Il faisait encore un peu frais pour un 14 avril, mais il n'y avait aucun nuage dans le ciel. Cela promettait d'être une belle journée. Au loin, un animal lança un cri étrange, puis se tut.
Enfin, ils arrivèrent au croisement entre le chemin et la route goudronnée, ou le seul autre indice qu'il y avait un monde civilisé quelque part était un abri bus qui commençait à prendre de l'âge. Tom s'assit sur le banc en bois. Alan préféra rester debout, à distance de l'enfant, afin de fumer une cigarette qu'il tira de son paquet. Il eut pendant quelques secondes peur d'avoir oublié son briquet (alors qu'il avait vérifié plusieurs fois), et lâcha un soupir de soulagement en le sentant sous ses doigts, dans sa poche de Jean.
Il n'avait pas fumé la moitié de sa cigarette quand il vit le bus arriver. Il la jeta à terre et l'écrasa du pied.
« Allez, le bus est là, dit-il en se tournant vers Tom. »
Le véhicule s'arrêta à leur niveau et ouvrit ses portes dans un Pschttt bruyant. Le chauffeur, une brune plutôt jolie, lui lança un bonjour rafraichissant accompagné d'un sourire radieux. Tom, lui, ne bougeait toujours pas de son banc.
« Tom, tu fais attendre la dame, allez... Excusez-le, dit-il à l'attention de la jolie fille. Il a dix ans aujourd'hui, et il doit avoir le blues d'avoir une année de plus, à son grand âge...
- C'est pas grave, répondit-elle, toujours en souriant. Et bien, bon anniversaire, bonhomme. »
Tom leva les yeux et rougit. Puis il se décida enfin à se lever. Il ramassa son sac, , qu'il avait coincé entre ses pieds quand il s'était assit, et monta dans le bus. Son père l'imita, et prit deux tickets pour Chicago.
Vu le peu de personnes présentes (Alan en compta rapidement quatre), ils s'assirent l'un derrière l'autre, occupant chacun deux places. Tom, installé devant son père, posa son sac à dos sur le siège à côté de lui et tourna sa tête vers la fenêtre.
Le bus démarra, fit quelques mètres puis s'arrêta. Les portes s'ouvrirent à nouveau. Un homme essouflé entra, remerciant la conductrice de s'être arrêté, puis alla s'assoir à quelques rangées du fond. Alan le reconnut. C'était un de ses nouveaux voisins qui venait de faire construire, un peu plus haut de chez lui. Mais il fut incapable de retrouver son nom. Enfin le car partit pour de bon.
Alan ferma les yeux et s'assoupit. Quand il les rouvrit, il entendit son fils marteler de ses petits doigts sa console de jeux portable, dont il avait coupé le son pour économiser les piles.
L'adulte se leva et s'assit à la place du sac à dos, le posant à ses pieds. L'apercevant, Tom se remit à faire la gueule. A ce stade, ce n'était même plus faire la gueule... Si faire la gueule était puni par la loi, alors Tom serait bon pour la chaise.
« T'es pas content d'y aller ? demanda calmement Alan.
- Je voulais dormir.
- Je sais qu'on s'est levé tôt, mais c'est loin et c'est maman qui a la voiture. »
A ces mots, la moue de Tom se marqua un peu plus. Alan remarqua quelque chose par la fenêtre.
« Oh regarde, une licorne, dit-il à son fils, ravi de pouvoir détourner son attention. »
En effet, une grande licorne blanche buvait l'eau d'une petite mare dans un champ près de la route. Quand le bus passa près d'elle, elle leva la tête, faisant briller l'ivoire de sa corne au soleil, et le regarda passer. Alan crut voir son petit un peu plus loin dans l'ombre d'un arbuste, mais il se trompait peut-être.
« Non, ne la prend pas en photo, dit-il à Tom qui sortait l'appareil de son sac. Economise les plutôt pour tout à l'heure. »
Sans un mot, l'enfant remit l'objet dans son sac, qu'il préféra replacer entre ses minuscules pieds à lui, et se remit à son jeu vidéo.
Alan, lui, somnola à nouveau.
Il n'était pas loin de onze heures quand la voix de la jolie brune réveilla Alan en informant ses passagers qu'ils arriveraient à Chicago dans vingt minutes. L'homme regarda par la fenêtre et s'étonna de voir encore défiler les champs verts de l'Illinois. Au fond du paysage couraient en troupeau quelques achlis bondissants.
Alan secoua Tom, qui s'était lui aussi endormi. L'enfant se réveilla et grogna une fois de plus en découvrant qu'il s'était assoupit en laissant sa console allumée, et qu'il ne restait plus de batterie. C'était bien la peine d'avoir baissé le son...
Enfin, sans qu'ils n'aient vraiment remarqué la transition, le paysage urbain les entourèrent, et le bus s'arrêta au terminus. Avant de descendre, Alan ne put s'empêcher de remercier le chauffeur avec, à son tour, un grand sourire. Cette dernière le lui rendit en lui souhaitant une bonne journée. Mais Alan se sentit un peu vexé en entendant la fille énoncer exactement ces mêmes mots à son voisin sans nom, qui descendait derrière lui.
Dès qu'il fut à l'air libre, il alluma une cigarette. il fumait nettement moins qu'avant, mais avait fermement décidé d'arrêter. Il ne lui manquait plus qu'à décider de la date à laquelle il arrêterait.
« Allez viens, dit-il en tendant la main, on va manger. »
Ils se rendirent à pied vers le parc de The Loop, et choisirent un banc face au lac Michigan. Un groupe de jeunes gens faisaient du jogging. Alan n'était pas souvent venu à Chicago, mais à chaque fois qu'il venait sur les berges du Michigan, il y avait toujours des personnes en plein jogging, et ce quelque soit l'heure. L'homme se demanda où ils pouvaient trouver le temps. Lui, entre le travail à l'usine, l'entretien de sa petite maison, son fils et Jenny, son épouse, il n'avait même pas le temps de songer à avoir un loisir...
Il sortit la poche plastique renfermant leur déjeuner du sac à dos (Tom avait insisté pour le porter), et déballa de leur papier aluminium les sandwiches au fromage qu'avait préparé Jenny la veille.
Bientôt le mutisme volontaire de Tom fut rejoint par celui d'Alan mordant goulument dans son repas.
Sur le banc voisin, deux petites femmes âgées parlaient dans un patois incompréhensible tout en jetant nonchalemment des miettes de pain à des petits griffons qui se pressaient pour les picorer. Ce qui passait pour la mère des animaux, étendue sur le flanc un peu plus loin dans l'herbe, les surveillait de ses yeux de rapace.
Alan finit son sandwich et regarda avec envie celui de son fils, que ce dernier avait manifestement du mal à terminer.
« Tu sais, Maman aurait bien aimé venir, dit-il à l'enfant, décidé à crever l'abcès une fois pour toute.
- Ouais...
- Mais si, mais il fallait qu'elle travaille aujourd'hui. Et son patron ne voulait pas lui donner de jour de congé...euh...de vacances...
- Je sais ce que c'est un jour de congé, répliqua sèchement Tom.
- Mais elle m'a dit qu'elle te fera un gros gâteau qui nous attendra dès qu'on sera rentrés. Mais chut, c'est une surprise, dit-il en plaquant son doigt contre sa bouche. Allez, donne-moi ça, va, tu me fais pitié. »
Alan prit le reste du sandwich de l'enfant et en avala une bouchée. Un bruit d'éclaboussure attira leur attention. Un peu plus bas, sur les berges du lac, un capricorne surgit de l'eau et entreprit de se secouer. Puis il s'allongea de tout son long sur la petite plage de galets pour se faire dorer au soleil. Mais il regagna rapidement les flots quand un manticore passa à proximité.
Alan ne put à son tour se résoudre à terminer le reste du casse-croûte et le jeta à l’eau, où la tête du capricorne réapparut pour l’engloutir. Puis il replongea et disparut.
L’homme sortit deux pommes de la poche, et se leva et en tendit une à Tom.
« Tiens, dit-il, on va les manger en marchant. Il faut qu’on se trouve un taxi. »
Ils marchèrent vers la sortie du parc, ou plusieurs hommes en costumes et femmes en tailleur finissaient leur salade avant de retourner travailler. Ils trouvèrent des toilettes publiques qu’ils utilisèrent l’un après l’autre, puis ils avancèrent vers la circulation.
Le soleil éclatant de printemps aveuglait Alan en se reflétant sur les immeubles d’argent de la ville. Il vit la tour Sears au loin et remarqua avec étonnement qu’un gros dragon gris y était agrippé. Etrange… Ces bestioles avaient pourtant tendance à partir vers le nord dès qu’il faisait un peu chaud dans la région. Alan n’arriva pas à reconnaître s’il s’agissait d’un fafnir ou d’un tatsu. Il avait appris ça au primaire, mais ses souvenirs d’école étaient lointains à présent. Tom l’aurait peut-être su, mais il n’avait pas l’air d’avoir remarqué le reptile, et tout compte fait, Alan ne jugea pas si important de le savoir.
Il hêla un taxi ; qui s’arrêta. Ils s’assirent tous deux à l’arrière. Alan indiqua leur destination au chauffeur, qui avait un accent italien. La voiture démarra et roula en direction du centre.
Alan jeta un dernier coup d’œil vers la Sears mais le dragon n’y était plus. Il le chercha du regard dans le ciel dans le pare-brise arrière, mais ne fit qu’apercevoir une volée d’oiseaux-phens.
Cela faisait bientôt un quart d’heure que le taxi était immobilisé dans un gigantesque embouteillage.
Tom s’impatientait, et à vrai dire, son père également. Le chauffeur avait beau monter le son de la radio, le bulletin d’info-traffic ne donnait aucune explication. Cinq minutes de plus passèrent et Alan s’agita dans son siège. Il avait besoin d’une cigarette.
« Ça vous dérange si je sors cinq minutes, pour voir ce qu’il se passe ?
- Ma non pas dou tout, répondit le chauffeur. »
Alan sortit du taxi après avoir passé une main amicale dans la chevelure de son fils. Il se demanda s’il pouvait vraiment le laisser seul, mais le conducteur avait l’air honnête, et même s’il avait voulu kidnapper l’enfant, il n’aurait pas roulé bien loin avec ce bouchon.
Alan sortit son briquet et son tabac, et marcha en direction d’un homme en uniforme de police qui tentait de faire la circulation au milieu des kalxons et des insultes.
« Bonjour, cria-t-il au policier entre deux bouffées de cigarette. Vous savez ce qui arrive ?
- Ah, il fallait s’en douter, de ce qui arrive. C’est à cause du kraken qui vit dans les égouts entre la 11ème et Main Street. J’avais pourtant prévenu la municipalité qu’on aurait ce genre de problèmes, mais ils n’ont pas voulu écouter… Il y a eu le même genre d’histoire avec le léviathan qui vivait dans l’Hudson, à New York, mais nooon, ça a pas suffit à…
- Qu’est-ce qui c’est passé exactement ? l’interrompit Alan.
- Oh, c’te conne de bête a voulu voler la carriole d ‘un vendeur de hot-dogs et s’est coincé en l’amenant dans les égoûts. Les pompiers essaient de voir comment la déloger sans avoir à lui sectionner un tentacule. »
- Ok, répondit Alan. »
Il retourna à son taxi, écrasant son mégot encore fumant.
« Alors, qu’est-ce qu’il sé passé ? demanda le chauffeur. »
Alan le lui raconta.
« Ah, satanés dé vendeurs. Ils lé savent pourtant, qu’il ne faut pas qu’ils vendent trop prêt d’oune bouche d’égout dans cé quartier.
- Bon, on va finir le trajet à pied, Tom. Combien ça fait ? »
Alan le paya et, la main de son fils dans la sienne, ils se pressèrent de rejoindre le trottoir. En passant au détour d’une rue, Alan aperçut les pompiers s’affairant, mais la foule de curieux lui empêchait de voir si un quelconque appendice visqueux ou une carriole de hot-dogs.
Après vingt minutes de marche, leur périple prit fin.
Avant d’entrer, Alan s’accroupit à hauteur de son fils et le prit par le bras.
« Ecoute, fiston. Papa et Maman ont travaillé dur pour te payer ton cadeau d’anniversaire, et Papa aimerait bien annoncer à Maman que tu t’es amusé. Alors tu arrêtes de faire cette tête et tu en profites. Moi, mon père, que tu n’as pas connu, m’y a amené quand j’ai eu ton âge et ça a été le plus beau jour de ma vie. »
Tom haussa les épaules, toujours silencieux.
Alan ne savait plus que penser. Il était en colère de voir l’enfant bouder en une pareille occasion, se sentait honteux d’avoir eu à lui demander d’être content d’être là et culpabilisait de n’avoir pas pu mieux égayer sa journée.
Alors il se rendit au guichet et prit deux billets. Puis ils pénétrèrent dans le zoo.
A partir de cet instant, il ne vit plus Tom autrement qu’avec une expression de joie sur le visage. L’enfant était si excité qu’il le perdit deux fois dans le parc.
Ils firent tous les enclos. Certains même plusieurs fois. Tom insista pour voir toutes les races de chiens et y passa l’intégralité de sa pellicule. Heureusement, Alan en trouva d’autres en vente à la sortie du pavillon des vers de terre.
Il leur fallut courir à plusieurs reprises pour ne manquer aucune représentations. Le cirque des hamsters dans la cabane des rongeurs, la démonstration de perruches savantes, la ronde des moutons… Le cœur d’Alan eut un raté lorsqu’il entendit son fils rire à plein poumons pendant le spectacle des cochons.
Il eut lui-même des larmes aux yeux en traversant la volière des canaris. Ils eurent même la chance d’assister au nourissage des chats. Et comme ils étaient arrivés les premiers, le gardien laissa même entrer Tom dans l’enceinte pour caresser un chat siamois (« Ils sont très rares, il n’y a que quatre couples en Amérique du nord » les informa l’employé). Le félin détala quand Tom éternua, mais son père fut persuadé (et cela se confirmerait dans tous les dessins de son fils pour le mois à venir) que cette rencontre serait gravée pour un long moment dans son jeune esprit.
Les visites furent tout bonnement parfaites, à part peut-être ce moment où un phénix entra on ne sait trop comment dans l’enclos des volailles et vint taquiner les pintades pendant leur grande parade. Mais les membres du personnel du zoo le chassèrent rapidement et l’animation put reprendre son cours.
Tom et Alan s’amusèrent tant qu’ils prirent du retard sur l’horaire qu’ils s’étaient fixé, et durent prendre le bus suivant celui qui était prévu (conduit par un vieux chauve, ce qui les déçu tous les deux).
Tom s’assit à côté de son père dans le véhicule, et, alors qu’au loin le soleil commençait à décliner, il lui offrit un immense sourire et le remercia.
Alan prit son fils par l’épaule et l’embrassa sur le front.
Oui vraiment, c’était une belle journée.
12/19/2006
Mémoire
Nouvelle petite histoire, qui ne tient pas la route scientifiquement je sais, mais arrêtez un peu d'être terre-à-terre comme ça rhô... Rêvez un peu ;)
A noter dans les bonnes nouvelles que mon histoire "Le concert de sa vie" que je vous ai présentée un peu plus bas est également finaliste du concours de nouvelles "Annie Ernaud". On lui souhaite bonne chance.
La porte noire s’ouvrit sur la chambre de Ted. Ce dernier, une bouteille de bière à la main, entra précipitamment, et referma en soufflant bruyamment, comme si la température de la pièce voisine avoisinait celle du centre du soleil.
Dean était déjà à l’intérieur et, l’air impatient, l’attendait, assis sur une chaise, coincée près d’un bureau.
« Hé ben, c’est chaud à côté !
- Ouais, j’imagine, dit calmement Dean.
- Bon, tu voulais me voir ?
Dean hocha la tête.
- Dis, ça prendra pas trop de temps, j’espère, demanda Ted. Parce que là, tu vois, y’a Susan Perkins qui commence à être beurrée et j’aimerais bien la rejoindre avant qu’elle reprenne tous ses esprits.
- Non, t’inquiète, le rassura Dean. Ça ira vite. Assieds-toi, s’il te plaît. »
Ted s’exécuta et s’assit sur son lit, faisant grincer les ressorts. Il y eut un moment de silence, pendant lequel Dean regarda vaguement vers un des posters de basket-ball de la chambre, l’air perdu. Ted le sortit de sa léthargie.
« Alors ?
- Alors quoi ? demanda Dean en se retournant vers lui.
- Alors pourquoi tu voulais me voir ?
- Oh, oui… »
C’était comme s’il venait de se souvenir de quelque chose d’important.
« Dis-moi, reprit alors le jeune homme distrait, que comptes-tu présenter comme thèse de fin d’études ? »
Ted le fixa intensément sans rien dire. Au bout d’une vingtaine de secondes, Dean, gêné, eut presque l’envie de passer la main sur son nez pour s’assurer qu’il n’y ait rien dessus.
« Tu…te…moques…de…moi ? fit finalement Ted, prenant bien la peine de séparer chaque mot. On est là, chez moi, mes parents sont partis pour deux jours. Il y a, juste derrière cette porte, la moitié de la fac –dont Susan Perkins- aussi torchée que la biologie humaine le permet, et toi, tu me demandes de te rejoindre dans MA chambre, pour me demander si je sais quelle thèse de fin d’études je vais présenter ?
- À un ou deux paramètres près, c’est ça, oui, répondit Dean avec sérieux.
- Mais c’est dans deux ans, ma thèse de fin d’études, cria Ted en feignant de pleurer, le visage caché par ses mains.
- Je pensais que tu pouvais déjà envisager ton futur et …
- Mon futur ? M…mon futur ? Mon futur s’arrête à ce qui va se passer ce soir, mon pote. Mon futur se résume à trois questions : Est-ce que je vais réussir à me taper Susan Perkins ? Si oui, est-ce que je serai assez clair pour m’en souvenir ? Et est-ce que j’arriverai à tout nettoyer avant l’arrivée de mes parents ? Ma thèse de fin d’études, c’est pas du futur, c’est de la science-fiction !
- Sur ce point-là, je ne peux pas te contredire., répartit Dean, visiblement amusé par le monologue de son ami. Bon, écoute-moi bien. Je veux te parler d’Histoire.
- D’histoire…
- Ouais, d’Histoire et de souvenirs.
- Je t’écoute, dit Ted avant de prendre une gorgée de bière. Je pige rien mais je t’écoute.
- Voilà, quand tu penses à l’Histoire, avec un grand H, tu penses à quoi ?
- Je sais pas, les guerres, les colonisations, les cow-boys..tout ça, quoi…
- Donc des évènements du passé ? demanda Dean avec un sourire.
- Ben oui, des éléments du passé, répliqua Ted avec une voix fluette, censée parodier celle de son interlocuteur.
- Mais toi tu penses à des évènements majeurs, alors que l’Histoire se fiche de l’importance des faits, elle regroupe tout ce qui est fait et à faire… Bon, et qu’est-ce qui nous permet de nous souvenir de ces évènements ? Notre mémoire, répondit Dean à sa propre question, remarquant que son public n’était de toute évidence pas très motivé pour participer.
- Ok, dit Ted en se levant. Je t’ai accordé cinq minutes parce que t’es mon meilleur pote, mais c’est trop. J’y retourne. Mes amitiés…
- Assis-toi, Ted… »
Le ton de la voix de son ami était redevenu des plus sérieux, et Ted regagna alors le lit, mais s’allongea tout de même nonchalamment en signe de protestation passive.
« Maintenant, continua Dean comme si rien ne s’était passé, imagine que l’on considère l’Histoire comme une somme de données. Il faut bien qu’elles soient stockées quelque part ces données, non ?
- Oui, et c’est ce qu’on appelle les livres d’histoires.
- Non, tu n’y es pas. Je te parle d’un point de vue plus… Métaphysique.
- Oh oui, bien sûr, excuse-moi. Moi qui me borne à être bêtement réaliste. Soyons métaphysiques, oui…
- Imagine que l’histoire est comme, euh… (Dean chercha du regard dans la chambre de Ted), tiens comme la mémoire de ton ordinateur. »
Ted comprit au ton de la voix de son meilleur ami que ce dernier faisait semblant d’improviser la comparaison, mais devait avoir préparé son discours depuis un moment déjà. C’est à ce moment qu’il prit véritablement conscience de l’importance qu’attachait Dean à son sujet. De plus, en choisissant l’informatique comme référence, il mettait Ted en terrain connu.
« Les données sont là, dans ton ordinateur, poursuivit Dean en tapotant la tour de l’unité centrale. Et tout ce qu’il y a d’autres, les logiciels, tout ça, servent à consulter, créer et modifier les données.
Ted acquiesça. Il ne comprenait toujours pas où son ami voulait l’emmener et, se redressant sur le lit, attendit la suite.
« Donc imagine que l’Histoire soit une somme de données, mais impossible à modifier ou à créer. Elles sont, c’est tout. Et imagine qu’elles soient stockées quelque part par là (Dean agita les mains comme pour chasser des insectes imaginaires). Et par-dessus tout, qu’on puisse les consulter à l’envi.
- Consulter…l’Histoire ? Directement, comme ça ?
- Qu’est-ce que ça a de si extraordinaire ? Après tout, c’est ce que nous faisons tout le temps quand quelque chose nous vient en mémoire.
- Oui, mais on puise dans nos souvenirs, pas dans des informations immatérielles, quelque part dans l’atmosphère, répartit Ted, incrédule.
- Qu’en sait-on ? réagît Dean avec gravité. Je veux dire, qu’en sait-on vraiment ?
- Ben, c’est prouvé, on sait où notre cerveau stocke nos souvenirs et comment… Mais je t’apprends rien…
- Mais si notre cerveau et notre mémoire n’étaient que des logiciels, s’enthousiasma Dean en désignant à nouveau de l’index le Mac de son ami.
- C‘est étrange, plus tu parles et moins je comprends, balbutia Ted. Et je pense pas que ce soit à cause de la bière…
- Ça, ce n’est pas dit. Bon ok… Notre mémoire nous sert à consulter des données personnelles, c’est vrai. Mais il est déjà arrivé que quelqu’un lise des données…Étrangères… Qui ne sont pas censés se trouver là (Dean désigna sa tempe gauche).
- Euh… Pas dans ma famille en tout cas… Dis-moi, tu me le dirais si tu étais passé aux drogues dures, parceq…
- Fais un effort ! Tu ne vois aucun exemple ?
- De quelqu’un qui se rappelle quelque chose qu’il n’a pas personnellement vécu ? »
Dean hocha la tête en signe de confirmation. On n’entendit plus que le Tic-Tac du réveil à côté du lit, couvrant le silence gênant d’un Ted pris au jeu et en profonde réflexion.
« Euh…reprit alors ce dernier, comme euh…l’hypnose régressive ? Les histoires de vies antérieures ?
- Gagné ! Oui, c’est un exemple, tu commences à piger ! Que seraient ces séances sinon des lectures d’un passé qui ne nous appartient pas… On attribue ça à une sorte de…d’hérédité de l’âme, mais il s’agit peut-être seulement de la lecture des données de l’Histoire.
- Seulement ?
- Mouais…
- C’est l’hypothèse la plus tarée que j’ai entendu, mais pourquoi pas, marmonna Ted avant de se raviser. Mais on a rien de concret… Je veux dire, l’hypnose est une science reconnue, ok,et tu en sais quelque chose… Mais rien ne dit que le cerveau n’invente pas toutes ces histoires passées et les garde au chaud en attendant le meilleur moment pour les servir en entrée…
- Non, pas impossible… Mais l’hypnose n’est pas le seul cas, répondit Dean en sortant un dossier bleu d’un sac à dos caché derrière le bureau. Mais j’ai recueilli des témoignages de gens… euh, pas une enquête sérieuse, hein, j’ai pris dans des journaux et des magasines… Mais bref, les témoignages affirment que 86 % des personnes prétendant avoir des visions les ont eues à des moments précis. Généralement au moment où ils s’endorment ou quand ils viennent de se réveiller et qu’ils comatent dans leur lit… Jamais devant la télé ou à la piscine.
- Moi, j’ai souvent des visions à la piscine, mais rien d’ésotérique, que du tangible, informa Ted en mimant de ses mains une poitrine invisible. De quelles visions parles-tu ? Qu’est-ce qu’ils voient, tes types ?
- Toutes sortes de visions…Du passé, du présent, du futur… Mais jamais un souvenir personnel. Quelque chose qu’ils n’ont pas vécu, ou pas encore.
- Des scènes du futur … ?
- Et pourquoi pas ? Les voyants -je parle des vrais voyants, pas ceux qui lisent dans les entrailles des loutres ou d’écureuils, hein- le font aussi. Et tu remarqueras qu’ils parlent autant de futur que de passé… Mais encore une fois, pas d’évènements qu’ils sont censés connaître. »
Ted rougit. Son ami savait très bien que lui, l’informaticien sceptique, avait plusieurs fois consulté un médium dans sa courte vie. Et il était vrai que celui-ci lui avait d’abord longuement parlé de son vécu avant d’aborder son avenir, sûrement pour le mettre en confiance et lui démontrer le sérieux de ses talents.
Il changea vite le sujet de la conversation.
« Bon, et c’est quoi ton hypothèse ?
- Tu ne vois pas ? Le dénominateur commun, tu ne le vois pas ? répéta Dean. Le cerveau humain…
- Ah, c’est toi le spécialiste, là, assura Ted, vexé de ne pas trouver. C’est toi qui a étudié le cerveau humain, l’hypnose, et tout ça. Moi ma section….
- Oui, oui, je sais, c’est l’informatique. Ce que je veux dire, c’est qu’à chaque fois, le cerveau n’est pas dans son mode de fonctionnement habituel, normal. Il est dans un état second… Ce n’est pas pour rien si les sorciers indiens se droguaient pour « parler avec les dieux ». Et même plusieurs spirites à travers les âges…Et encore aujourd’hui, certains voyants prennent des drogues dures pour avoir des visions. Pour entrer en transe…
- Tu veux dire que c’est dans cet état qu’on peut lire l’histoire ?
- Pourquoi pas ? Ma théorie, c’est que notre cerveau reptilien émet des ondes Alpha dont parlent les scientifiques et les auteurs de science-fiction. Et ces ondes permettraient d’accéder aux données. Bon, tout est théorique, bien sûr. File m’en un peu, tu veux, dit Dean, le gorge sèche, prenant des mains la bouteille de bière.
Il la finit en deux gorgées puis reprit.
« Mais le problème, c’est que notre cerveau est trop…petit, trop limité, pour pouvoir capter l’Histoire dans son ensemble. Alors il se limite à des histoires proches de nous, de notre entourage ou de notre famille. Du gars en face de toi dans le cas du voyant. Et puis, peut-être qu’il nous arrive d’avoir ces « flashes de l’Histoire », mais que c’était si éloigné de nos vies et si apparemment dénue d’intérêt qu’on l’oublie presque instantanément. Et c’est là que tu interviens…
- Moi ?
- Oui, toi. Si nos petites cervelles humaines sont trop petites ou trop préoccupés, alors en combinant nos deux savoirs, on pourrait en créer une. Une grande. Une artificielle.
- Quoi, tu veux qu’on fabrique un ordinateur à visions ? Et comment on fait ? On le réveille l’après-midi pendant sa sieste pour qu’il nous raconte ce qu’il voit ? Ou je lui prévois une fente juste en dessous du lecteur de disquette pour y insérer sa dose de coke ?
- Non, assura Dean en riant. Je vérifie mes hypothèses, j’étudie plus en profondeur le mécanisme de ces fameuses ondes. Je vois tout ça à fond, et on crée un cerveau informatique qui reproduirait ce fonctionnement et qui accède à l’Histoire.
-Une machine à lire l’Histoire, se répéta Ted. »
Soudain, il prit conscience que ces mots ne lui paraissaient plus si absurdes que quelques minutes plus tôt.
Dean se leva et tendit la main à son ami, l’encourageant à en faire autant.
« Alors, qu’est-ce que t’en dis ? demanda-t-il à Ted.
L’étudiant en informatique le regarda dans les yeux.
- J’en suis, dit-il finalement en prenant la main tendue devant lui.
- Je le savais…
- Mais t’es complètement taré.
- Ça aussi je le sais…Allez viens. »
Ils se dirigèrent vers la porte noire. Derrière résonnait une musique assourdissante.
« Tu sais, ajouta Ted, au début, quand tu m’as demandé de te rejoindre ici, j’ai cru que t’étais gay et que tu voulais me l’avouer.
«Je sais, c’était fait exprès.
- Tu parles, c’est surtout que tu es une ...…
Des mains aux doigts longs et fripés se saisirent du casque et le retirèrent, faisant apparaître un visage ridé et une chevelure blanche, quoique abondante.
Puis ces mêmes doigts poussèrent plusieurs touches et boutons à proximité. Des diodes s’allumèrent, d’autres s’éteignirent.
L’écran géant qui trônait dans l’amphithéâtre devint subitement noir.
Le vieil homme posa avec la plus grande précaution le casque sur la console devant lui, et le fixa avec une expression contemplative. Des fils et câbles de toutes tailles sortaient de l’arrière de l’appareil et s’emmêlaient dans un schéma compliqué vers une machine compacte et ronronnante.
L’ingénieur en informatique Théodore Richards sourit, les larmes aux yeux. Revoir ainsi son collègue et ami, le docteur Dennis Brown, le rendait nostalgique. Comme lui, Dean avait passé plus d’un demi-siècle à travailler sur ce projet. Sur son projet. Et le voilà enfin terminé, complet.
Quelle ironie que le biologiste, disparu deux ans plus tôt, ne fût plus là pour assister à la présentation du prototype à la communauté scientifique qui aurait lieu dans cette même pièce, le lendemain.
Il regarda les sièges vides de l’immense salle qui s’étendait devant lui. Dans une quinzaine d’heures, les savants les plus brillants de la planète seraient assis là, incrédule, à le fixer, jusqu’à la présentation.
Bien entendu, il restait des améliorations à apporter, comme la vision de l’avenir, qui restait pour une obscure raison impossible. Mais le prototype, l’œuvre de sa vie et de celle de Dean, était sous ses yeux et il fonctionnait.
C’était décidé, ce serait cette scène qu’il montrerait demain pour l’inauguration. Quel plus bel hommage rendre à son collègue et ami défunt ?
Le professeur Richards…Ted… regretta tout de même un peu qu’il fût impossible de corriger certaines répliques, puis se leva de son siège, et, après avoir éteint toutes les lumières, sortit tranquillement de la pièce.
EDITH : Ce blog ferme ses portes pour une petite semaine, le temps de faire la fête.
A noter que si vous aimez ce blog et mon blog BD, vous pourrez voter pour eux section littérature et bd sur le site du festival de ROMANS à partir du 31 décembre.
Bonnes fêtes !
A noter dans les bonnes nouvelles que mon histoire "Le concert de sa vie" que je vous ai présentée un peu plus bas est également finaliste du concours de nouvelles "Annie Ernaud". On lui souhaite bonne chance.
La porte noire s’ouvrit sur la chambre de Ted. Ce dernier, une bouteille de bière à la main, entra précipitamment, et referma en soufflant bruyamment, comme si la température de la pièce voisine avoisinait celle du centre du soleil.
Dean était déjà à l’intérieur et, l’air impatient, l’attendait, assis sur une chaise, coincée près d’un bureau.
« Hé ben, c’est chaud à côté !
- Ouais, j’imagine, dit calmement Dean.
- Bon, tu voulais me voir ?
Dean hocha la tête.
- Dis, ça prendra pas trop de temps, j’espère, demanda Ted. Parce que là, tu vois, y’a Susan Perkins qui commence à être beurrée et j’aimerais bien la rejoindre avant qu’elle reprenne tous ses esprits.
- Non, t’inquiète, le rassura Dean. Ça ira vite. Assieds-toi, s’il te plaît. »
Ted s’exécuta et s’assit sur son lit, faisant grincer les ressorts. Il y eut un moment de silence, pendant lequel Dean regarda vaguement vers un des posters de basket-ball de la chambre, l’air perdu. Ted le sortit de sa léthargie.
« Alors ?
- Alors quoi ? demanda Dean en se retournant vers lui.
- Alors pourquoi tu voulais me voir ?
- Oh, oui… »
C’était comme s’il venait de se souvenir de quelque chose d’important.
« Dis-moi, reprit alors le jeune homme distrait, que comptes-tu présenter comme thèse de fin d’études ? »
Ted le fixa intensément sans rien dire. Au bout d’une vingtaine de secondes, Dean, gêné, eut presque l’envie de passer la main sur son nez pour s’assurer qu’il n’y ait rien dessus.
« Tu…te…moques…de…moi ? fit finalement Ted, prenant bien la peine de séparer chaque mot. On est là, chez moi, mes parents sont partis pour deux jours. Il y a, juste derrière cette porte, la moitié de la fac –dont Susan Perkins- aussi torchée que la biologie humaine le permet, et toi, tu me demandes de te rejoindre dans MA chambre, pour me demander si je sais quelle thèse de fin d’études je vais présenter ?
- À un ou deux paramètres près, c’est ça, oui, répondit Dean avec sérieux.
- Mais c’est dans deux ans, ma thèse de fin d’études, cria Ted en feignant de pleurer, le visage caché par ses mains.
- Je pensais que tu pouvais déjà envisager ton futur et …
- Mon futur ? M…mon futur ? Mon futur s’arrête à ce qui va se passer ce soir, mon pote. Mon futur se résume à trois questions : Est-ce que je vais réussir à me taper Susan Perkins ? Si oui, est-ce que je serai assez clair pour m’en souvenir ? Et est-ce que j’arriverai à tout nettoyer avant l’arrivée de mes parents ? Ma thèse de fin d’études, c’est pas du futur, c’est de la science-fiction !
- Sur ce point-là, je ne peux pas te contredire., répartit Dean, visiblement amusé par le monologue de son ami. Bon, écoute-moi bien. Je veux te parler d’Histoire.
- D’histoire…
- Ouais, d’Histoire et de souvenirs.
- Je t’écoute, dit Ted avant de prendre une gorgée de bière. Je pige rien mais je t’écoute.
- Voilà, quand tu penses à l’Histoire, avec un grand H, tu penses à quoi ?
- Je sais pas, les guerres, les colonisations, les cow-boys..tout ça, quoi…
- Donc des évènements du passé ? demanda Dean avec un sourire.
- Ben oui, des éléments du passé, répliqua Ted avec une voix fluette, censée parodier celle de son interlocuteur.
- Mais toi tu penses à des évènements majeurs, alors que l’Histoire se fiche de l’importance des faits, elle regroupe tout ce qui est fait et à faire… Bon, et qu’est-ce qui nous permet de nous souvenir de ces évènements ? Notre mémoire, répondit Dean à sa propre question, remarquant que son public n’était de toute évidence pas très motivé pour participer.
- Ok, dit Ted en se levant. Je t’ai accordé cinq minutes parce que t’es mon meilleur pote, mais c’est trop. J’y retourne. Mes amitiés…
- Assis-toi, Ted… »
Le ton de la voix de son ami était redevenu des plus sérieux, et Ted regagna alors le lit, mais s’allongea tout de même nonchalamment en signe de protestation passive.
« Maintenant, continua Dean comme si rien ne s’était passé, imagine que l’on considère l’Histoire comme une somme de données. Il faut bien qu’elles soient stockées quelque part ces données, non ?
- Oui, et c’est ce qu’on appelle les livres d’histoires.
- Non, tu n’y es pas. Je te parle d’un point de vue plus… Métaphysique.
- Oh oui, bien sûr, excuse-moi. Moi qui me borne à être bêtement réaliste. Soyons métaphysiques, oui…
- Imagine que l’histoire est comme, euh… (Dean chercha du regard dans la chambre de Ted), tiens comme la mémoire de ton ordinateur. »
Ted comprit au ton de la voix de son meilleur ami que ce dernier faisait semblant d’improviser la comparaison, mais devait avoir préparé son discours depuis un moment déjà. C’est à ce moment qu’il prit véritablement conscience de l’importance qu’attachait Dean à son sujet. De plus, en choisissant l’informatique comme référence, il mettait Ted en terrain connu.
« Les données sont là, dans ton ordinateur, poursuivit Dean en tapotant la tour de l’unité centrale. Et tout ce qu’il y a d’autres, les logiciels, tout ça, servent à consulter, créer et modifier les données.
Ted acquiesça. Il ne comprenait toujours pas où son ami voulait l’emmener et, se redressant sur le lit, attendit la suite.
« Donc imagine que l’Histoire soit une somme de données, mais impossible à modifier ou à créer. Elles sont, c’est tout. Et imagine qu’elles soient stockées quelque part par là (Dean agita les mains comme pour chasser des insectes imaginaires). Et par-dessus tout, qu’on puisse les consulter à l’envi.
- Consulter…l’Histoire ? Directement, comme ça ?
- Qu’est-ce que ça a de si extraordinaire ? Après tout, c’est ce que nous faisons tout le temps quand quelque chose nous vient en mémoire.
- Oui, mais on puise dans nos souvenirs, pas dans des informations immatérielles, quelque part dans l’atmosphère, répartit Ted, incrédule.
- Qu’en sait-on ? réagît Dean avec gravité. Je veux dire, qu’en sait-on vraiment ?
- Ben, c’est prouvé, on sait où notre cerveau stocke nos souvenirs et comment… Mais je t’apprends rien…
- Mais si notre cerveau et notre mémoire n’étaient que des logiciels, s’enthousiasma Dean en désignant à nouveau de l’index le Mac de son ami.
- C‘est étrange, plus tu parles et moins je comprends, balbutia Ted. Et je pense pas que ce soit à cause de la bière…
- Ça, ce n’est pas dit. Bon ok… Notre mémoire nous sert à consulter des données personnelles, c’est vrai. Mais il est déjà arrivé que quelqu’un lise des données…Étrangères… Qui ne sont pas censés se trouver là (Dean désigna sa tempe gauche).
- Euh… Pas dans ma famille en tout cas… Dis-moi, tu me le dirais si tu étais passé aux drogues dures, parceq…
- Fais un effort ! Tu ne vois aucun exemple ?
- De quelqu’un qui se rappelle quelque chose qu’il n’a pas personnellement vécu ? »
Dean hocha la tête en signe de confirmation. On n’entendit plus que le Tic-Tac du réveil à côté du lit, couvrant le silence gênant d’un Ted pris au jeu et en profonde réflexion.
« Euh…reprit alors ce dernier, comme euh…l’hypnose régressive ? Les histoires de vies antérieures ?
- Gagné ! Oui, c’est un exemple, tu commences à piger ! Que seraient ces séances sinon des lectures d’un passé qui ne nous appartient pas… On attribue ça à une sorte de…d’hérédité de l’âme, mais il s’agit peut-être seulement de la lecture des données de l’Histoire.
- Seulement ?
- Mouais…
- C’est l’hypothèse la plus tarée que j’ai entendu, mais pourquoi pas, marmonna Ted avant de se raviser. Mais on a rien de concret… Je veux dire, l’hypnose est une science reconnue, ok,et tu en sais quelque chose… Mais rien ne dit que le cerveau n’invente pas toutes ces histoires passées et les garde au chaud en attendant le meilleur moment pour les servir en entrée…
- Non, pas impossible… Mais l’hypnose n’est pas le seul cas, répondit Dean en sortant un dossier bleu d’un sac à dos caché derrière le bureau. Mais j’ai recueilli des témoignages de gens… euh, pas une enquête sérieuse, hein, j’ai pris dans des journaux et des magasines… Mais bref, les témoignages affirment que 86 % des personnes prétendant avoir des visions les ont eues à des moments précis. Généralement au moment où ils s’endorment ou quand ils viennent de se réveiller et qu’ils comatent dans leur lit… Jamais devant la télé ou à la piscine.
- Moi, j’ai souvent des visions à la piscine, mais rien d’ésotérique, que du tangible, informa Ted en mimant de ses mains une poitrine invisible. De quelles visions parles-tu ? Qu’est-ce qu’ils voient, tes types ?
- Toutes sortes de visions…Du passé, du présent, du futur… Mais jamais un souvenir personnel. Quelque chose qu’ils n’ont pas vécu, ou pas encore.
- Des scènes du futur … ?
- Et pourquoi pas ? Les voyants -je parle des vrais voyants, pas ceux qui lisent dans les entrailles des loutres ou d’écureuils, hein- le font aussi. Et tu remarqueras qu’ils parlent autant de futur que de passé… Mais encore une fois, pas d’évènements qu’ils sont censés connaître. »
Ted rougit. Son ami savait très bien que lui, l’informaticien sceptique, avait plusieurs fois consulté un médium dans sa courte vie. Et il était vrai que celui-ci lui avait d’abord longuement parlé de son vécu avant d’aborder son avenir, sûrement pour le mettre en confiance et lui démontrer le sérieux de ses talents.
Il changea vite le sujet de la conversation.
« Bon, et c’est quoi ton hypothèse ?
- Tu ne vois pas ? Le dénominateur commun, tu ne le vois pas ? répéta Dean. Le cerveau humain…
- Ah, c’est toi le spécialiste, là, assura Ted, vexé de ne pas trouver. C’est toi qui a étudié le cerveau humain, l’hypnose, et tout ça. Moi ma section….
- Oui, oui, je sais, c’est l’informatique. Ce que je veux dire, c’est qu’à chaque fois, le cerveau n’est pas dans son mode de fonctionnement habituel, normal. Il est dans un état second… Ce n’est pas pour rien si les sorciers indiens se droguaient pour « parler avec les dieux ». Et même plusieurs spirites à travers les âges…Et encore aujourd’hui, certains voyants prennent des drogues dures pour avoir des visions. Pour entrer en transe…
- Tu veux dire que c’est dans cet état qu’on peut lire l’histoire ?
- Pourquoi pas ? Ma théorie, c’est que notre cerveau reptilien émet des ondes Alpha dont parlent les scientifiques et les auteurs de science-fiction. Et ces ondes permettraient d’accéder aux données. Bon, tout est théorique, bien sûr. File m’en un peu, tu veux, dit Dean, le gorge sèche, prenant des mains la bouteille de bière.
Il la finit en deux gorgées puis reprit.
« Mais le problème, c’est que notre cerveau est trop…petit, trop limité, pour pouvoir capter l’Histoire dans son ensemble. Alors il se limite à des histoires proches de nous, de notre entourage ou de notre famille. Du gars en face de toi dans le cas du voyant. Et puis, peut-être qu’il nous arrive d’avoir ces « flashes de l’Histoire », mais que c’était si éloigné de nos vies et si apparemment dénue d’intérêt qu’on l’oublie presque instantanément. Et c’est là que tu interviens…
- Moi ?
- Oui, toi. Si nos petites cervelles humaines sont trop petites ou trop préoccupés, alors en combinant nos deux savoirs, on pourrait en créer une. Une grande. Une artificielle.
- Quoi, tu veux qu’on fabrique un ordinateur à visions ? Et comment on fait ? On le réveille l’après-midi pendant sa sieste pour qu’il nous raconte ce qu’il voit ? Ou je lui prévois une fente juste en dessous du lecteur de disquette pour y insérer sa dose de coke ?
- Non, assura Dean en riant. Je vérifie mes hypothèses, j’étudie plus en profondeur le mécanisme de ces fameuses ondes. Je vois tout ça à fond, et on crée un cerveau informatique qui reproduirait ce fonctionnement et qui accède à l’Histoire.
-Une machine à lire l’Histoire, se répéta Ted. »
Soudain, il prit conscience que ces mots ne lui paraissaient plus si absurdes que quelques minutes plus tôt.
Dean se leva et tendit la main à son ami, l’encourageant à en faire autant.
« Alors, qu’est-ce que t’en dis ? demanda-t-il à Ted.
L’étudiant en informatique le regarda dans les yeux.
- J’en suis, dit-il finalement en prenant la main tendue devant lui.
- Je le savais…
- Mais t’es complètement taré.
- Ça aussi je le sais…Allez viens. »
Ils se dirigèrent vers la porte noire. Derrière résonnait une musique assourdissante.
« Tu sais, ajouta Ted, au début, quand tu m’as demandé de te rejoindre ici, j’ai cru que t’étais gay et que tu voulais me l’avouer.
«Je sais, c’était fait exprès.
- Tu parles, c’est surtout que tu es une ...…
Des mains aux doigts longs et fripés se saisirent du casque et le retirèrent, faisant apparaître un visage ridé et une chevelure blanche, quoique abondante.
Puis ces mêmes doigts poussèrent plusieurs touches et boutons à proximité. Des diodes s’allumèrent, d’autres s’éteignirent.
L’écran géant qui trônait dans l’amphithéâtre devint subitement noir.
Le vieil homme posa avec la plus grande précaution le casque sur la console devant lui, et le fixa avec une expression contemplative. Des fils et câbles de toutes tailles sortaient de l’arrière de l’appareil et s’emmêlaient dans un schéma compliqué vers une machine compacte et ronronnante.
L’ingénieur en informatique Théodore Richards sourit, les larmes aux yeux. Revoir ainsi son collègue et ami, le docteur Dennis Brown, le rendait nostalgique. Comme lui, Dean avait passé plus d’un demi-siècle à travailler sur ce projet. Sur son projet. Et le voilà enfin terminé, complet.
Quelle ironie que le biologiste, disparu deux ans plus tôt, ne fût plus là pour assister à la présentation du prototype à la communauté scientifique qui aurait lieu dans cette même pièce, le lendemain.
Il regarda les sièges vides de l’immense salle qui s’étendait devant lui. Dans une quinzaine d’heures, les savants les plus brillants de la planète seraient assis là, incrédule, à le fixer, jusqu’à la présentation.
Bien entendu, il restait des améliorations à apporter, comme la vision de l’avenir, qui restait pour une obscure raison impossible. Mais le prototype, l’œuvre de sa vie et de celle de Dean, était sous ses yeux et il fonctionnait.
C’était décidé, ce serait cette scène qu’il montrerait demain pour l’inauguration. Quel plus bel hommage rendre à son collègue et ami défunt ?
Le professeur Richards…Ted… regretta tout de même un peu qu’il fût impossible de corriger certaines répliques, puis se leva de son siège, et, après avoir éteint toutes les lumières, sortit tranquillement de la pièce.
EDITH : Ce blog ferme ses portes pour une petite semaine, le temps de faire la fête.
A noter que si vous aimez ce blog et mon blog BD, vous pourrez voter pour eux section littérature et bd sur le site du festival de ROMANS à partir du 31 décembre.
Bonnes fêtes !
12/13/2006
Triglyphes 3/3
Suite et fin, toujours les notes de renvoie dans les commentaires.
V
Ce furent les rayons du soleil qui tirèrent Phil du sommeil. Ses paupières clignèrent doucement, et s’ouvrirent en grand quand il vit son radio-réveil. 9H12. Cela faisait plus d’une heure qu’il devait être au travail. Il s’habilla en vitesse, se mouilla le visage, se coiffa avec ses doigts et courut vers le hall d’entrée. En saisissant la poignée, il tourna la tête vers la porte de la petite chambre.
Et là, tout lui revint.
La lampe, le rêve, Elle, le vœu, le mot… Tout lui revint subitement en mémoire. Il fit tomber sa malette et se dirigea vers la pièce. Martineau & Fils (SA) attendrait.
Il saisit la lampe noire coiffée de l’étoffe de soie. Ce n’était peut-être qu’un rêve…
Phil se précipita vers la salle de bain et sortit du placard sous le lavabo son pèse-personne électronique. Il y grimpa dessus.
152 Kilos.
La lampe dans les mains, Phil prit une profonde inspiration, et sans quitter des yeux l’écran digital, pronoça distinctement :
« Triglyphe. »
Après quelques interminables secondes de silence, un éclat de joie résonna alors dans l’appartement.
Les chiffres 1, 5 et 1 figuraient fièrement sur l’écran digital. Il sourit bêtement en serrant la lampe contre sa poitrine. Ses yeux heureux s’embuèrent de larmes.
« Triglyphe ! Triglyphe ! » entonna-t-il joyeusement.
Le sol trembla alors un peu, quand le corps inerte de Phil s’écrasa à terre.
VI
Certaines personnes, afin d’impressionner leurs pairs, leur présentent leur équipement audio-visuel dernier cri, leur voiture tout-terrain ou leur salle de bain avec sauna et jacuzzi intégrés. Kévin, lui, préférait tenter sa chance en montrant des cadavres. C’est un des privilèges que vous procure un poste d’assistant dans une morgue.
Pour l’heure, le pair à impressionner, c’était Nathalie, une fille qu’il avait rencontré en boîte quelques nuits plus tôt, et avec qui il espérait une idylle romantique(1).
Ils arrivèrent devant le corps.
« Wao, belle bête, remarqua Nathalie.
- Ça… Plus de 150 kilos, si tu veux mon avis, reconnaut Kévin.
- Et tu dis qu’il lui manque le… ?
- Exact, s’enthousiasma l’assistant. Ce type est mort d’une perte soudaine et inexpliqué de cerveau. Et cela, sans incision, ni marque chirurgicale d’aucune sorte.
- C’est ça ! Regarde, on voit bien que ça a été ouvert puis recousu.
- C’est le légiste qui a fait ça. 1,4 kilos de barbaque disparus dans la nature, comme ça (Kévin claqua des doigts).
- Et comment c’est possible ?
- Ben, à l’époque des égyptiens, les embaumeurs introduisaient un produit qui liquifiait le cerveau, puis le retirait par les narines, expliqua le jeune homme, satisfait de voir que son savoir paraissait faire son effet sur Nathalie. Mais là, rien… Pas de trace de produit… Le pire, c’est qu’on s’est rendu compte que les parois de la cavité autour de la cervelle sont comme… creusées, il en manque, quoi… Comme si une bestiole à l’intérieur avait tout bouffé…
- Hé bé… »
Les yeux de Nathalie se posèrent sur les pieds du cadavre.
« Et ça, c’est quoi ?
-Oh, on l’a retrouvé avec ça dans les mains, dit Kévin en mentionnant du menton l’objet dans la poche plastique posée sur la table métallique. Les flics doivent passer le chercher, pour voir si ça a quelque chose à voir, ou un truc comme ça… »
Nathalie prit le sac hermétiquement fermé d’une main et l’observa à la lumière. A l’intérieur se bousculaient une espèce de vielle carafe noire éraflée et un morceau de tissu rouge. La jeune femme les contempla avec fascination.
« Bon, on ferait mieux d’y aller, dit Kévin en baillant. Déjà que j’ai pas le droit d’être ici à cette heure, si en plus quelqu’un découvre que je t’ai amenée. »
Elle hocha la tête et se dirigea vers la sortie. Kévin recouvrit le corps, éteignit la lumière et la rejoignit.
« On pourrait se prendre une pizza en passant, proposa-t-il. »
En aucune façon il ne remarqua le petit air coupable qu’affichait le visage de Nathalie, ni sa veste déformée par l’objet qu’elle venait d’y dissimuler…
Ce furent les rayons du soleil qui tirèrent Phil du sommeil. Ses paupières clignèrent doucement, et s’ouvrirent en grand quand il vit son radio-réveil. 9H12. Cela faisait plus d’une heure qu’il devait être au travail. Il s’habilla en vitesse, se mouilla le visage, se coiffa avec ses doigts et courut vers le hall d’entrée. En saisissant la poignée, il tourna la tête vers la porte de la petite chambre.
Et là, tout lui revint.
La lampe, le rêve, Elle, le vœu, le mot… Tout lui revint subitement en mémoire. Il fit tomber sa malette et se dirigea vers la pièce. Martineau & Fils (SA) attendrait.
Il saisit la lampe noire coiffée de l’étoffe de soie. Ce n’était peut-être qu’un rêve…
Phil se précipita vers la salle de bain et sortit du placard sous le lavabo son pèse-personne électronique. Il y grimpa dessus.
152 Kilos.
La lampe dans les mains, Phil prit une profonde inspiration, et sans quitter des yeux l’écran digital, pronoça distinctement :
« Triglyphe. »
Après quelques interminables secondes de silence, un éclat de joie résonna alors dans l’appartement.
Les chiffres 1, 5 et 1 figuraient fièrement sur l’écran digital. Il sourit bêtement en serrant la lampe contre sa poitrine. Ses yeux heureux s’embuèrent de larmes.
« Triglyphe ! Triglyphe ! » entonna-t-il joyeusement.
Le sol trembla alors un peu, quand le corps inerte de Phil s’écrasa à terre.
Certaines personnes, afin d’impressionner leurs pairs, leur présentent leur équipement audio-visuel dernier cri, leur voiture tout-terrain ou leur salle de bain avec sauna et jacuzzi intégrés. Kévin, lui, préférait tenter sa chance en montrant des cadavres. C’est un des privilèges que vous procure un poste d’assistant dans une morgue.
Pour l’heure, le pair à impressionner, c’était Nathalie, une fille qu’il avait rencontré en boîte quelques nuits plus tôt, et avec qui il espérait une idylle romantique(1).
Ils arrivèrent devant le corps.
« Wao, belle bête, remarqua Nathalie.
- Ça… Plus de 150 kilos, si tu veux mon avis, reconnaut Kévin.
- Et tu dis qu’il lui manque le… ?
- Exact, s’enthousiasma l’assistant. Ce type est mort d’une perte soudaine et inexpliqué de cerveau. Et cela, sans incision, ni marque chirurgicale d’aucune sorte.
- C’est ça ! Regarde, on voit bien que ça a été ouvert puis recousu.
- C’est le légiste qui a fait ça. 1,4 kilos de barbaque disparus dans la nature, comme ça (Kévin claqua des doigts).
- Et comment c’est possible ?
- Ben, à l’époque des égyptiens, les embaumeurs introduisaient un produit qui liquifiait le cerveau, puis le retirait par les narines, expliqua le jeune homme, satisfait de voir que son savoir paraissait faire son effet sur Nathalie. Mais là, rien… Pas de trace de produit… Le pire, c’est qu’on s’est rendu compte que les parois de la cavité autour de la cervelle sont comme… creusées, il en manque, quoi… Comme si une bestiole à l’intérieur avait tout bouffé…
- Hé bé… »
Les yeux de Nathalie se posèrent sur les pieds du cadavre.
« Et ça, c’est quoi ?
-Oh, on l’a retrouvé avec ça dans les mains, dit Kévin en mentionnant du menton l’objet dans la poche plastique posée sur la table métallique. Les flics doivent passer le chercher, pour voir si ça a quelque chose à voir, ou un truc comme ça… »
Nathalie prit le sac hermétiquement fermé d’une main et l’observa à la lumière. A l’intérieur se bousculaient une espèce de vielle carafe noire éraflée et un morceau de tissu rouge. La jeune femme les contempla avec fascination.
« Bon, on ferait mieux d’y aller, dit Kévin en baillant. Déjà que j’ai pas le droit d’être ici à cette heure, si en plus quelqu’un découvre que je t’ai amenée. »
Elle hocha la tête et se dirigea vers la sortie. Kévin recouvrit le corps, éteignit la lumière et la rejoignit.
« On pourrait se prendre une pizza en passant, proposa-t-il. »
En aucune façon il ne remarqua le petit air coupable qu’affichait le visage de Nathalie, ni sa veste déformée par l’objet qu’elle venait d’y dissimuler…
12/11/2006
Triglyphe 2/3
On continue sur l'aventure de Phil... Même système pour les notes de renvoie dans les commentaires.
III
Phil ouvrit la vitrine qui enfermait son dernier trophée (ou plutôt son avant-dernier, à présent) et saisit le morceau de tissu.
Il s’approcha de la lampe au centre de la pièce. Elle était entièrement noire et, bien qu’émoussée et constellée de raillures, elle brillait à la lumière. Elle était un peu plus petite que la normale, semblait-il. Mais surtout, elle était superbe. Et de toute évidence très ancienne.
Phil regretta que le couvercle de l’objet soit absent, et espéra que cela n’aurait aucune incidence. Comme à chacune des soixante-seize précédentes tentatives, l’homme tremblait de tous ses membres.
Des perles de sueur dégoulinaient de son front alors qu’il voyait sa silhouette grossir dans le reflet de la lampe.
Enfin, il prit son courage et l’objet à deux mains, et le frotta doucement avec la soie.
Il ferma les yeux…
Quand il les ouvrit à nouveau, il ne s’était strictement rien passé. Ou plutôt si, entre temps, une autre vague d’espoir avait quitté l’océan de son esprit. Mais il ne baisserait pas les bras. Pas après tout ce temps.
Il plia l’étoffe en quatre, la posa sur la lampe, qui rejoigint les autres dans une des vitrines. Puis il éteignit la lumière et quitta la pièce.
Il n’avait pas faim mais il engloutit tout de même les restes de son repas de midi, et, entre deux larmes discrètes, décida d’aller se coucher.
IV
Il existe un instant, coincé entre l’état de veille et le sommeil paradoxal, où votre esprit s’échappe. Où vous êtes juste assez conscient pour vous rendre compte que vous ne l’êtes presque plus. Vous vous rappelez votre journée, vous pensez à quelque chose, à quelqu’un (comme par exemple à Sabine, de la compta) et vous avez d’un coup l’impression, tout en vous sachant allongé dans votre lit, d’assister à un film qui défile, hors de votre contrôle.
Ce fut cet instant que choisit la créature pour apparaître à Phil.
Dans son « presque-rêve », Phil humiliait Jacques, en pleine pause–café, en lui faisant remarquer que son humour serait franchement meilleur s’il songeait à rendre drôles ses histoires (1). Sabine, près du distributeur de gâteaux, le dévorait des yeux. Puis elle s’approcha de lui et…
Et tout devint blanc. Phil était en pyjama, seul, dans un décor brumeux et totalement désert. Il plissa les yeux en voyant au loin une silhouette se dessiner. Il s’avançat à sa rencontre.
C’était une femme. Du moins de loin. Des cheveux étaient longs, lisses, et noirs comme la nuit, tranchant terriblement avec l’ambiance neigeuse du…décor, dirons-nous…
Bien qu’il n’en connût pas l’exacte signification, l’adjectif diaphane venait immédiatement à l’esprit de Phil. Sa peau était si pâle que des réseaux de veines bleues se dessinaient sur tout son visage et son corps blanc.
Corps qu’elle avait entièrement nu, d’ailleurs. Malgré les marques sinueuses qui parcouraient l’être, l’entrejambe de Phil se chargea de lui rappeler qu’il s’agissait là d’une superbe, superbe femme. Et que cela faisait bien longtemps qu’il n’en avait vu une dévétue (si l’on excepte bien entendu celles qui figuraient dans les pages de ses revues coquines (2)).
Arrivée à quelques pas de lui, elle lui adressa la parole.
« Bonsoir, Phil, dit calmement l’apparition.
- Bonsoir, répondit Phil (ou plutôt voulut-il répondre, puisque cela donna plutôt : Bnrrr…) . »
Il regarda autour de lui, et hasarda un :
« Je suis en train de réver, c’est ça ?
- Pas tout à fait, tu en es à la toute limite. C’est pourquoi tu dois te calmer. Si tu reviens à toi, ce sera trop tard . »
Sa voix avait quelque chose d’envoûtant, et de dérangeant, aussi.
« Trop tard pour quoi ? répartit Phil en tentant de ne fixer que ses pieds. Et puis vous êtes qui, d’abord ? »
Une main froide saisit son menton. Leurs regards se croisèrent.
« Tu sais bien, Phil… je suis l’esprit de la lampe. Je suis ici car tu m’y as invoquée. Et je pourrai satisfaire un de tes vœux, quel qu’il soit.
- Un seul ? pourquoi un seul ?
- L’état de semi-torpeur dans lequel tu te trouves est très difficile à atteindre pour un être humain. Ce soir je t’ai aidé à y accéder, mais aucun homme ne peut y parvenir plus d’une fois dans son existence. »
Phil hocha la tête.
« Sais-tu quel sera ton souhait ? »
Evidemment qu’il le savait. En vingt-sept ans, inutile de vous dire que Phil avait imaginé des milliers de fois cet instant et ce qu’il y ferait (même s’il fallait l’avouer, il ne l’avait pas vraiment imaginé ainsi…).
Impossible de faire un souhait trop direct. Pas question d’un « je veux être beau ». la beauté est tout ce qu’il y a de plus relatif, et le fait que de jeunes japonaises s’extasient devant des lutteurs de sumotori le confirmait à Phil. Il ne pouvait pas demander à être mince, ou même à indiquer son poids souhaité, car son corps ne supporterait pas une perte de masse si soudaine. Et il n’avait aucun second vœu pour demander « et à propos, tant qu’on parle souhait, je voudrais survivre à mon premier ».
Non, la solution, il l’avait trouvée. Il lui fallait pouvoir contrôler son poids, maigrir quand il le désirerait. Il lui fallait un signal, auquel son corps réagirait instantanément. Comme un mot. Un mot prononcé. Mais ce mot ne devait pas être trop courant, de sorte que son amaigrissement ne se fasse pas de manière anarchique et incontrôlée.
Alors, par un après-midi d’hiver, il avait ouvert un dictionnaire, et après avoir tourné quelques pages, il était tombé sur le mot Triglyphe. La définition exacte en était :
Triglyphe. n.m. Ornement de la frise dorique, composé de trois canelures.
Même en le relisant plusieurs fois, cela ne signifiait toujours rien pour Phil, si ce n’est un vague terme d’architecture. Ce mot était parfait. Triglyphe…
Phil se lança.
« Mon vœu est qu’à chaque fois que je proncerai le mot « Triglyphe », je perde un kilo. »
Le génie le regarda en silence, sans bouger.
Au bout de ce qui passait dans cet univers pour quelques minutes, Phil se demanda franchement s’il ne l’avait pas cassée.
« Heu… commença-t-il.
- Est-ce la ton vœu ? demanda calmement la femme.
- …oui. »
A ce mot, elle s’approcha lentement de lui, l’entoura de ses bras nus et l’embrassa à pleine bouche.
Puis elle disparut.
Et Phil s’endormit.
Suite et fin bientôt...
Phil ouvrit la vitrine qui enfermait son dernier trophée (ou plutôt son avant-dernier, à présent) et saisit le morceau de tissu.
Il s’approcha de la lampe au centre de la pièce. Elle était entièrement noire et, bien qu’émoussée et constellée de raillures, elle brillait à la lumière. Elle était un peu plus petite que la normale, semblait-il. Mais surtout, elle était superbe. Et de toute évidence très ancienne.
Phil regretta que le couvercle de l’objet soit absent, et espéra que cela n’aurait aucune incidence. Comme à chacune des soixante-seize précédentes tentatives, l’homme tremblait de tous ses membres.
Des perles de sueur dégoulinaient de son front alors qu’il voyait sa silhouette grossir dans le reflet de la lampe.
Enfin, il prit son courage et l’objet à deux mains, et le frotta doucement avec la soie.
Il ferma les yeux…
Quand il les ouvrit à nouveau, il ne s’était strictement rien passé. Ou plutôt si, entre temps, une autre vague d’espoir avait quitté l’océan de son esprit. Mais il ne baisserait pas les bras. Pas après tout ce temps.
Il plia l’étoffe en quatre, la posa sur la lampe, qui rejoigint les autres dans une des vitrines. Puis il éteignit la lumière et quitta la pièce.
Il n’avait pas faim mais il engloutit tout de même les restes de son repas de midi, et, entre deux larmes discrètes, décida d’aller se coucher.
Il existe un instant, coincé entre l’état de veille et le sommeil paradoxal, où votre esprit s’échappe. Où vous êtes juste assez conscient pour vous rendre compte que vous ne l’êtes presque plus. Vous vous rappelez votre journée, vous pensez à quelque chose, à quelqu’un (comme par exemple à Sabine, de la compta) et vous avez d’un coup l’impression, tout en vous sachant allongé dans votre lit, d’assister à un film qui défile, hors de votre contrôle.
Ce fut cet instant que choisit la créature pour apparaître à Phil.
Dans son « presque-rêve », Phil humiliait Jacques, en pleine pause–café, en lui faisant remarquer que son humour serait franchement meilleur s’il songeait à rendre drôles ses histoires (1). Sabine, près du distributeur de gâteaux, le dévorait des yeux. Puis elle s’approcha de lui et…
Et tout devint blanc. Phil était en pyjama, seul, dans un décor brumeux et totalement désert. Il plissa les yeux en voyant au loin une silhouette se dessiner. Il s’avançat à sa rencontre.
C’était une femme. Du moins de loin. Des cheveux étaient longs, lisses, et noirs comme la nuit, tranchant terriblement avec l’ambiance neigeuse du…décor, dirons-nous…
Bien qu’il n’en connût pas l’exacte signification, l’adjectif diaphane venait immédiatement à l’esprit de Phil. Sa peau était si pâle que des réseaux de veines bleues se dessinaient sur tout son visage et son corps blanc.
Corps qu’elle avait entièrement nu, d’ailleurs. Malgré les marques sinueuses qui parcouraient l’être, l’entrejambe de Phil se chargea de lui rappeler qu’il s’agissait là d’une superbe, superbe femme. Et que cela faisait bien longtemps qu’il n’en avait vu une dévétue (si l’on excepte bien entendu celles qui figuraient dans les pages de ses revues coquines (2)).

Arrivée à quelques pas de lui, elle lui adressa la parole.
« Bonsoir, Phil, dit calmement l’apparition.
- Bonsoir, répondit Phil (ou plutôt voulut-il répondre, puisque cela donna plutôt : Bnrrr…) . »
Il regarda autour de lui, et hasarda un :
« Je suis en train de réver, c’est ça ?
- Pas tout à fait, tu en es à la toute limite. C’est pourquoi tu dois te calmer. Si tu reviens à toi, ce sera trop tard . »
Sa voix avait quelque chose d’envoûtant, et de dérangeant, aussi.
« Trop tard pour quoi ? répartit Phil en tentant de ne fixer que ses pieds. Et puis vous êtes qui, d’abord ? »
Une main froide saisit son menton. Leurs regards se croisèrent.
« Tu sais bien, Phil… je suis l’esprit de la lampe. Je suis ici car tu m’y as invoquée. Et je pourrai satisfaire un de tes vœux, quel qu’il soit.
- Un seul ? pourquoi un seul ?
- L’état de semi-torpeur dans lequel tu te trouves est très difficile à atteindre pour un être humain. Ce soir je t’ai aidé à y accéder, mais aucun homme ne peut y parvenir plus d’une fois dans son existence. »
Phil hocha la tête.
« Sais-tu quel sera ton souhait ? »
Evidemment qu’il le savait. En vingt-sept ans, inutile de vous dire que Phil avait imaginé des milliers de fois cet instant et ce qu’il y ferait (même s’il fallait l’avouer, il ne l’avait pas vraiment imaginé ainsi…).
Impossible de faire un souhait trop direct. Pas question d’un « je veux être beau ». la beauté est tout ce qu’il y a de plus relatif, et le fait que de jeunes japonaises s’extasient devant des lutteurs de sumotori le confirmait à Phil. Il ne pouvait pas demander à être mince, ou même à indiquer son poids souhaité, car son corps ne supporterait pas une perte de masse si soudaine. Et il n’avait aucun second vœu pour demander « et à propos, tant qu’on parle souhait, je voudrais survivre à mon premier ».
Non, la solution, il l’avait trouvée. Il lui fallait pouvoir contrôler son poids, maigrir quand il le désirerait. Il lui fallait un signal, auquel son corps réagirait instantanément. Comme un mot. Un mot prononcé. Mais ce mot ne devait pas être trop courant, de sorte que son amaigrissement ne se fasse pas de manière anarchique et incontrôlée.
Alors, par un après-midi d’hiver, il avait ouvert un dictionnaire, et après avoir tourné quelques pages, il était tombé sur le mot Triglyphe. La définition exacte en était :
Triglyphe. n.m. Ornement de la frise dorique, composé de trois canelures.
Même en le relisant plusieurs fois, cela ne signifiait toujours rien pour Phil, si ce n’est un vague terme d’architecture. Ce mot était parfait. Triglyphe…
Phil se lança.
« Mon vœu est qu’à chaque fois que je proncerai le mot « Triglyphe », je perde un kilo. »
Le génie le regarda en silence, sans bouger.
Au bout de ce qui passait dans cet univers pour quelques minutes, Phil se demanda franchement s’il ne l’avait pas cassée.
« Heu… commença-t-il.
- Est-ce la ton vœu ? demanda calmement la femme.
- …oui. »
A ce mot, elle s’approcha lentement de lui, l’entoura de ses bras nus et l’embrassa à pleine bouche.
Puis elle disparut.
Et Phil s’endormit.
Suite et fin bientôt...
12/07/2006
Triglyphe 1/3
L'histoire qui suit a une ambiance résolument différente des autres. je voulais quelque chose entre le conte macabre des "contes de la crypte" et le ton décalé de Terry Pratchett et son "disque-monde". Voilà ce que ça donne... Il y a de nombreuses notes de bas de pages, je l'ai ai mises dans le premier commentaire, que vous pourrez lire simultanément vu que c'est une pop-up. En espérant que ça vous fera sourire...
I
Certaines personnes, afin d’impressionner leurs pairs, leur présentent leur équipement audio-visuel dernier cri, leur voiture tout-terrain ou leur salle de bain avec sauna et jacuzzi intégrés. Phil n’était pas de ces gens-là. Phil appartenait plutôt à ce groupe (à l’éffectif ô combien plus restreint) qui préfèrent faire étalage de leur collection de lampes à huile anciennes.
« Wao, et t’en as combien ? lança une voix derrière lui. »
Cette voix , c’était celle de Jacques, un de ses collègues de bureau. Phil avait évoqué sa collection, et Jacques avait insisté lourdement pour venir la voir chez lui. Pour être tout à fait franc, Phil espérait capter l’attention de Sabine, de la compta, mais ce furent les oreilles de Jacques qui s’interposèrent. Par politesse, et surtout parcequ’il lui manque la dose nécessaire d’improvisation pour inventer rapidement une excuse crédible, Phil n’avait pu refuser.
« Soixante-seize, répondit-il séchement.
- Hé bé… Hé, t’as déjà essayé d’en frotter, pour voir si un génie en sortirait pas. Tu sais, comme dans le dessin animé ? »
Phil sourit péniblement et regarda sa montre de la façon la plus discrète possible (1). Les plis de son front se marquèrent à mesure qu’il cherchait un prétexte pour jeter Jacques dehors. Ce dernier continuait à contempler les lampes, à l’abri dans leurs vitrines. Il s’arrêta devant l’une d’elles, qu’un morceau de tissu plié en quatre recouvrait.
« Moi, ça me rappelle une blague, poursuivit Jacques. C’est un gars qui en trouve une dans la rue. Il la frotte, et pouf, de la fumée, et paf, de la lumière et un génie en sort. »
Phil leva les yeux au ciel. Il redoutait ce moment depuis qu’il était rentré chez lui. Evidemment que cela rappelait une blague à Jacques. Tout rappelait une blague à Jacques. Les actualités, le boulot, la machine à café, la blague de quelqu’un d’autre ou même celle qu’il finit de raconter. Phil se dirigea vers le salon et se rendit compte avec horreur que son collègue quittait la petite chambre des lampes pour le suivre.
« Alors, le génie lui dit qu’il a le droit qu’à un vœu, à cause que…Ha, je le savais, mais j’ai oublié. Alors il demande au génie de faire un pont entre Paris, parce que l’histoire se passe à Paris, et New York, parcequ’il a toujours voulu visiter New York mais il a peur de l’avion et du bateau. »
Phil, qui n’écoutait plus depuis le sixième mot environ, prit ses clefs de boîte aux lettres et sortit devant chez lui pour chercher son courrier. Jacques le suivait toujours. Bon, au moins, ça le rapprochait de la sortie.
« Alors le génie lui dit : Non, tu te rends pas compte du boulot que c’est… Va falloir faire venir des ouvriers, les loger, commander le béton, faire les fondations dans l’eau, et tout… Non, non, c’est trop compliqué, demande-moi un truc plus petit. »
Des factures, des factures, une lettre de sa mère, encore des factures…
« Et là, le gars lui dit : Bon ça fait trois mariages que je foire, et à chaque fois mes femmes sont parties parcequ’elles disaient que je les comprenait pas. Alors voilà, je veux savoir pourquoi les femmes pleurent, pourquoi elles rient… En gros, je veux pouvoir comprendre les femmes. »
Deux ou trois factures de plus. A la longue, Phil en était arrivé à la conclusion que l’ennemi naturel de l’être humain n’était pas le virus ou le moustique comme l’affirmaient les spécialistes, mais bien les factures (2). Comme les virus, elles se multiplient et font même des petits (la facture téléphone engendre la facture internet, la taxe d’habitation donnait vie à la redevance télé…)(3).
« Et là, le génie lui dit : Euh, ton pont, tu le veux à combien de voies ? »
Jacques éclata de rire. Phil, lui, rit machinalement, comprenant que l’histoire était terminée. Son rire s’arrêta net quand ses mains triant le courrier tombèrent sur un avis de passage du facteur. Il ne l’attendait pas si tôt. Il jeta à nouveau un œil sur sa montre. 16 H 20. Il avait encore le temps de se rendre à la poste retirer son colis. Jacques continuait de rire tout seul.
« T’as compris, mon gr…euh, mon vieux ? A combien de voies, le pont ! Ah, je l’adore celle-là…
- Ouais, moi aussi, mentit Phil. Bon, là, va falloir m’excuser, mais j’ai une course à faire. On se voit demain, au boulot.
- Attends, j’en connais une autre. Tu la connais peut-être, c’est celle du génie un peu sourd qui donne à un type un billard d’euros et une grosse mite ! »
Mais Phil avait déjà fermé la porte. Le monde entier devint soudainement plus calme. Il attendit un moment, puis regarda par la petite fenêtre près de l’entrée. Ouf, son collègue était parti. Il se hâta de poser son courrier et d’enfiler sa veste. L’avis de passage en main, il sortit de chez lui en claquant la porte.
II
Plus que toute autre chose, Phil détestait sortir. Il sentait à chacun de ses pas les regards posés sur lui, et il le supportait de plus en plus difficilement.
Il pesait cent cinquante-deux kilos. Et si parfois il lui arrivait pendant quelques minutes d’oublier son poids, tous ces regards le lui rappelaient immédiatement.
Cent cinquante-deux kilos. Et derrière chacun de ces kilos se cachaient autant de railleries et d’humiliations. De chansons criées par des gamins faisant la ronde autour de lui dans la cour d’école lorsqu’il était enfant, aux fous-rires entendus derrière une porte au travail et qui s’arrêtaient brusquement quand il entrait dans la pièce.
Il était de ceux qui ignoraient simplement ce que signifiait « être mince ». Depuis sa plus tendre enfance (mais il ne s’agit là que d’une expression), il avait toujours été en surpoids. Evidemment, ses parents et lui avaient tout essayé. Toutes les sortes de régime y étaient passées(4), ainsi que les cures, le sport, l’acupuncture ou même l’hypnose… Cela ne marchait jamais plus de deux semaines, puis il se remettait à manger en cachette. Il ne pouvait pas s’en empêcher, c’était plus fort que lui.
Pour ses seize ans, ses parents et lui passèrent une semaine en égypte. C ‘est là qu’il la vit. Au fond de l’établi d’un marchand ambulant, dans les rues du Caire, il vit sa première lampe à huile. En la contemplant, il se rappela de l’histoire d’Aladdin, et décréta que ce n’était peut-être pas qu’une légende. Après tout, plusieurs mythes sont bâtis à partir de faits réels. On dit des dieux grecs que leurs exploits littéraires relataient exagérément ceux de héros, bien vivants, qui avaient régné en Sicile des siècles durant. Platon lui-même avait décrit la disparition de l’atlantide, happée par les flots, et si Phil était sûr d’une chose, c’était que Platon ne pouvait parler que de choses sérieuses et vérifiées(5).
Il y avait de toute évidence un fond de vérité dans ce conte, il en avait la certitude. C’était une de ces idées qui vous assaillent quand vous avez seize ans, mais celle-ci fut particulièrement tenace.
Il fit acheter la lampe à ses parents, et une fois arrivé dans sa chambre d’hôtel, il la frotta vigoureusement de la paume de sa main pendant plusieurs minutes. Cela n’eut aucun effet, bien entendu. Mais il ne se découragea pas pour autant, bien au contraire.
Pendant les vingt-sept années qui suivirent, il accumula inlassablement les recherches et les voyages pour forger sa collection. Cela lui coûta une fortune, mais il tenait peut-être la clef qui ferait tomber ses complexes. Qui lui permettrait de ne plus avoir honte. De ne plus se détester. D’être mince. Ou du moins normal.
C’est tout ce qu’il souhaitait. Aux autres, la gloire, l’or, les femmes…Il ne voulait rien de tout cela. Il n’aspirait qu’à la banalité de pouvoir un matin sourire à son reflet dans le miroir de sa salle de bain…
Il choisit des études de commerce, et une fois son diplôme en main, il se démena pour emménager près de son lieu de travail(6). Montre en main, il lui fallait un peu plus de six minutes pour s’y rendre. Cela l’obligeait à s’exposer au public, mais cela lui épargnait également d’investir dans un véhicule, et ainsi d’économiser pour ses voyages, ses acquisitions et ses recherches.
Ses recherches…
Il avait évidemment commencé par se documenter sur Aladdin et la lampe merveilleuse.
Aladdin était le fils paresseux d’un pauvre tailleur. Comme tout adolescent paresseux, il révait de fortune, de célébrité et de femmes faciles tout en n’ayant pas à quitter son lit (ce conte avait quelque chose d’intemporel). Il fit la rencontre d’un vil magicien qui parvint à le convaincre d’aller quérir une lampe merveilleuse dans une sombre caverne. Aladdin s’exécuta mais la grotte s’effondra sur lui. Enfermé et voué à une mort certaine, il frotta la lampe entre ses mains… et fit apparaître un génie capable de satisfaire trois de ses vœux.
Suite à cela, Aladdin devint comme il le désirait riche et épousa la fille du roi. Après de multiples aventures, il succéda au Sultan sur le trône.
En poussant plus loin ses investigations, Phil sécouvrit qu’il s’agissait d’Antoine Galand, auteur au XVIIe siècle de la traduction européenne des Milles et une nuits, qui y intégra Aladdin et la lampe merveilleuse. Il fut longtemps soupçonné d’en être l’unique auteur, et il fallut attendre le XIXe siècle pour retrouver la version originale du conte, dans un recueil oriental. Phil, après avoir investi des moyens colossaux(7), réussit à se le procurer. Le livre ne lui apprit hélas pas grand chose de plus. L’origine du conte étant incertaine, il multiplia les séjours vers la Syrie, qui semblait la plus prometteuse, puis vers plusieurs autres pays du moyen-orient, mais en vain. Il y acheta tout de même plusieurs lampes, dont certaines avaient assurément leur place dans un musée, mais aucune d’elles ne donna de résultats.
Plus tard, il fit une découverte salvatrice. Le père d’Aladdin, le tailleur, se trouvait être chinois dans une version du conte… Se pouvait-il alors que cette légende provienne de Chine ?
Il apprit des rudiments de chinois, prit contact avec l’ambassade française de Pékin, et continua d’entasser sa documentation, s’arrêtant par moments afin d’acquérir des pièces rares sur des sites d’enchères (qui se révélèrent à leur tour sans intérêt).
Il eut deux autres révélations ; la première était que, bien que l’origine de la légende du génie de la lampe restait un mystère, les chinois l’attribuaient aux arabes et les arabes aux chinois, comme si aucun d’eux ne voulait revendiquer son appartenance. La seconde révélation, il la lut dans un vieux recueil de contes asiatiques, dans laquelle un sorcier, bien que personnage de second plan, usait d’une lampe magique en la frottant avec un morceau de soie de chine. D’autres textes anciens corroborèrent ce détail. Après tout cela semblait assez logique, on pouvait voir cela comme une système de protection. N’importe quel imbécile tenant par pur hasard LA bonne lampe pouvait l’activer. Alors que là, il fallait connaître ce secret, et mériter de ce fait ses pouvoirs .
Alors, afin d’être absolument sûr de sa provenance et de son authenticité, Phil se rendit lui-même à Khoatan, au sud du désert de Taklamakan, cette ville chinoise n’étant rien de moins que l’épicentre de la Route de la soie. Il s’y procura une belle pièce de soie rouge véritable.
Une fois rentré chez lui, il l’utilisa sur toutes ses lampes (cinquante-quatre à l’époque), sans succès. Depuis, il prit pour habitude de laisser l’étoffe pliée sur la dernière lampe testée.
Onze ans de plus passèrent avec la lenteur qu’impose habituellement une vie de solitude, d’absence de loisirs (trop chers) et de plaisirs (trop…inaccessibles). Puis il y eut ce soir-là, ou il lut sur son écran d’ordinateur un message sur un forum chinois qu’il fréquentait. Un internaute, au courant de sa passion, lui rapporta qu’il avait surpris lors d’une promenade près des rizières du bassin de Chiang Jian, une vieille femme jeter avec colère un objet dans un court d’eau. Poussé par sa curiosité, il attendit d’être seul puis alla dans le ruisseau découvrir ce qui avait pu provoquer de si grands cris. Il y trouva une vielle lampe à huile qu’il se proposait, moyennant quelque finance (connaissance de forum sur internet ne signifiant en aucun cas ami) d’envoyer à Phil, qui s’empressa d’accepter.
C’était cette lampe que Phil, de retour du bureau de poste, posa avec la plus grande précaution sur la petite table qui se dressait au milieu de la chambre qui abritait sa collection.
à suivre...
Certaines personnes, afin d’impressionner leurs pairs, leur présentent leur équipement audio-visuel dernier cri, leur voiture tout-terrain ou leur salle de bain avec sauna et jacuzzi intégrés. Phil n’était pas de ces gens-là. Phil appartenait plutôt à ce groupe (à l’éffectif ô combien plus restreint) qui préfèrent faire étalage de leur collection de lampes à huile anciennes.
« Wao, et t’en as combien ? lança une voix derrière lui. »
Cette voix , c’était celle de Jacques, un de ses collègues de bureau. Phil avait évoqué sa collection, et Jacques avait insisté lourdement pour venir la voir chez lui. Pour être tout à fait franc, Phil espérait capter l’attention de Sabine, de la compta, mais ce furent les oreilles de Jacques qui s’interposèrent. Par politesse, et surtout parcequ’il lui manque la dose nécessaire d’improvisation pour inventer rapidement une excuse crédible, Phil n’avait pu refuser.
« Soixante-seize, répondit-il séchement.
- Hé bé… Hé, t’as déjà essayé d’en frotter, pour voir si un génie en sortirait pas. Tu sais, comme dans le dessin animé ? »
Phil sourit péniblement et regarda sa montre de la façon la plus discrète possible (1). Les plis de son front se marquèrent à mesure qu’il cherchait un prétexte pour jeter Jacques dehors. Ce dernier continuait à contempler les lampes, à l’abri dans leurs vitrines. Il s’arrêta devant l’une d’elles, qu’un morceau de tissu plié en quatre recouvrait.
« Moi, ça me rappelle une blague, poursuivit Jacques. C’est un gars qui en trouve une dans la rue. Il la frotte, et pouf, de la fumée, et paf, de la lumière et un génie en sort. »
Phil leva les yeux au ciel. Il redoutait ce moment depuis qu’il était rentré chez lui. Evidemment que cela rappelait une blague à Jacques. Tout rappelait une blague à Jacques. Les actualités, le boulot, la machine à café, la blague de quelqu’un d’autre ou même celle qu’il finit de raconter. Phil se dirigea vers le salon et se rendit compte avec horreur que son collègue quittait la petite chambre des lampes pour le suivre.
« Alors, le génie lui dit qu’il a le droit qu’à un vœu, à cause que…Ha, je le savais, mais j’ai oublié. Alors il demande au génie de faire un pont entre Paris, parce que l’histoire se passe à Paris, et New York, parcequ’il a toujours voulu visiter New York mais il a peur de l’avion et du bateau. »
Phil, qui n’écoutait plus depuis le sixième mot environ, prit ses clefs de boîte aux lettres et sortit devant chez lui pour chercher son courrier. Jacques le suivait toujours. Bon, au moins, ça le rapprochait de la sortie.
« Alors le génie lui dit : Non, tu te rends pas compte du boulot que c’est… Va falloir faire venir des ouvriers, les loger, commander le béton, faire les fondations dans l’eau, et tout… Non, non, c’est trop compliqué, demande-moi un truc plus petit. »
Des factures, des factures, une lettre de sa mère, encore des factures…
« Et là, le gars lui dit : Bon ça fait trois mariages que je foire, et à chaque fois mes femmes sont parties parcequ’elles disaient que je les comprenait pas. Alors voilà, je veux savoir pourquoi les femmes pleurent, pourquoi elles rient… En gros, je veux pouvoir comprendre les femmes. »
Deux ou trois factures de plus. A la longue, Phil en était arrivé à la conclusion que l’ennemi naturel de l’être humain n’était pas le virus ou le moustique comme l’affirmaient les spécialistes, mais bien les factures (2). Comme les virus, elles se multiplient et font même des petits (la facture téléphone engendre la facture internet, la taxe d’habitation donnait vie à la redevance télé…)(3).
« Et là, le génie lui dit : Euh, ton pont, tu le veux à combien de voies ? »
Jacques éclata de rire. Phil, lui, rit machinalement, comprenant que l’histoire était terminée. Son rire s’arrêta net quand ses mains triant le courrier tombèrent sur un avis de passage du facteur. Il ne l’attendait pas si tôt. Il jeta à nouveau un œil sur sa montre. 16 H 20. Il avait encore le temps de se rendre à la poste retirer son colis. Jacques continuait de rire tout seul.
« T’as compris, mon gr…euh, mon vieux ? A combien de voies, le pont ! Ah, je l’adore celle-là…
- Ouais, moi aussi, mentit Phil. Bon, là, va falloir m’excuser, mais j’ai une course à faire. On se voit demain, au boulot.
- Attends, j’en connais une autre. Tu la connais peut-être, c’est celle du génie un peu sourd qui donne à un type un billard d’euros et une grosse mite ! »
Mais Phil avait déjà fermé la porte. Le monde entier devint soudainement plus calme. Il attendit un moment, puis regarda par la petite fenêtre près de l’entrée. Ouf, son collègue était parti. Il se hâta de poser son courrier et d’enfiler sa veste. L’avis de passage en main, il sortit de chez lui en claquant la porte.
Plus que toute autre chose, Phil détestait sortir. Il sentait à chacun de ses pas les regards posés sur lui, et il le supportait de plus en plus difficilement.
Il pesait cent cinquante-deux kilos. Et si parfois il lui arrivait pendant quelques minutes d’oublier son poids, tous ces regards le lui rappelaient immédiatement.
Cent cinquante-deux kilos. Et derrière chacun de ces kilos se cachaient autant de railleries et d’humiliations. De chansons criées par des gamins faisant la ronde autour de lui dans la cour d’école lorsqu’il était enfant, aux fous-rires entendus derrière une porte au travail et qui s’arrêtaient brusquement quand il entrait dans la pièce.
Il était de ceux qui ignoraient simplement ce que signifiait « être mince ». Depuis sa plus tendre enfance (mais il ne s’agit là que d’une expression), il avait toujours été en surpoids. Evidemment, ses parents et lui avaient tout essayé. Toutes les sortes de régime y étaient passées(4), ainsi que les cures, le sport, l’acupuncture ou même l’hypnose… Cela ne marchait jamais plus de deux semaines, puis il se remettait à manger en cachette. Il ne pouvait pas s’en empêcher, c’était plus fort que lui.
Pour ses seize ans, ses parents et lui passèrent une semaine en égypte. C ‘est là qu’il la vit. Au fond de l’établi d’un marchand ambulant, dans les rues du Caire, il vit sa première lampe à huile. En la contemplant, il se rappela de l’histoire d’Aladdin, et décréta que ce n’était peut-être pas qu’une légende. Après tout, plusieurs mythes sont bâtis à partir de faits réels. On dit des dieux grecs que leurs exploits littéraires relataient exagérément ceux de héros, bien vivants, qui avaient régné en Sicile des siècles durant. Platon lui-même avait décrit la disparition de l’atlantide, happée par les flots, et si Phil était sûr d’une chose, c’était que Platon ne pouvait parler que de choses sérieuses et vérifiées(5).
Il y avait de toute évidence un fond de vérité dans ce conte, il en avait la certitude. C’était une de ces idées qui vous assaillent quand vous avez seize ans, mais celle-ci fut particulièrement tenace.
Il fit acheter la lampe à ses parents, et une fois arrivé dans sa chambre d’hôtel, il la frotta vigoureusement de la paume de sa main pendant plusieurs minutes. Cela n’eut aucun effet, bien entendu. Mais il ne se découragea pas pour autant, bien au contraire.
Pendant les vingt-sept années qui suivirent, il accumula inlassablement les recherches et les voyages pour forger sa collection. Cela lui coûta une fortune, mais il tenait peut-être la clef qui ferait tomber ses complexes. Qui lui permettrait de ne plus avoir honte. De ne plus se détester. D’être mince. Ou du moins normal.
C’est tout ce qu’il souhaitait. Aux autres, la gloire, l’or, les femmes…Il ne voulait rien de tout cela. Il n’aspirait qu’à la banalité de pouvoir un matin sourire à son reflet dans le miroir de sa salle de bain…
Il choisit des études de commerce, et une fois son diplôme en main, il se démena pour emménager près de son lieu de travail(6). Montre en main, il lui fallait un peu plus de six minutes pour s’y rendre. Cela l’obligeait à s’exposer au public, mais cela lui épargnait également d’investir dans un véhicule, et ainsi d’économiser pour ses voyages, ses acquisitions et ses recherches.
Ses recherches…
Il avait évidemment commencé par se documenter sur Aladdin et la lampe merveilleuse.
Aladdin était le fils paresseux d’un pauvre tailleur. Comme tout adolescent paresseux, il révait de fortune, de célébrité et de femmes faciles tout en n’ayant pas à quitter son lit (ce conte avait quelque chose d’intemporel). Il fit la rencontre d’un vil magicien qui parvint à le convaincre d’aller quérir une lampe merveilleuse dans une sombre caverne. Aladdin s’exécuta mais la grotte s’effondra sur lui. Enfermé et voué à une mort certaine, il frotta la lampe entre ses mains… et fit apparaître un génie capable de satisfaire trois de ses vœux.
Suite à cela, Aladdin devint comme il le désirait riche et épousa la fille du roi. Après de multiples aventures, il succéda au Sultan sur le trône.
En poussant plus loin ses investigations, Phil sécouvrit qu’il s’agissait d’Antoine Galand, auteur au XVIIe siècle de la traduction européenne des Milles et une nuits, qui y intégra Aladdin et la lampe merveilleuse. Il fut longtemps soupçonné d’en être l’unique auteur, et il fallut attendre le XIXe siècle pour retrouver la version originale du conte, dans un recueil oriental. Phil, après avoir investi des moyens colossaux(7), réussit à se le procurer. Le livre ne lui apprit hélas pas grand chose de plus. L’origine du conte étant incertaine, il multiplia les séjours vers la Syrie, qui semblait la plus prometteuse, puis vers plusieurs autres pays du moyen-orient, mais en vain. Il y acheta tout de même plusieurs lampes, dont certaines avaient assurément leur place dans un musée, mais aucune d’elles ne donna de résultats.
Plus tard, il fit une découverte salvatrice. Le père d’Aladdin, le tailleur, se trouvait être chinois dans une version du conte… Se pouvait-il alors que cette légende provienne de Chine ?
Il apprit des rudiments de chinois, prit contact avec l’ambassade française de Pékin, et continua d’entasser sa documentation, s’arrêtant par moments afin d’acquérir des pièces rares sur des sites d’enchères (qui se révélèrent à leur tour sans intérêt).
Il eut deux autres révélations ; la première était que, bien que l’origine de la légende du génie de la lampe restait un mystère, les chinois l’attribuaient aux arabes et les arabes aux chinois, comme si aucun d’eux ne voulait revendiquer son appartenance. La seconde révélation, il la lut dans un vieux recueil de contes asiatiques, dans laquelle un sorcier, bien que personnage de second plan, usait d’une lampe magique en la frottant avec un morceau de soie de chine. D’autres textes anciens corroborèrent ce détail. Après tout cela semblait assez logique, on pouvait voir cela comme une système de protection. N’importe quel imbécile tenant par pur hasard LA bonne lampe pouvait l’activer. Alors que là, il fallait connaître ce secret, et mériter de ce fait ses pouvoirs .
Alors, afin d’être absolument sûr de sa provenance et de son authenticité, Phil se rendit lui-même à Khoatan, au sud du désert de Taklamakan, cette ville chinoise n’étant rien de moins que l’épicentre de la Route de la soie. Il s’y procura une belle pièce de soie rouge véritable.
Une fois rentré chez lui, il l’utilisa sur toutes ses lampes (cinquante-quatre à l’époque), sans succès. Depuis, il prit pour habitude de laisser l’étoffe pliée sur la dernière lampe testée.
Onze ans de plus passèrent avec la lenteur qu’impose habituellement une vie de solitude, d’absence de loisirs (trop chers) et de plaisirs (trop…inaccessibles). Puis il y eut ce soir-là, ou il lut sur son écran d’ordinateur un message sur un forum chinois qu’il fréquentait. Un internaute, au courant de sa passion, lui rapporta qu’il avait surpris lors d’une promenade près des rizières du bassin de Chiang Jian, une vieille femme jeter avec colère un objet dans un court d’eau. Poussé par sa curiosité, il attendit d’être seul puis alla dans le ruisseau découvrir ce qui avait pu provoquer de si grands cris. Il y trouva une vielle lampe à huile qu’il se proposait, moyennant quelque finance (connaissance de forum sur internet ne signifiant en aucun cas ami) d’envoyer à Phil, qui s’empressa d’accepter.
C’était cette lampe que Phil, de retour du bureau de poste, posa avec la plus grande précaution sur la petite table qui se dressait au milieu de la chambre qui abritait sa collection.
à suivre...
12/04/2006
Le super-héros
Ma troisième nouvelle, et la deuxième sur le thème de l'imagination. J'ai un avis mitigé sur celle-ci, je pense que je ne la réécrirais pas de la même manière aujourd'hui. Mais bon, le but de ce site étant de les livrer telles qu'elles ont été écrites, et dans l'ordre qui plus est...
Si je ferme les yeux…
Si je ferme les yeux, je peux courir plus vite que le vent. Je peux courir si vite que votre attention ne parviendrait jamais à se fixer sur moi. Je peux parcourir des kilomètres sans les voir défiler, sans jamais fatiguer. Aucun véhicule ne peut rivaliser avec ma vitesse. Je suis au-delà de la vitesse.
Si je ferme les yeux…
Ma force est sans égale. Je peux soulever dix hommes, pendant plusieurs heures, sans sourciller, sans vaciller. De mes poings nus, je peux abattre un mur de briques, une maison, un immeuble (je l’ai déjà fait). Je tords l’acier aussi facilement que vous déchirez une feuille de papier. Du tranchant de ma main je peux abattre un arbre, et mon seul index suffit à le retenir dans sa chute.
Je suis invulnérable. Je veux dire réellement invulnérable. Rien ne peut entamer mon corps invincible. La plus fine et résistante des lames se brise sur ma peau, les balles de revolver ricochent sur moi et les incendies les plus meurtriers me laissent insensible. Je ne crains ni le chaud, ni le froid, ni la privation d’air.
Et si je me concentre vraiment, si je ferme mes paupières très fort, à m’en faire mal… alors je peux voler.
Mes pieds quittent le sol et je rejoins les nuages. Je survole les villes et les plus hauts édifices, à la vitesse de mes pensées. Je peux voler si haut que je peux voir mon ombre s’imprimer sur une mer de nuages, lisse et parfaite. Je peux voler plus haut. Plus haut que le ciel, jusqu’à côtoyer les étoiles de l’espace infini (je n’y reste jamais longtemps).

Je peux faire tout cela, et tant d’autres choses encore. Et je le fais. Pour vous. J’utilise ces pouvoirs pour vous aider, vous rendre la vie meilleure, plus juste. Beaucoup m’ont demandé pourquoi je ne m’en servais pas pour assouvir mes propres souhaits, mes désirs cachés, en faisant fi de vous tous, nécessiteux ou infortunés… Pourquoi je n’usais pas de ces dons hors du commun afin d’attirer à moi gloire, argent, amours.
Mais à ceux-là je leur réponds : et pourquoi le ferais-je ? Pourquoi vouloir une vie aisée et oisive lorsque mon corps ne demande ni nourriture ni repos ? Pourquoi s’abandonner au luxe et au confort quand on a goûté au plaisir extatique de défier la gravité ? Pourquoi chercher l’amour dans des bras de femmes quand je lis dans vos yeux celui que vous me portez lorsque je vole à votre secours ?
Je n’ai pas besoin de tout cela, alors je me rends utile, avec mes moyens. En sauvant un enfant imprudent manquant de se noyer. En évacuant par la voie des airs les derniers occupants d’une bâtisse en flammes. En livrant aux autorités des malhonnêtes, des voleurs, des tueurs…
Bien sûr j’ai attiré les regards. Nulle part ailleurs que dans les livres pour enfants vous n’aviez vu un être pareil, capable de tous ces exploits. Il y a eu des articles sur mon compte, des émissions.
Mais contrairement aux héros de papier, je n’ai pas besoin de costume. Je n’en ai pas vraiment l’utilité. Aussi étrange que cela paraisse, on me confond rarement avec un autre lorsque j’atterris dans une rue ou quand j’arrête un véhicule fou par la seule force de mes bras.
De même je n’ai ni repères secrets, ni majordome aux petits soins. A quoi me serviraient-ils ? Je n’ai pas d’acolyte bondissant et enthousiaste, prêt à user d’un humour navrant et à prendre les coups pour moi.
Je n’ai pas de surnom ridicule, fait de superlatifs ou de noms d’animaux mystérieux et je remercie la providence que ni vous ni vos médias n’aient eu l’idée de m’en affubler. Lorsque vous parlez de mes haut-faits, vous m’appelez Lui, Le Héros ou Le Miracle.
Mais ce que vous ignorez, c’est que comme ces héros de pulps et de comic-books, je possède une identité secrète. Mais il s’agit là plus d’une contrainte que d’un « dernier rempart pour une vie normale et anonyme ». Pour tout vous dire, j’ai un autre corps, et celui qui figure à la une des journaux n’est pas celui dans lequel j’ai vu le jour.
Je sais précisément quand ces dons sont apparus. Il n’y a pas eu d’accident scientifique, d’irradiation cosmique ou d’altération des mes gênes. Je ne viens pas d’une galaxie lointaine.
Je me suis simplement rendu compte, un jour, qu’en fermant les yeux et en oubliant le plus possible mon corps originel, je pouvais en matérialiser un second, capable de tout ce que mon imagination lui autorisait. Soulever des voitures et voler parmi les oiseaux devient la plus aisée des tâches lorsque le moyen d’y parvenir est de s’en savoir capable.
Bien sûr, je n’y suis pas arrivé immédiatement. Il m’a fallu des mois pour imaginer mes exploits dans les moindres détails et parfaire alors mes dons.
En y réfléchissant bien, je crois que cette autre moi m’est apparu un ou deux ans après l’accident. Après cet accident qui m’a valu d’être cloué dans ce lit, bardé de câbles me reliant à ces machines bruyantes et à ma seule nourriture liquide. Cet accident qui m’a enfermé à vie dans ce corps insensible et immobile, et dont seules mes paupières répondent à ma volonté. Cette prison charnelle dont la seule évasion est de fermer les yeux et de renaître ailleurs dans mon corps surhumain.
Hélas, cette évasion est éphémère et fragile. Il suffit qu’un de ces engins qui me maintienne en vie émette un bip plus bruyant qu’à l’accoutumée, ou qu’une infirmière me réveille en venant nettoyer mes souillures incontrôlées pour que se brise ce mince fil qui relie mes deux corps. Pour que je me souvienne que je suis dans cette chambre d’hôpital, et que s’évanouisse mon alter-ego miraculeux.
Je sais ce que vous pensez. Vous vous dites que je me suis imaginé tout cela afin de me créer une illusion de liberté. Que rien de tout cela n’est vrai, sinon dans ma folie. C’est ce que je croyais moi aussi au début. Puis, un jour ou quelque parent ou ami avait oublié d’éteindre la télévision après m’avoir rendu visite, je m’y suis vu flottant au-dessus des toits, acclamé par la foule. C’était une de mes premières apparitions et ces images tournaient en boucle sur toutes les chaînes. J’ai su alors que ce n’était pas dans mes songes mais bien dans le monde réel que se produisait mon double invincible…
Mais aujourd’hui j’ai peur. J’ai peur de retourner dans mon corps paralytique car cela fait plusieurs jours qu’il est plongé dans un profond coma. Plus le temps passe et plus les spécialistes désespèrent de m’en voir ressortir.
Pourquoi avoir peur me direz-vous ? Plus d’inquiétude à avoir quant à un retour impromptu à l’immobilisme alors que je suis en plein vol. Je suis bel et bien ce héros médiatique à présent, et uniquement lui.
Mais si quelqu’un, las de me voir inanimé, décide de couper mon respirateur, ou si je m’échappe enfin de ce coma, mais pas du côté espéré…Si je meurs…Alors qui protégera les malchanceux et accidentés ? Qui sauvera la vie des innocents en danger ? Qui viendra au secours des victimes d’actes criminels ?
Mais qui sait… Peut-être que si mon corps malade passe de vie à trépas, je resterai à tout jamais dans ce monde. Que le destin me permettra de vivre pour toujours cette vie de surhomme, sans attaches, sans contraintes. Que je resterai là parmi vous, ou plutôt au-dessus de vous, pour veiller à votre sécurité, prêt à vous secourir au moindre danger…
Mais j’en doute.
Si je ferme les yeux…
Si je ferme les yeux, je peux courir plus vite que le vent. Je peux courir si vite que votre attention ne parviendrait jamais à se fixer sur moi. Je peux parcourir des kilomètres sans les voir défiler, sans jamais fatiguer. Aucun véhicule ne peut rivaliser avec ma vitesse. Je suis au-delà de la vitesse.
Si je ferme les yeux…
Ma force est sans égale. Je peux soulever dix hommes, pendant plusieurs heures, sans sourciller, sans vaciller. De mes poings nus, je peux abattre un mur de briques, une maison, un immeuble (je l’ai déjà fait). Je tords l’acier aussi facilement que vous déchirez une feuille de papier. Du tranchant de ma main je peux abattre un arbre, et mon seul index suffit à le retenir dans sa chute.
Je suis invulnérable. Je veux dire réellement invulnérable. Rien ne peut entamer mon corps invincible. La plus fine et résistante des lames se brise sur ma peau, les balles de revolver ricochent sur moi et les incendies les plus meurtriers me laissent insensible. Je ne crains ni le chaud, ni le froid, ni la privation d’air.
Et si je me concentre vraiment, si je ferme mes paupières très fort, à m’en faire mal… alors je peux voler.
Mes pieds quittent le sol et je rejoins les nuages. Je survole les villes et les plus hauts édifices, à la vitesse de mes pensées. Je peux voler si haut que je peux voir mon ombre s’imprimer sur une mer de nuages, lisse et parfaite. Je peux voler plus haut. Plus haut que le ciel, jusqu’à côtoyer les étoiles de l’espace infini (je n’y reste jamais longtemps).

Je peux faire tout cela, et tant d’autres choses encore. Et je le fais. Pour vous. J’utilise ces pouvoirs pour vous aider, vous rendre la vie meilleure, plus juste. Beaucoup m’ont demandé pourquoi je ne m’en servais pas pour assouvir mes propres souhaits, mes désirs cachés, en faisant fi de vous tous, nécessiteux ou infortunés… Pourquoi je n’usais pas de ces dons hors du commun afin d’attirer à moi gloire, argent, amours.
Mais à ceux-là je leur réponds : et pourquoi le ferais-je ? Pourquoi vouloir une vie aisée et oisive lorsque mon corps ne demande ni nourriture ni repos ? Pourquoi s’abandonner au luxe et au confort quand on a goûté au plaisir extatique de défier la gravité ? Pourquoi chercher l’amour dans des bras de femmes quand je lis dans vos yeux celui que vous me portez lorsque je vole à votre secours ?
Je n’ai pas besoin de tout cela, alors je me rends utile, avec mes moyens. En sauvant un enfant imprudent manquant de se noyer. En évacuant par la voie des airs les derniers occupants d’une bâtisse en flammes. En livrant aux autorités des malhonnêtes, des voleurs, des tueurs…
Bien sûr j’ai attiré les regards. Nulle part ailleurs que dans les livres pour enfants vous n’aviez vu un être pareil, capable de tous ces exploits. Il y a eu des articles sur mon compte, des émissions.
Mais contrairement aux héros de papier, je n’ai pas besoin de costume. Je n’en ai pas vraiment l’utilité. Aussi étrange que cela paraisse, on me confond rarement avec un autre lorsque j’atterris dans une rue ou quand j’arrête un véhicule fou par la seule force de mes bras.
De même je n’ai ni repères secrets, ni majordome aux petits soins. A quoi me serviraient-ils ? Je n’ai pas d’acolyte bondissant et enthousiaste, prêt à user d’un humour navrant et à prendre les coups pour moi.
Je n’ai pas de surnom ridicule, fait de superlatifs ou de noms d’animaux mystérieux et je remercie la providence que ni vous ni vos médias n’aient eu l’idée de m’en affubler. Lorsque vous parlez de mes haut-faits, vous m’appelez Lui, Le Héros ou Le Miracle.
Mais ce que vous ignorez, c’est que comme ces héros de pulps et de comic-books, je possède une identité secrète. Mais il s’agit là plus d’une contrainte que d’un « dernier rempart pour une vie normale et anonyme ». Pour tout vous dire, j’ai un autre corps, et celui qui figure à la une des journaux n’est pas celui dans lequel j’ai vu le jour.
Je sais précisément quand ces dons sont apparus. Il n’y a pas eu d’accident scientifique, d’irradiation cosmique ou d’altération des mes gênes. Je ne viens pas d’une galaxie lointaine.
Je me suis simplement rendu compte, un jour, qu’en fermant les yeux et en oubliant le plus possible mon corps originel, je pouvais en matérialiser un second, capable de tout ce que mon imagination lui autorisait. Soulever des voitures et voler parmi les oiseaux devient la plus aisée des tâches lorsque le moyen d’y parvenir est de s’en savoir capable.
Bien sûr, je n’y suis pas arrivé immédiatement. Il m’a fallu des mois pour imaginer mes exploits dans les moindres détails et parfaire alors mes dons.
En y réfléchissant bien, je crois que cette autre moi m’est apparu un ou deux ans après l’accident. Après cet accident qui m’a valu d’être cloué dans ce lit, bardé de câbles me reliant à ces machines bruyantes et à ma seule nourriture liquide. Cet accident qui m’a enfermé à vie dans ce corps insensible et immobile, et dont seules mes paupières répondent à ma volonté. Cette prison charnelle dont la seule évasion est de fermer les yeux et de renaître ailleurs dans mon corps surhumain.
Hélas, cette évasion est éphémère et fragile. Il suffit qu’un de ces engins qui me maintienne en vie émette un bip plus bruyant qu’à l’accoutumée, ou qu’une infirmière me réveille en venant nettoyer mes souillures incontrôlées pour que se brise ce mince fil qui relie mes deux corps. Pour que je me souvienne que je suis dans cette chambre d’hôpital, et que s’évanouisse mon alter-ego miraculeux.
Je sais ce que vous pensez. Vous vous dites que je me suis imaginé tout cela afin de me créer une illusion de liberté. Que rien de tout cela n’est vrai, sinon dans ma folie. C’est ce que je croyais moi aussi au début. Puis, un jour ou quelque parent ou ami avait oublié d’éteindre la télévision après m’avoir rendu visite, je m’y suis vu flottant au-dessus des toits, acclamé par la foule. C’était une de mes premières apparitions et ces images tournaient en boucle sur toutes les chaînes. J’ai su alors que ce n’était pas dans mes songes mais bien dans le monde réel que se produisait mon double invincible…
Mais aujourd’hui j’ai peur. J’ai peur de retourner dans mon corps paralytique car cela fait plusieurs jours qu’il est plongé dans un profond coma. Plus le temps passe et plus les spécialistes désespèrent de m’en voir ressortir.
Pourquoi avoir peur me direz-vous ? Plus d’inquiétude à avoir quant à un retour impromptu à l’immobilisme alors que je suis en plein vol. Je suis bel et bien ce héros médiatique à présent, et uniquement lui.
Mais si quelqu’un, las de me voir inanimé, décide de couper mon respirateur, ou si je m’échappe enfin de ce coma, mais pas du côté espéré…Si je meurs…Alors qui protégera les malchanceux et accidentés ? Qui sauvera la vie des innocents en danger ? Qui viendra au secours des victimes d’actes criminels ?
Mais qui sait… Peut-être que si mon corps malade passe de vie à trépas, je resterai à tout jamais dans ce monde. Que le destin me permettra de vivre pour toujours cette vie de surhomme, sans attaches, sans contraintes. Que je resterai là parmi vous, ou plutôt au-dessus de vous, pour veiller à votre sécurité, prêt à vous secourir au moindre danger…
Mais j’en doute.
Inscription à :
Articles (Atom)