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Suite et fin de votre saga de l'été.
Quarante minutes plus tard, des voitures de gendarmerie encombraient la rue devant la grande maison.
Jeanne leur raconta tout ce qu’elle savait. A vrai dire rien. Pourtant ils le lui firent répéter plusieurs fois. Elle avait peine à se contrôler, et devait souvent s’arrêter de parler pour laisser passer les pleurs. Elle s’essuyait les yeux et continuait de répondre inlassablement aux questions des officiers.
Oui, elle l’avait vu pour la dernière fois quand elle l’avait couché la veille. Non, elle n’avait pas souvenir de quoi que ce soit de suspect. Non, elle ne pensait pas que le père de Romain soit impliqué, mais oui elle le contacterait dans les plus brefs délais.
Les gendarmes l’informèrent qu’il n’y avait aucune raison de paniquer. Il n’y avait eu aucune trace d’infraction pendant la nuit, Romain n’avait certainement pas été enlevé. Maintenant il était vrai que si le rapt avait eu lieu le matin-même, aucun voisin n’aurait pu faire figure de témoin au vu de la grande distance qui séparait les maisons.
On lui dit que l’hypothèse la plus envisageable était la fugue, ou alors l’enfant s’était-il perdu dans la forêt qui s’étendait derrière la route. Dans les deux cas Jeanne devait rester chez elle, Romain pouvait à tout moment réapparaître.
Finalement, un des gendarmes, sans aucun doute le plus gradé, lui dit qu’il ne fallait négliger aucune possibilité mais que l’affaire était entre les mains de professionnels. Et sur cette conclusion, tout le monde quitta les lieux et Jeanne se retrouva à nouveau seule.
Elle avait pleuré toute la journée et se sentait très lasse. Et à bout de nerf.
Elle s’assit sur le canapé du salon et attendit, les mains jointes. Quelle horrible chose que de rester chez soi quand vous savez votre fils quelque part, là, dehors.
Victoria n’aurait pas fait ça, elle. Elle aurait…
Elle se fit horreur sur le moment. Il ne s’agissait pas de Victoria, ou d’un de ses romans minables.
Il s’agit de la vraie vie. Il s’agit de ton enfant !
Elle sentit la fatigue la gagner, mais elle ne voulait pas s’endormir. Elle s’en voudrait trop. Et puis si Romain finissait par revenir, il fallait qu’elle soit éveillée.
Elle se saisit du téléphone.
« Allô, fit une voix masculine.
- Salut David. C’est jeanne.
- Ah, euh… salut. Euh… ça va ?
- Hmm, fit-elle la voix tremblante.
- Ah. Bon. Tu m’appelles pour la pension ? »
Il avait le ton le plus désintéressé qui soit. Comment envisager ne serait-ce qu’un instant qu’il aie pu enlever qui que ce soit ?
« Non, non. C’est Romain, il… (elle se sentit faiblir)…a disparu, il… »
Elle avait beaucoup de mal à le dire. A l’autre bout du fil, le silence. Manifestement, le père de l’enfant ne savait pas comment réagir.
« Depuis quand, finit-il par demander.
- Ce matin. Les flics sont venus, ils… (Elle reprit son souffle) vont organiser des recherches, ou… je sais pas trop, j’ai pas tout compris…
- Euh… Et tu veux que je vienne ?
- Non, dit-elle machinalement. Je voulais… juste que tu le saches.
- Ok, répondit-il sobrement. Tiens-moi au courant.
- Ok, dit-elle à son tour.
- Et essaie de dormir ».
Et il raccrocha. Au bout de quelques secondes, elle finit elle aussi par poser le combiné. A nouveau elle attendit sur le canapé.
Puis vint la nuit, en à bout de force, elle finit par céder au sommeil, là dans le salon.
Dans son rêve, elle était plongée dans le noir, et elle entendait des milliers, des millions de battements d’ailes d’insecte. Derrière ce vacarme assourdissant, elle distinguait la voix de Romain s’éloigner, l’appelant, jusqu’à disparaître.
Puis plus rien.
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Cela faisait bientôt trois jours que Romain avait disparu et les gendarmes n'avaient aucune piste. Ils avaient commencé à organiser des groupes de recherche, sollicitant les habitants de Plouha, qui avaient répondu présent. Mais la forêt était trop vaste et les fouilles ne furent qu’anecdotiques.
Alors on commença à envisager d’autres possibilités. Enlèvement, demande de rançon… acte pédophile. Les forces de l’ordre connaissait ce genre de crime, certains avaient déjà eu lieu dans la région.
Tout cela ne rassurait bien évidemment pas Jeanne. Elle avait continuellement son fils en tête, et les affiches arborant sa photo et les encouragements des villageois lorsqu’elle sortait (rarement) n’arrangeaient rien.
Il n’était bien entendu plus question d’écrire. Son éditeur était au courant et s’était montré compréhensif. Jeanne continuait avec inquiétude sa tâche qui était de patienter. Elle pleurait beaucoup, également. Elle espérait de toute son âme que le sort de Romain n’aie rien à voir avec un quelconque détraqué sexuel.
Alors, toute la journée, elle attendait là, devant le téléphone, qu’un miracle se produise. Elle en oubliait même de se nourrir. Puis à nouveau, la nuit tombait.
Elle s’autorisait à regarder la télévision, mais uniquement la chaîne locale et les informations régionales. Alors, déçue qu’il n’y ait aucune progression dans l’enquête, elle s’allongeait sur le canapé et essayait de dormir un peu.
Cette nuit-là encore, elle refit son étrange rêve. Romain l’appelait mais impossible de le voir. Et ce bruit sourd, prenant. Ces paires d’ailes qui battaient par milliers.
Jeanne se leva brusquement. Elle avait fait ce cauchemar à trois reprises, chaque nuit depuis la disparition de l’enfant. La veille elle était retournée à la fontaine des fées pour enlever l’assiette, et était certaine de n’y avoir vu aucun indice, aucun détail suspect.
Elle tourna la tête vers la fenêtre, en direction du jardin. Ce qu’elle vit arrêta net sa respiration. Même son cœur eut un raté.
Là-bas, sur les haies, elle vit danser les reflets de l’au. Comme si la fontaine pleine avait été éclairée. Mais c’était impossible, bien entendu. Il n’y avait ni eau, ni lumière là-bas. Et puis on ne voyait plus rien à présent.
Je suis sûre de ce que j’ai vu.
Elle se leva et mit sa veste en vitesse. Puis elle se précipita dans le jardin. Le chien, intrigué et affamé (elle avait oublié de le nourrir depuis quelques temps) la suivit.
Arrivée près des haies, elle fit une halte. Aucun bruit d’eau, aucun reflet. Elle fit quelques pas et arriva devant la fontaine. Cela se confirmait, il n’y avait rien d’inhabituel.
Elle sentit fuser en elle le même sentiment que quelques jours plus tôt. A ceci près qu’il s’était cette fois mêlé d’une rage féroce.
Elle tapa du poing sur la fontaine.
« Qu’est-ce que vous en avez fait ?! »
Elle hurlait. Des larmes chaudes dégoulinaient sur ses joues.
« Pourquoi vous me l’avez pris ? Pourquoi ?! »
Elle se mit à genoux, et continuait de tambouriner l’édifice de pierre. Toujours en pleurs, elle chuchota un dernier « pourquoi… », et resta là quelques secondes, les yeux clos.
Enfin elle se releva.
Tu ne vas pas bien, ma pauvre fille.
Le labrador vint discrètement se frotter à ses jambes. Elle le caressa. »Allez viens le chien, dit-elle en s’essuyant le visage du revers de la manche. On rentre ».
A peine avaient-ils fait quelques pas que l’animal se retourna et aboya, encore et encore. Puis il détala vers la maison, pris de panique. Jeanne se tourna à son tour et chercha du regard ce qui avait pu effrayer le chien. Rien. Puis elle posa ses yeux sur la fontaine.
Et elle la vit.
C’était comme ces jeux dans les magazines ou l’on vous demande de trouver un détail dans une illustration. Une fois que vous l’avez déniché, vous ne voyez plus que lui. Et bien là, c’était comme si la fée avait sur la fontaine depuis toujours. Seulement Jeanne venait à peine de la remarquer. Et elle n’arrivait plus à la quitter des yeux.
L’être était petit, minuscule. Pas plus de dix centimètres de haut. Elle était entièrement nue. Sa peau était pâle, presque lumineuse. Ses cheveux étaient longs et tombaient en cascade sur ses épaules et dans son dos. Ils semblaient blonds, mais d’un blond inhabituel, tirant un peu sur le vert. Son visage était celui d’une jeune femme, à un détail près.
Ses yeux.
Ses yeux étaient immenses et entièrement noirs. Ils étaient striés d’un quadrillage qui les découpaient en de multiples facettes.
Des yeux d’insecte.
La fée était assise sur le rebord du vasque de la fontaine et regardait Jeanne. Lorsque cette dernière, croyant à peine ce qu’elle voyait, leva sa main à sa bouche ouverte, la fée hocha la tête et cligna des yeux, dans un mouvement très rapide, presque invisible à l’œil nu.
Puis l’être remua les ailes qu’elle avait dans le dos. Jeanne ne les remarqua qu’à ce moment-là, tant leur transparence les rendait invisible lorsqu’elle étaient à l’arrêt.
Quand elle les agita, cela produisit le bruit d’une abeille en vol. Elle s’arrêta presque instantanément.
Et, en réponse à ce bref appel, des centaines d’autres fées apparurent, quasiment identiques, sur le vasque, sur les pierres du mur, au pied de la fontaine. Certaines agitaient leurs ailes, tout aussi brièvement que la première.
Jeanne n’en croyait pas ses yeux. Les fées continuaient à apparaître, une à une. La jeune mère ne savait pas si elle devait se fier à ce qu’elle voyait. Elle ne savait pas non plus si elle devait être terrifiée ou émerveillée.
Puis la première d’entre elles à s’être manifestée battit ses ailes, mais sans s’arrêter cette fois-ci. Les autres ne tardèrent pas à l’imiter. Le bruit était immense, assourdissant. Jeanne tomba à genoux et se boucha les oreilles. Elle cria mais cela était loin de couvrir le vacarme. Les yeux fermés, elles les entendit.
Elle les entendit entrer dans sa tête.
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Romain avait du mal à trouver le sommeil.
Impossible de trouver où poser la tête ici, il n’y avait que des pierres. Bien qu’il l’ait fait à plusieurs reprises le jour-même, il regarda à nouveau la date sur sa montre. Il était ici depuis trois jours. Trois jours… Quelqu’un finirait bien par venir le chercher…
Il savait qu’appeler à l’aide la nuit ne servirait à rien, alors il essayait de dormi. Mais la faim ne l’y aidait pas trop. En tout ce temps il n’eut que des petits beurres pour tenir. Sa mère ne le savait pas, mais quand il en prenait pour se rendre à la fontaine, il en glisser quelques uns dans ses poches ou ses manches. Mais il ne lui es restait plus depuis hier…
Et s’il restait ici pour toujours ?
Pourtant, tout ce qu’il voulait, c’était voir la mer. Alors ce matin-là, il s’était levé un peu plus tôt et, sachant sa mère très occupée, il entreprit d’y aller seul.
Oh pas longtemps, juste voir et repartir. Si sa mère se levait trop tôt et ne le voyait pas, il lui ramasserait des hortensias pour calmer sa colère. Il y en avait partout sur la. Le chien n’ayant pas voulu le suivre, il partit seul. Le chemin était plus long qu’il ne l’imaginait, mais il finit par y arriver.
Elle était là, en face de lui. Immense. Il était assez tôt mais quelques personnes au loin se prélassaient sur leurs serviettes. D’autres se baignaient. Il ne voyait pas de bateau. Il aurait pourtant aimé. Des gros qui font du bruit ou des petits à voiles.
Il regarda à sa droite, un chemin montait vers une falaise surplombant la plage. Peut-être que de là-haut, il apercevrait un navire ou deux.
Alors il s’y était rendu en courant. Arrivé en haut, il glissa et ferma les yeux en tombant. La chute fut chaotique, et quand il ouvrit les yeux, le décor avait changé. Il était là, dans cette petite grotte.
Il était tombé dans une petite crevasse à peine assez grande pour son gabarit. Il ne l’avait pas vue, les herbes la recouvrait en grande partie. Il s’était fait mal à la jambe en atterrissant, et boitait un peu. Pris de panique en voyant qu’il n’y avait aucune issue vu sa petite taille, il s’était mis à appeler sa mère de toutes ses forces pendant des heures. Il se calma plus tard, et appela au secours le jour et tâchait de dormir la nuit venue. Il pleurait de temps en temps et avait peur quand le soleil se couchait. Sa montre lui indiqua qu’il était là depuis un jour quand il commença à avoir sérieusement faim. Alors il se souvint des biscuits…
Il ne pouvait pas s’empêcher de penser à sa mère. Il espérait qu’elle aillait bien, qu’elle ne se faisait pas trop de souci. Puis surtout qu’elle…
Romain tendit l’oreille. Il était sûr d’avoir entendu un bruit. Oui, un bruit de moteur. Une voiture se garait et des portières claquaient.
Romain se mit à crier.
« Au secours ! Là ! Je suis dans le trou ! »
Des pas se dirigeaient vers lui. En temps normal, il aurait eu peur, cela aurait pu être n’importe qui. Mais là, ces pas étrangers était synonymes de sauvetage. Il entendit des grattements du côté de la crevasse.
Enfin la tête de son chien apparut et aboya. Elle fut vite remplacée par celle de Jeanne, écartant les herbes.
« Romain ? Tu es là ?
- Maman ? »
Tous deux pleuraient presque.
« C’est Rusty qui est venu ici ? »
Jeanne mit quelques secondes à comprendre de qui Romain parlait.
« Oh… non, mais je l’ai trouvé à courir sur la route quand je venait. Je l’ai pris dans la voiture. Il avait compris avant moi…
- Comment tu as su où j’étais ? »
Jeanne réfléchit.
« On…on me l’a dit , répondit-elle en souriant »
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Les stores fermés, Jeanne tapota son index contre son menton dans un geste assez caricatural, et se remit à écrire.
Passion Trouble était terminé depuis longtemps et expédié chez l’éditeur, avec le vague espoir d’en entendre parler le moins possible.
Elle s’y était sérieusement mis depuis une semaine. Et ce nouveau projet avançait bien. Elle terminait le troisième chapitre et regarda sa montre. Dix-neuf heures. Elle sauvegarda et se leva, laissant l’ordinateur allumé.
En s’appuyant sur le bureau, ses mains rencontrèrent la pile de feuilles déjà imprimés de son roman. Elle le regarda assez fièrement. Sur la première page était inscrit en gras le titre de l’ouvrage.
FEES
Jeanne saisit le verre vide laissé près du clavier et se rendit à la cuisine. Elle ouvrit le frigo et fouilla paresseusement à l’intérieur.
Romain surgit du couloir.
« Maman, maman, c’est l’heure.
- Je sais, chéri. »
Elle regroupa les aliments dans une assiette et la confia à son fils.
« Tiens, et fais attention ».
Alors, ensemble, ils se rendirent au fond du jardin, derrière les haies, le chien dans les talons. Ils posèrent le plat sur le rebord du vasque. Un petit beurre et un bol de jus d’orange. Jeanne n’avait jamais rien revu ici, et la nourriture était chaque matin retrouvée intacte.
Mais après tout, on ne savait jamais.
Une petite histoire, pas vraiment par la taille mais plutôt par sa portée, que j'aime bien. J'ai fait l'effort de travailler un peu plus les personnages. A noter que c'est la dernière histoire "non-inédite" que j'ai en stock, le reste à venir sera du tout nouveau...
L’écran blanc luisait magistralement, éclairant faiblement la pièce.
Jeanne le regardait, elle, avec intensité. Ses doigts étaient en suspension au dessus du clavier, comme si les mots allaient surgir d’un instant à l’autre. Comme s’ils étaient là, quelque part dans son cerveau, et qu’il ne leur suffisait que d’emprunter la bonne terminologie nerveuse pour venir agiter ses doigts. Mais en vérité, ces mots n’y étaient pas. Ni dans son cerveau, ni ailleurs. Et l’écran blanc continuait imperturbablement de dominer la scène. Jeanne le fixait si intensément que ça en devenait hypnotique. Si elle posait ses yeux ailleurs, elle revoyait la lueur fantomatique de son écran. C’était presque si elle distinguait le curseur clignotant en haut à gauche.
Pour la sixième fois, elle décida de faire une pause. Elle ouvrit en grand les stores, ce qui baigna la pièce d’une lumière matinale. La lueur blafarde du Macintosh faisait à présent pâle figure. C’était une petite vengeance pour Jeanne. Petite car elle ne savait que trop bien qu’elle serait de courte durée. Elle ouvrit la fenêtre et alluma une cigarette. Elle entendit Toby aboyer. Enfin, hier c’était Toby, allez savoir son nom aujourd’hui…
Elle attrapa distraitement une pile de pages dactylographiées à côté d’elle. Elles étaient striées de rouge à la faveur des ratures et autres rajouts. Elle relut la fin de son dernier paragraphe.
Sylvio s’approcha nonchalamment de Victoria.
Elle était face à la véranda et regardait le paysage côtier, rêveuse. Le sentant arriver derrière elle, elle lui coupa la parole avant même qu’il n’ai pu finir son premier mot :
« J’ai fait une terrible erreur, Sylvio.
- Ne regrettez rien, Victoria. Votre mari est mort, de la main même du tueur qu’il avait envoyé vous exécuter, vous. Mais jamais je n’aurai pu, nous…
- Sylvio, nous n’aurions jamais du…. Je ne vous ai pas tout dit. »
Le visage de l’homme se figea. Il s’assit sur le lit comme au ralenti et tenta de rester impassible en écoutant les aveux de Victoria.
C’était mauvais et elle le savait. Mais ça se vendait. Très bien même. Ce n’était ni plus ni moins que des histoires à l’eau de rose, avec une dose d’intrigues vaguement alambiquées qui, globalement, restaient les mêmes un roman sur l’autre. Seul le contexte variait.
Mais la médiocrité était semble-t-il populaire. Chacun de ses romans explosait littéralement les ventes, surtout l’été. Elle ne serait jamais invitée sur un plateau de télévision pour en parler, et cela lui convenait.
Mais voilà, au bout d’une soixantaine de ses récits, l’inspiration, bien que se limitant au choix du nom et de la profession des protagonistes, commençait à manquer. Et puis il y avait l’autre projet. Celui qu’elle avait négocié avec son éditeur. Elle voulait écrire autre chose, avant tout pour se prouver à elle-même qu’elle en était capable. On lui avait promis de l’éditer si elle rendait en même temps un autre de ses écrits mielleux.
Alors elle avait déménagé. Ici, à Port-Mauguère, près de Plouha, en Bretagne. Tout d’abord pour fuir Paris, puis car elle se figurait qu’une telle région ne pouvait que l’inspirer.
Or voilà, rien ne venait. Et comble de tout, non seulement son projet si ambitieux n’avait guère dépassé le stade de « germe d’idée », mais maintenant c’était son Passion Trouble qui refusait de s’écrire.
Elle tira à nouveau sur sa cigarette et chercha Romain des yeux dans le jardin. Elle ne le voyait pas mais l’entendait. Il devait être encore au fond, derrière les haies. Ça commençait à l’agacer un peu.
C’était pour lui qu’elle avait acheté une si grande maison. Elle voulait qu’il puisse jouer dans un grand jardin, au plein air. Qu’il profite de ses vacances d’été. De plus, ils étaient à deux pas de la mer. Elle n’avait pas encore pu y emmener Romain depuis qu’ils étaient arrivés, il y a un mois de ça, et elle le regrettait un peu au vu de l’impatience de l’enfant. Mais le livre passait avant tout.
Pensant qu’il se sentirait très seul, vu qu’il laissait tous ses amis à Paris et que la rentrée des classes n’arriverait que dans plus d’un mois, elle lui avait acheté un chien. Elle se disait que c’était là un compagnon idéal pour un garçon de onze ans.
Elle avait pris un labrador à l’animalerie, le vendeur lui ayant assuré que celui-ci était très joueur. Pour ça, joueur, il l’était. Mais malgré tous les encouragements, sifflets, claquement de mains et époumonements de Romain, l’animal préférait jouer seul. Il aboyait en sautant partout, courait d’un bout à l’autre du jardin, essayait de se mordre la queue en tournant sur lui-même à toute vitesse, mais ne faisait que très peu cas de son jeune maître. Romain tentait de l’appeler pour qu’il vienne à lui, et cherchait les noms auxquels le chien réagissait le mieux. Avant-hier c’était Fluke, hier c’était Toby.
Jeanne écrasa son mégot dans le cendrier et retourna devant son écran immaculé. Habituellement, elle aimait à se plonger dans le noir pour écrire, mais ne se donna pas la peine de fermer les stores, imaginant avec justesse que cela ne changerait pas grand-chose.
Une demi-heure et trois débuts de phrase éffacés plus tard, Romain fit irruption dans la pièce.
« Maman, j’ai soif.
- Va te servir ce que tu veux dans le frigo ».
Elle entendit les pas précipités de son fils vers la cuisine.
« Qu’est-ce que tu fais dehors, demanda-t-elle en haussant la voix.
- Mmmh, répondit Romain, indiquant qu’il réservait sa réponse une fois qu’il aurait fini de boire. Je joue avec les fées ».
Jeanne leva les yeux au ciel. C’est vrai. Les fées…
Au bout d’une semaine ici, Romain et sa mère firent une découverte. Au fond du jardin se trouvait une petite forêt, derrière les haies délimitant sa propriété. Par forêt, il fallait entendre un regroupement d’une dizaine d’arbres et de quelques buissons. Mais ils étaient suffisants pour cacher la fontaine.
En effet, là, derrière chez elle, juste à l’orée de ce petit bois se dressait une fontaine druidique. Jeanne avait lu que les mages de l’antiquité s’en servaient à des fins curatives. Il s’agissait d’un petit bout de mur en pierre sur lequel était fixé ce que Romain avait qualifié de « sorte d’évier en cailloux ». Les druides le remplissaient de l’eau d’un ruisseau qui devait alors passer dans les environs, et après prières, incantations et ajouts de divers ingrédients mystérieux, en tiraient une eau miraculeuse qui pouvait guérir ou donner des visions prophétiques.
La fontaine en question ne contenait bien évidemment plus une goutte d’eau. Même quand il pleuvait (ce qui arrivait assez souvent par ici) les branches des arbres empêchaient l’ondée de remplir le vasque. Contrairement à ce que Jeanne aurait pu s’imaginer, il n’y avait aucun motif celtique ou mystique. Mais c’était justement dans sa simplicité que la fontaine se trouvait être étonnamment belle.
La jeune romancière aurait du signaler ce petit monument oublié à la mairie, mais, manifestement comme le précédent propriétaire l’avait fait, elle préféra taire son existence. Elle ne voulait pas vraiment rajouter son jardin au circuit touristique de la région et voir débarquer des dizaines de badauds chez elle.
Romain se révélait donc être le seul visiteur régulier de l’étrange édifice. Et voilà que l’enfant se figurait qu’il y avait là-bas de petites fées avec lesquelles il pouvait converser et jouer.
Ça ne dérangeait pas tellement Jeanne en vérité; son enfant développait son imaginaire et c’était certainement une bonne chose. Elle aurait simplement préféré qu’il s’amusât avec des soldats ou des super-héros…
« Tu as ramené l’assiette, demanda Jeanne.
- O-oui, répondit-il avec le ton de celui qui vient de se souvenir d’un détail, et qui va l’exécuter dans la seconde ».
L’enfant quitta la maison en courant, et revint avec de la vaisselle. Jeanne soupira. La nouvelle fantaisie de Romain était d’emmener à la fontaine tous les soirs un plat contenant un biscuit au beurre et un petit bol de jus d’orange. Le lendemain, il allait le chercher (elle y allait parfois quand il oubliait) et jetait les aliments, bien entendu intacts. Quand elle le faisait remarquer, il lui répondait « qu’on ne savait jamais ». Comme ce n’était pas bien méchant, et qu’elle s’en voulait de l’avoir ainsi arraché à son ancienne vie, elle ne lui disait rien.
Romain sortit à nouveau dans le jardin et entreprit de jouer avec le labrador, qui à sa vue partit un peu plus loin et l’ignora.
Jeanne, elle, retourna à son clavier et soupira.
Que pouvait bien avouer Victoria ?...
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Une pluie fine tapotait contre la vitre de la chambre de Romain. Il était tard, trop tard pour qu’un garçon de son âge aille raisonnablement se coucher, mais Jeanne ne pouvait rien lui refuser.
« On ira à la mer, demain ? »
En fin de compte, elle pouvait refuser une ou deux choses.
« Tu sais bien que maman a du boulot…
- J’aime pas quand tu dis ça, dit Romain.
- Que j’ai du boulot ?
- Non, ça, ça va. J’aime pas quand tu dis : maman fait ça…
- Ah, conclut Jeanne en souriant ».
Il grandit vite, songea-t-elle.
A force de vivre qu rythme de ses personnages et leurs situations stéréotypées, Jeanne finissait par adopter les mêmes modes de pensée. C’en arrivait même à certaines absurdités ; autrefois, c’était elle qui se projetait dans ses romans pour y donner de la crédibilité. Comment aurai-je réagi dans ce cas, se demandait-elle. A présent, c’était elle qui faisait appel à ses personnages dans le quotidien.
Que ferait Victoria à ma place ?...
Donc, elle s’inquiétait quant à l’absence de père dont Romain était la victime. Dans ses romans, il aurait secrètement souffert de cette carence pendant de longues années, et, privé d’un modèle masculin, aurait peine à se forger des repères solides.
Il aurait imaginé jouer avec des fées, se dit-elle.
Elle balaya toutes ces idées d’un revers de main mental. Trop cliché, assurément.
Le père de Romain avait été une demi erreur. « Demi » car cela avait fini par engendrer Romain, qui était sans aucun doute son chef d’œuvre, loin devant sa collection d’écrits.
Il y a quelques temps, Jeanne s’était alors rendu compte que son ancien amant avait alors lentement changé de statut, allant de la case « regrets » à celle de « nom figurant sur le chèque de la pension ». Il n’était à présent plus que ça. Il n’appelait pas pour parler à Romain et n’avait au grand jamais parlé de garde partagé. Et cela convenait à tout le monde, et en particulier à la nature possessive de Jeanne.
L’enfant était couché et la regardait, assise sur le lit. Elle fixait d’un regard distrait par la fenêtre.
« Je devrai rentrer l’assiette, pensa-t-elle tout haut, la tête toujours tournée vers l’extérieur.
- Non, non, s’il te plait, gémit Romain.
- Mais il pleut dessus et…
- Non, la pluie touche pas. S’il te plait, on la laisse.
- Bon, bon, céda Jeanne ».
Elle embrassa son fils sur le front.
« Je t’aime, lui dit-elle ».
Elle avait un jour écrit qu’il s’agissait là d’une phrase dont on pouvait abuser tant qu’elle était sincère. Puis elle lut un jour la même phrase dans un autre livre, et l’avait donc effacé sur sa version définitive.
Ce qu’elle ignorait alors, c’est qu’elle ne lui redirait pas de sitôt.
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Les yeux gonflés de sommeil égarés dans son café, Jeanne s’était perdue dans ses pensées. Elle songeait au vélux de sa chambre, mais ne se souvenait ni de la raison ni du fil conducteur qui avait fini par lui mettre en tête.
Elle s’était couchée très tard la veille, mais pas à cause du roman. Paradoxalement, alors qu’il lui fallait être dans la pénombre pour travailler, elle était incapable de pondre ne serait-ce qu’une ligne la nuit.
Et à présent, le jour non plus, songea-t-elle.
Elle alla faire un brin de toilette et vit par la porte entrouverte de la chambre de son fils le lit vide et défait. Romain se levait tous les jours bien plus tôt qu’elle, il devait être dehors en train d’essayer de lancer la balle au chien (ou de la lui récupérer, quand le labrador la gardait ensuite jalousement).
Elle revient ensuite dans son bureau, ferma les stores et alluma son ordinateur.
Il était presque midi quand elle s’arrêta. Elle avait plutôt bien avancé. Elle n’avait toujours pas élucidé le mystère des aveux de Victoria mais avait développé une intrigue secondaire intéressante. Elle espérait ainsi que le passé de l’héroïne ait un rapport quelconque et que son secret s’écrirait tout seul.
Elle se rendit à la cuisine pour préparer le repas. En chemin, elle trouva étrange que Romain ne soit pas venu la déranger ce matin. Elle ouvrit la porte donnant sur le jardin. Rien. Juste le labrador qui gesticulait sur le dos, les pattes en l’air.
Elle monta les marches conduisant aux chambres et hasarda un :
« Romain ? »
Pas de réponse. Elle entra dans toutes les pièces. Il avait peut-être la musique sur les oreilles et ne l’entendait pas appeler. Puis lui vint une idée.
Mais oui, il doit faire la conversation à nos colocataires du fond du jardin.
Elle s’y rendit assez prestement. Un sentiment jusqu’alors inconnu montait en elle. Arrivée près des haies, elle se mit à parler tout haut, avant tout pour se rassurer elle-même.
Mais elle ne vit que la fontaine blanche. Dessus était posée la sempiternelle assiette, pleine.
Il n’est pas venu la chercher.
Alors le sentiment refoulé en elle éclata. Ce sentiment, c’était un puissant et presque animal esprit de maternité, comme venu du fond des âges.
« Romain ! Romain ! »
Elle se rendit à son domicile, toujours en hurlant. Le chien intrigué la regarda cavaler. Elle refit toutes les pièces. En elle se battaient la raison qui lui disait que son fils devait être tout près, et ce primal instinct de mère qui la persuadait que quelque chose d’horrible venait d’arriver à sa chair.
Paniquée, elle resta sur place, au milieu du salon, les poings crispés et cria à s’en faire mal.
« Romain ! Romain ! ROMAIN ! »
Aucune réponse.
Elle s’écroula sur elle-même et éclata en sanglots.
Si vous avez lu mon blog BD, vous devez savoir que j'ai du mal à trouver du temps dernièrement. De nouveuax textes apparaitront bientôt ici, en attendant je vous mets ici une critique de ma nouvelle Le concert de sa vie, qui même si elle n'est pas arrivée première du concours Annie Ernaud, a eu l'air de leur plaire. Ma première critique sur mes écrits, quelle émotion ^
Dans « Le concert de sa vie » (Présélectionné) (Cédric ASNA de Toulouse), une ballade de Chopin est en vedette. Elle est jouée à Stalingrad, au coeur de la bataille, lors d’une courte trêve dans l’intensité des combats, par ces soldats de l’infortune qui, oubliant l’uniforme et la souffrance, pensent un instant rêver tout éveillés. Mais le final va bientôt sonner le glas de leurs illusions. Il va falloir reprendre les armes. Un instant d’intense émotion que traduit bien ce récit très fort et très poignant, reflet de l’état affectif et de cette agitation des âmes qui symbolisent la passion. On pense bien sûr au livre de Wladyslaw Szpilman et au merveilleux film qu’en tira Polanski, l’histoire de ce pianiste juif polonais, jouant sous les bombes à Varsovie au début de la guerre ; mais cela n’enlève rien à la sensibilité développée par l’auteur et à la qualité de son écriture…
Une petite nouvelle qui était en fait l'introduction d'un roman, que j'ai laissé un peu de côté mais que j'espère bientôt reprendre. Pour la petite histoire, il s'agit en fait d'un devoir de cours du personnage principal.
Un drapeau claquait au vent dans le décor de plaine désertique. Le ciel était si bas qu’on aurait juré pouvoir attraper les étoiles une à une. La lune, pleine, omniprésente, dominait la scène et l’éclairait presque comme en plein jour.
Au milieu des tentes de toile, une silhouette sombre se mouvait. Parfois très rapide, comme courant sur la pointe des pieds, parfois lente, aux aguets. Mais toujours sans un bruit. Manifestement, elle connaissait son trajet par cœur, et laissait peu de place à l’improvisation dans ses mouvements. Elle parvint à l’entrée de la plus grande des tentes, celle sur laquelle se dressait le drapeau aux couleurs de l’Empire. La silhouette se figea devant une autre, bien plus massive. Quelques monts furent chuchotés, puis toutes deux disparurent dans les replis du tissu.
A l’intérieur, trois hommes étaient penchés sur une immense carte, posée sur la table centrale. Tous étaient silencieux. La détresse et, n’ayons pas peur de le dire, la peur de lisait clairement sur le visage de deux d’entre eux. Le troisième, le plus petit, n’avait pas peur. Ou du moins ne le laissait-il pas voir. Il leva la tête avant même que le garde n’ait pu prononcer un mot.
« Monsieur l’Empereur, l’espion est ici, et tient à vous parler.
- Qu’il parle, répondit le petit homme. Mais que tout le monde garde en mémoire qu’il s’agit d’un traître, et non d’un espion. »
L’intéressé parut surpris d’un tel accueil, et resta curieusement muet pendant quelques très longues secondes. Le garde à côté de lui l’encouragea d’un coup de coude.
« Hmm… Monsieur… je vous ramène des nouvelles des armées prussienne et britannique, bredouilla le traître dans un parfait français, quoique teinté d’accents d’outre-manche. Les hommes de Wellesley sont à la frontière et ils…
- Peu m’importe où ils se trouvent, dit l’empereur tout à fait calmement. Tout ce que je veux savoir, c’est combien ils sont. »
L’anglais était franchement impressionné. Comment une personne de si petite taille pouvait-elle vous faire sentir si minuscule ? Sentant tous les regards braqués dans sa direction, il surmonta l’angoisse qui lui paralysait la mâchoire, et, non sans se demander si il n’était pas encore trop tard pour mentir, consentit tout de même à répondre.
« Blücher a mobilisé 116 000 hommes à Namur. Les hommes du duc de Wellington sont eux près de 95 000. Tous parfaitement armés et entraînés, termina-t-il en se sentant obligé de rajouter un : Monsieur… »
Les mines des généraux de l’empereur, déjà creusées par l’angoisse, affichaient très clairement à présent la détresse la plus profonde. L’empereur leur accorda un regard, puis se tourna à nouveau vers son interlocuteur.
« Ce sera tout, traître. L’empire français te remercie de ton geste, bien que parfaitement honteux envers ta patrie. »
Encore une fois, le visage blanc montrait à quel point son propriétaire se sentait perdu, et, ne sachant comment réagir, il se laissa guider sans ajouter un mot par le garde vers l’entrée de la tente.
A l’intérieur, le silence s’installe à nouveau parmi les trois hommes. Puis l’un d’entre eux, peut-être celui qui avait le visage le plus blême, se mit à bredouiller :
« Monsieur… Ils sont largement plus de 200 000… Nous en avons moins de la moitié… »
Comme il n’arrivait plus à échapper un son de sa bouche, l’homme à sa droite lui vint en aide :
« Il serait peut-être préférable que nous évitions la bataille, monsieur… un simple repli, une rémission. Et plus tard, une fois notre…
- Silence ! J’ai besoin de temps ! Du temps pour réfléchir… »
Les trois hommes n’osaient plus respirer.
« Sortez ! Sortez tous ! »
Ils baissèrent la tête, personne n’aurait pu dire s’il s’agissait de honte ou de soumission. Au moment de quitter la tente, le petit homme interpella un de ses généraux.
« Général Dumont, restez ici. »
Ce dernier s’exécuta, et se rapprocha de la table.
« Nous n’avons clairement aucune chance de remporter la victoire. Je m’étais préparé depuis longtemps à cette alternative. »
Il posa sa main sur son cœur. Dumont reconnut ce geste que tous trouvaient énigmatique. L’empereur continua :
« Jamais je ne laisserai mes guerriers perdre à la bataille. Jamais. Général, vous me connaissez bien. Vous savez que je ne laisserai jamais la victoire à mes adversaires, quoi que cela en coûte. Et je ne l’offrirai pas pour tout l’or du monde à ces CHIENS D’ANGLAIS ! »
Le général ne frémit même pas, et restait impassible. Il continuait de fixer la main de l’empereur, qui se dirigeait vers l’intérieur de son manteau.
« Quitte à perdre mon armée, autant que ce soit de ma main. »
Enfin il sortit de sa poche, endroit si mystérieux, un objet brillant. Une fiole.
« Ceci est un poison extrêmement efficace que j’ai ramené d’une de mes campagnes en inde. Il endort et tue presque instantanément. Prenez-le et mélangez-le à la soupe des troupes demain.
- mais, Monsieur…
- Cette quantité n’est bien sûr pas suffisante. Vous en trouverai dans le coffre (il pointa une masse sombre au fond de la tente). Ceci, je le gardais pour moi… Prenez et allez vous-en. J’ai… j’ai besoin de me reposer »
Il avala le contenu de la fiole d’un trait. Dumont avait presque les larmes aux yeux, mais obéit. Il ouvrit le coffre et trouva des pleins flacons d’une poudre étrangement noire. Avant de quitter les lieux, il jeta un dernier regard en direction de son Empereur. Il était allongé sur sa couche, et ne disait plus un mot. Le général se résigne à sortir, non sans secouer la tête dans un désespoir le plus profond.
Le petit homme attendit que son bras droit ne soit plus présent, se leva et cracha ce qu’il gardait dans sa bouche. Il but dans un broc et cracha à nouveau. Se rendant à l’entrée de ses quartiers, il scruta son camp. Une lumière brilla dans la tente de ravitaillement.
Alors, Napoléon apprêta son cheval, et, dans la plus grande discrétion et sans un mot, il quitta le camp dans la nuit.
Une toute petite histoire pour un concours de nouvelles sur le thème "coulisses".
Tout avait plutôt bien commencé.
Les journaux l’annonçaient depuis quelques semaines, les radios s’y étaient mises aussi. On ne pouvais pas y échapper.
Un château. Dix post-adolescents. Cent douze caméras. Vous connaissez le concept.
Excepté le fait que, cette fois-ci, les règles étaient autrement plus strictes. Aucune interaction avec le monde extérieur, si ce n’est avec la voix du présentateur vedette, et le nombre restreint de techniciens autorisés à entrer dans la demeure. Interdiction formelle de quitter l’aventure de son plein gré, les téléspectateurs étant seuls juges de qui méritait un temps d’antenne. Le tout était méticuleusement contrôlé par un huissier de justice. Le public en avait assez de ces mascarades scénarisées à l’avance. Ici, on leur offrait de la vraie télé-réalité.
La première fit un assez bon chiffre à l’audimat, malgré la lassitude générale qu’occasionnait ce genre d’émission. En première semaine, une des candidates (la « Bimbo de service », d’après certains magazines) fut désignée pour rejoindre le monde réel.
Puis, le lendemain, cela arriva. Tout s’enchaîna rapidement.
Les premières images du jardin devinrent tristement célèbres. Toutes les télés les diffuseraient en boucle dans les jours à venir. Là, au milieu du jacuzzi, gisait le corps d’un des jeunes candidats. Son cadavre inanimé flottait et tournoyait au gré des bulles.
Ce fut une véritable panique. La caméra n’avait rien vu, cela s’était déroulé pendant la nuit. Vraisemblablement un horrible accident. La police n’étant pas habilitée à enquêter sur les lieux, les joueurs, sous le choc, furent interrogés un à un au confessionnal. Ils dormaient, ne savaient rien. Deux filles en pleurs demandaient à rentrer chez elles. Impossible, répondait le présentateur, consterné. Les règles étaient formelles. On intimait à tous les candidats de garder leur clame. Il ne s’agissait que d’un regrettable accident. Le jeune homme avait du s’assommer sur une des parois de la piscine, et voilà tout.
Les jours qui suivirent devinrent un cauchemar télévisé. La semaine suivante, le corps d’une des adolescentes fut retrouvé poignardé, dans la cuisine. La caméra avait été déconnectée. Plus de doute possible, un meurtrier se cachait parmi eux. Les techniciens autorisés à entrer dans le château furent emmenés au commissariat.
Sur la plateau en duplex, le présentateur, qui semblait avoir pris dix ans de plus, tentait comme il le pouvait de rassurer les parents invités. La « Bimbo » sortie au premier tour était harcelée par les journalistes.
L’audience était excellente.
Les participants enfermés suppliaient tous les jours le public de voter pour eux, afin de quitter cet endroit maudit. Un d’entre eux, qui semblait le moins désigné à commettre de tels actes, fut choisi. A peine eut-il franchi les portes du château, soulagé, qu’une voiture de police l’embarqua à son bord.
Les colocataires restant étaient tous méfiants. Le meurtrier venait-il de les quitter ?
D’un commun accord, ils décidèrent de se débarrasser de tout objet dangereux. Tant pis pour les ustensiles de cuisine, ils trouveraient bien un moyen de se nourrir.
Tous dormaient seuls dans des endroits opposés de la bâtisse. Aussi furent-ils surpris et horrifiés de voir que leur morbide expérience continuait. Deux jours après le dernier vote, un candidat fut retrouvé étranglé au deuxième étage.
Ç’en était trop. Le parents des victimes de ce cluedo géant firent une pétition et poursuivirent la chaîne en justice, intimant l’ordre d’arrêter l’émission. Le présentateur était confus. On lisait sur son visage les cernes de la fatigue et de la peur. Il ne pouvait rien pour eux, la loi était indiscutable.
Les spectateurs continuèrent à voter. Les candidats demandaient tous à être sauvés, et les forces de l’ordre publiaient chaque semaine un bulletin sur lequel était mentionné le nom du principal suspect qu’elles voulaient voir sortir.
Mais les meurtres continuèrent. Tant et si bien que, associés aux départs par votes, il ne resta bientôt plus que deux jeunes participants à l’antenne. Un garçon et une fille. Un des deux était forcément le coupable.
La nuit même, des millions de personnes virent que la majorité des caméras furent brouillés. Au petit matin, les finalistes baignaient dans une mare de sang. Ils s’étaient entretués.
Ainsi prenait fin ce jeu macabre.
L’audimat avait battu tous les records.
« Vous avez tous bien compris ? demanda le présentateur. »
La scène se passait dans les coulisses d’un des studios de la chaîne. Cette fois-ci il n’y avait aucune caméra.
« Les déclarés morts, vous prenez l’avion pour l’Amérique centrale. A l’aéroport, on vous donnera vos nouvelles cartes d’identité. Personne ne doit vous voir. Ne contactez ni votre famille, ni vos amis.
Les « vivants », vous resterez au pays un an ou deux. Ecrivez des bouquins, faites-en des téléfilms... La production s’en fiche, tant qu’elle y est associée.
Vous avez tous bien bossé. Tenez.»
Les dix candidats prirent leur chèques et partirent dans des directions opposées
J'avais cette idée en tête depuis un petit moment déjà. Mais elle avait pris une forme sensiblement différente. Pour tout dire, cela devait être un court-métrage, plutôt tourné vers la comédie.
Finalement, je me suis décidé à en faire une nouvelle, et elle s'est écrite toute seule... Je suis assez content de la construction de cette nouvelle :)
Il se réveilla mais n’ouvrit pas les yeux.
La souvenir du rêve qu’il venait de faire s’estompait peu à peu. Il le laissa quitter doucement son esprit, vaguement persuadé que le garder en mémoire ne serait d’aucune utilité.
Il n’entendait rien, si ce n’était un clapotis sourd, comme lointain, à intervalle irrégulier. Il était trop las pour ouvrir les paupières, alors il compta sur ses autres sens pour lui communiquer les informations majeures. Et tout premier lieu ; où était-il ?
Il ne sentait pas ses jambes. Il avait le sentiment d’être allongé, mais il n’y avait pas vraiment de contact avec une quelconque matière contre son dos. Où alors le contact se faisait-il avec tout le corps ? Et puis dans quel sens était-il tourné au juste ?
Il tenta de bouger ses bras, mais ces derniers s’exécutèrent au ralenti, comme plongés dans la mélasse. Il n’essaya même pas de remuer ses doigts. Un tel exploit paraissait irréalisable sur le moment. A cet instant, sans véritablement le réaliser, il sombra à nouveau dans l’inconscience.
Quand il reprit ses esprits, cette fois ses yeux s’ouvrirent en grand, mais sans réelle différence. Il était plongé dans le noir. Il crut être devenu aveugle. Et puis ce contact froid, irritant contre son iris… Il les referma.
Puisqu’il ne pouvait faire confiance à son corps pour l’informer, il lui fallait donc compter sur son esprit. Plissant le plus fort qu’il lui était possible les paupières dont il venait de retrouver le contrôle, il en appela à sa mémoire.
Alors il se souvint. Les évènements ressurgirent dans le désordre, à l’envers.
Il se souvient de sa mort, de l’accident. Il roulait sur une route de campagne, sans vraiment savoir où il allait. Le soleil couchant était dans son dos, baignant tout le paysage dans une lumière aux teintes orangées. A la radio passait un vieux tube du groupe America.
Devant lui, l’ombre de la voiture parcourait la route à toute vitesse. Avec les rétroviseurs en guise d’oreilles, elle ressemblait à une énorme tête extraterrestre projetée sur le sol.
“On the first part of the journey
I was looking at all the life
There were plants and birds and rocks and things...”
Puis, au loin, il vit le camion. Il faisait des zigzags inquiétants sur la chaussée. Quand il le vit, le chauffeur klaxonna et lui fit de grands gestes. Il comprit qu’il y avait un problème. Peut-être les freins de l’engin avaient-ils lâché. La route était trop étroite pour se rabattre, mais, sans que sa mémoire ne lui en donnât encore l’explication, il s’en fichait. Il monta le son du poste et accéléra vers son trépas.
“In the desert you can remember your name
Cause there ain't no one for to give you no pain
La, la, lalalala la ...”
Enfin, ses jambes décidèrent de lui obéir. Ses mains et ses bras firent de même. Il eut l’impression de sortir d’une longue et profonde léthargie. Il crût qu’il avait du mal à respirer, puis comprit qu’il ne respirait pas. Une machine le faisait pour lui. Il saisit des deux mains le long tuyau qui s’enfonçait dans sa bouche…
A nouveau, des images remontèrent. Il se concentra sur elles, sur les mois précédant sa fin.
Il se souvint de voyages, de nombreux voyages. En Amérique latine, en Inde, en France, en Australie… Et de beaucoup d’autres destinations. Comme s’il était à la poursuite de quelque chose. Comme s’il manquait de temps.
Il arracha l’appendice de plastique de sa gorge. Un liquide poisseux eût tôt fait de le remplacer. Il se redressa et le vomit. Il prit une grande respiration, notant à l’occasion qu’il était capable de le faire, puis ouvrit une fois de plus les yeux. Cette fois tout était blanc. Il s’habitua rapidement à la lumière environnante et chercha les réponses à ses questions.
Il était dans une pièce grise, métallique. Il n’y avait personne. Des motifs géométriques en relief ornaient les parois. Ils étaient étrangement familiers.
Il baissa la tête pour réaliser qu’il était dans un bac transparent, rempli d’un liquide aussi noir et épais que la nuit. Des câbles reliaient l’objet à diverses consoles aussi lumineuses que silencieuses.
Il était nu. Il sortit du bac et entreprit de se sécher avec une serviette trouvée à terre, juste à côté. Le contact sur sa peau était peu commun. Il ne connaissait pas cette matière. Un peu plus loin, ses pieds rencontrèrent un autre tissu, tout aussi étranger. Il s’y enveloppa. Ainsi paré de son vêtement de fortune, il sortit de la pièce par une porte laissée ouverte. Il déambula au milieu d’un long couloir, qui se terminait sur une lueur intense. Ses mains se posèrent sur les murs, qui arboraient les même dessins que la chambre de réveil.
A ce contact, tout lui revint. Tout.
Alors ils avaient réussi. Les fous. Ils l’avaient fait, Dieu sait comment.
Il sourit quand le mot « Dieu » lui vint à l’esprit.
C’était ce jour-là que tout avait commencé. Dans le cabinet d’un médecin.
Celui-ci, mal à l’aise, posté devant des écrans lumineux, lui expliquait le plus diplomatiquement possible ce qu’il lisait sur les radios.
Une tumeur. Incurable. Cinq à six mois à vivre. Pas plus. Il était désolé.
Et là, quelque part dans son cerveau gâté, le condamné eut une idée. Presque un jeu. Un jeu loufoque. Absurde. Terrifiant.
Il n’y croyait pas une seconde, mais décida de consacrer le reste de sa vie à mettre sa farce en œuvre.
Alors il écrivit. Encore et encore, laissant libre cours à son imagination. Il noircit des pages entières de contes, de légendes improbables. Des récits épiques, des combats contre des créatures terrifiantes et malfaisantes. Puis la venue d’un être, d’un Nouveau Messie, apportant la paix et le bonheur à un monde agonisant.
Il en fit plusieurs livres. Ils ne contenaient pas les mêmes récits mais étaient tous cohérents les uns avec les autres. Seules les fins de chacun des ouvrages se rejoignaient. Et aussi les couvertures. Elles étaient toutes gravées des mêmes motifs, qu’il avait soigneusement créés.
Il partit en voyage. En croisade, pourrait-on dire. Aux quatre coins du monde, il enfouit, cacha, cella ses livres…
Il redoubla de vitesse, impatient. Ils l’avaient fait.
Les derniers chapitres de ses bibles étaient toutes identiques. Elles indiquaient les emplacements des autres bibles, et celui du corps. Le corps du Nouveau Messie. Son corps. En prenant bien évidemment le soin de faire coïncider le lieu avec celui mentionné dans son testament. Il laissait aux bons soins des générations futures le moyen d’orchestrer sa résurrection.
Enfin il arriva à la lumière. La clarté du monde extérieur était intense. Il se trouvait au somment d’une monumentale pyramide de métal. Au pied du complexe et gigantesque édifice, une foule de milliers, de millions de personnes attendait.
Quand ils le virent, les corps des fidèles se prosternant formèrent une colossale vague humaine.
Alors ils l’avaient fait. Les fous.
Une autre petite histoire que j'ai écrite pour un concours de nouvelles ayant pour thème "La Honte". C'est une espèce d'image de marque de mes nouvelles; elle a été finaliste mais n'a pas décroché de prix. Pourtant c'est une de mes préférées, celle-là...
A noter aussi que se sont caché là-dedans des hommages à la bd américaine et japonaise. Mais il faut vraiment connaître pour le voir ^^
Grant jeta dans un geste ample et vaguement parodique quelques jetons nacrés au milieu de la table. Il attendit que ceux-ci finissent de rebondir et annonça :
« Je suis. C’est à toi, La Tombe. »
La Tombe le fixa avec sa froideur commune. Puis ses yeux roulèrent à nouveau et se posèrent sur son jeu. Il se gratta le menton pensivement. Les trois autres joueurs se dévisagèrent, avec un regard qui avait tout d’un soupir oculaire. Ils savaient parfaitement que quand La Tombe passait sa main dans sa barbe, ils pouvaient attendre un bon moment.
Après quelques secondes de lourd silence, Garth hasarda un : « C’est à toi, non, Grant ?
- Quoi c’est à moi ? Tu vois bien que je viens de jouer C’est à…
- Non, pas ça, ricana Neil à sa droite. Il veut dire : "C’est à toi de raconter".
- J’ai pas envie de parler de ça, ajouta Grant sur un ton froid.
- Allez… Neil a raconté le sien la dernière fois. La Tombe… est excusé… C’est à ton
tour. »
Grant leva ses yeux sur Garth, mais ne s’adoucit pas pour autant.
Ces soirées avaient des codes. Ils n’étaient pas clairement explicités, jamais personne ne les avait énoncés, mais le fait est qu’ils étaient là. Ils se réunissaient tous les mercredis. Grant, Neil, Garth « L’Irlandais » et Brian « La Tombe ». Ils se retrouvaient dans ce bar, tard après la fermeture. Assez tard pour qu’il n’y ait plus personne d’autre. La lumière était si faible qu’il fallait presque plisser les yeux pour voir ses cartes et la fumée de cigarette finissait par faire pleurer. Pour bien jouer dans ces soirées, il fallait le mériter.
« Hmmm… »
C’était La Tombe. Les joueurs se tournèrent machinalement vers lui, dans l’attente d’un miracle. Mais il se replongea dans sa profonde réflexion. On l’appelait La Tombe car il ne causait jamais. Pas envie. Et ce soir, il n’avait jamais aussi bien mérité son surnom.
« Allez quoi, Grant, dit Neil. On le fait tous.
- Garth l’a pas fait. »
Garth « L’Irlandais », lui, tenait son sobriquet de la couleur de ses cheveux. Rouges comme le diable. Mais il n’était en rien irlandais. C’était lui qui avait lancé cette nouvelle idée. Celle de raconter "son jour le plus…" à chaque soirée. Et cette fois-là, le thème en était "le jour le plus honteux".
« C’est pas à moi, Grant. C’est à toi. »
Comme Grant gardait son mutisme, L’Irlandais se fit plus conciliant. Ils avaient déjà La Tombe, si Grant ne parlait plus à son tour, cela allait devenir un vrai cimetière d’ici peu. Ça l’était déjà d’une certaine façon.
« Bon Ok, dit Garth avec un hochement de tête entendu. Je raconte le mien, mais après tu t’y colles…
- Cinq cartes, lança subitement La Tombe.
- Quoi ?! Cinq cartes? cria presque Neil, tout ce temps pour… »
Le silencieux joueur avait un visage suffisamment lugubre pour le stopper net dans sa tirade.
« Ooookay… Je suis et je relance, dit rapidement L’Irlandais pour détendre l’atmosphère. Donc je vous raconte le mien…
« En fait, je vais vous avouer quelque chose. Y’a qu’un truc qui me filait la trouille dans notre boulot. Les flingues, les bastons, les flics, les petites guerres… Tout ça j’en avais rien à foutre… J’en riais même, vous voyez. C’était mon quotidien et j’en avais rien à foutre.
« Non en vrai, y’a qu’un truc que je redoutais. Et c’était d’être exécuté chez moi en pleine nuit.
- Hein ? Pourquoi chez toi ? le coupa Neil. Partout tu veux dire…
- Non, non, chez moi. J’avais peur qu’un tueur s’introduise chez m…
- Mais pourquoi forcément chez toi, il y a plein d…
- Mais laisse-moi finir ! Tu vas me pourrir le final !
« Donc un soir, je pars me coucher… Ben tiens c’est le soir où tu m’avais présenté au bras droit de Capone, Grant. »
Grant fit oui de la tête, toujours boudeur.
« Donc, je rentre chez moi et je vais me coucher. Jusque-là tout va bien. Puis dans la nuit, je suis réveillé par un bruit. Je me redresse en sursaut et là, à côté de moi, y’a un gars qui me regarde. Moi je hurle. Je me souviens même pas de ce que je criais. Rien de cohérent, je pense. Et là, le type met des mains vides devant lui et me fait « Hé gars, j’suis pas là pour te buter. C’est Capone qui m’envoie. Il a entendu parler de toi en bien et il a besoin de quelqu’un d’urgence pour un boulot ». Moi je souffle un peu, je dis Ok. Et là, il soulève ma couverture en me disant de me dépêcher et il tombe dessus…
- Il tombe sur quoi ? demanda Grant, subitement intéressé.
- Il voit… que je dors avec mon chat. Planqué contre moi, ce con de chat a même pas bougé quand j’ai gueulé ».
Neil et Grant ricanèrent. Même La Tombe avait esquissé un sourire.
« Bon, vous voyez, je l’ai dit. Pas de quoi…
- Attends, dit Grant. Tu veux dire que si tu avais peur qu’on vienne te tuer la nuit chez toi, c’est seulement parce que tu avais honte d’être surpris à dormir avec ton chat ?
- Ben ouais, répondit L’Irlandais, embarrassé. Tu vois, ça le fait pas vraiment, dans le métier.
- Bof, y’a quand même pire.
- Ben le gars devait être de ton avis puisqu’il en a jamais parlé. Du moins à c’que je sais. »
Les joueurs souriaient encore de l’anecdote. Neil en avait même oublié de jouer. Il inspecta brièvement son jeu et dit d’une voix toujours amusée :
« Deux cartes ».
Grant se racla la gorge et se lança.
« Bon, Ok, je vous raconte le mien. »
Les autres, et spécialement Garth, affichèrent un visage satisfait.
« Ça commence ici, à Chicago. Ça fait cinq ans que je bosse pour Capone et je bouge pas de place. Toujours sous-fifre. Pas un petit secteur à moi, pas un quartier, pas même un troquet.
« Je commençais à avoir de bonnes relations. Avec les autres familles, avec les irlandais –les vrais- et les autres, dans le milieu et même avec pas mal de flics. Quand ils me voyaient passer avec les camions remplis d’alcool à ras-bord, ils fermaient les yeux.
« Bref, je voulais passer à l’étage au-dessus. Me faire un nom. J’avais repéré un endroit sur The Loop et je voulais monter un club. Mon club. Avec la bénédiction du patron, bien sûr.
« Alors je fais courir le bruit. Croyez-moi les gars, dans ce boulot, rien ne se communique mieux que quand vous le chuchotez à l’oreille de quelqu’un en ajoutant "surtout ne le répète pas". Donc… »
Grant fit une pause, but une gorgée, tira sur sa cigarette et relança de dix jetons.
« Donc je m’étais dit que si rien ne bougeait d’ici quelques temps, j’irai voir Capone en personne.
« Mais deux jours après… Tu entends bien : deux jours après. Pas une semaine, pas un mois. Deux jours après que j’ai lancé ma rumeur, je reçois un coup de fil au bar où je traînais toujours…
« C’était Capone. »
- Non ? s’étonna L’Irlandais.
- Comme je te dis. Capone en personne. En cinq ans, j’avais dû le voir, quoi… trois fois. Et à chaque fois, je devais pas piper un mot. Et là, il demande à me parler.
« Il me dit un truc du style : "j’ai entendu dire qu’une boîte t’intéresse au centre. J’ai besoin d’un type de confiance pour une petite mission à New York. J’ai un deal avec un gars de là-bas. On l’appelle Big Joe. Un gars pas commode, il me dit. Je veux que tu y ailles et que tu lui livres une mallette. Si tu fais bien ce que je te demande, tu peux considérer que le bar est à toi".
- Je suis, dit La Tombe.
- Évidemment, j’accepte. J’ai un rendez-vous aux docks le lendemain soir. Là un gars que je connaissais de vue vient me trouver et me dit : "La mallette est même pas fermée à clef. Le boss te fait vraiment confiance.’’ Et il m’amène à la voiture que je devais utiliser.
- Quoi… Chicago-New York… en voiture ? demanda Neil.
- Tout juste. Il voulait que personne ne me voie avant l’échange. Ah oui, parce qu’en contrepartie, Big Joe devait me donner une autre valise. Évidemment, je n’avais à savoir le contenu d’aucune des deux.
« Bon, je vous passe les détails du voyage…
- Je te suis et je relance de dix, déclara Garth. »
Grant en profita pour boire une gorgée de plus.
« Arrivé à New York, je descends à l’hôtel que Capone m’avait réservé. Le vrai grand luxe. À croire que le patron voulait me chouchouter.
« Et comme l’échange avait lieu que le lendemain, et que j’avais un peu peur de m’ennuyer, j’appelle un type que je connais bien sur la Grosse Pomme. Un gars qui tenait une boîte avec… euh… des filles…
- Miller, informa L’Irlandais.
- Ouais, Miller, confirma Grant.
- Bon sang, ses filles étaient les meilleures qui soient. Il m’arrivait d’aller à New York juste pour aller chez Miller.
- T‘étais pas marié ? demanda Grant.
- Et alors ? Toi aussi, non ?
- Je me couche, dit Neil, après le râle bien spécifique de celui qui n’a pas eu de jeu de toute la soirée.
- Bon hum… Plus tard dans la soirée arrive la fille. Ginger. Et elle…
- Ah ouais, Ginger, répéta L’Irlandais. Elle c’était vraiment…
- Chut ! lui intima la Tombe, sur le ton le plus impératif qui fut pour prononcer ce mot.
- Merci Brian. Donc la fille arrive dans la chambre d’hôtel. Une vraie déesse en manteau long. Rouquine, les cheveux au carré, un corps de rêve. Elle entre et pose ses accessoires.
- Ses accessoires ? dit Neil.
- Ben ouais… des fouets et… des trucs que t’as pas à savoir. Mais de toute façon, on s’en est pas servi, déclara Grant, avec le front tout de même un peu plus rosée qu’à l’accoutumée. Donc là je passe la meilleure nuit de ma vie. Ça finissait jamais. Je peux vous dire qu’avec les filles de Miller, on en a pour son argent. Hé, mais c’est à moi… »
Il jeta à nouveau quelques jetons et revint à son récit.
« Comme la soirée avait été pas mal arrosée, je me réveille le lendemain avec un sacré mal de tête. La fille était toujours là, et elle dormait à poings fermés. Et là je regarde l’heure... Et Putain ! (il frappa soudainement du poing sur la table, ce qui fit sursauter son auditoire), j’étais à la bourre pour le rendez-vous avec Big Joe !
« Ça se passait dans un entrepôt du côté de l’Hudson, et il me fallait une bonne demi-heure pour m’y rendre.
« Alors je m’habille en vitesse, et je fonce en bas prendre un taxi.
- Je me couche, dit la Tombe.
- Et t’as raté le rendez-vous ? s’inquiéta Neil.
- Non, j’arrive de justesse. Et là, tout le monde m’attendait. Je vois Big Joe assis à une table, avec quelques hommes de chaque côté. Il me dit de m’asseoir en face de lui, me demande comment va Al et essaie de me mettre à l’aise. Puis vient le moment où il me réclame la mallette. Je la prends et lui pose sur la table. Il l’ouvre de telle sorte que je ne vois plus son visage pendant quelques secondes et là… Je vous jure que le temps s’est figé… Plus personne disait rien. Ils regardaient tous le contenu de la valise avec des têtes effarées. Big Joe relève la tête vers moi et me fixe avec un visage impassible. Sans dire un seul mot, il tourne la mallette ouverte vers moi… Et là…
- Quoi, qu’est-ce qu’il y avait dedans ? s’impatienta Neil. »
Le visage de Grant se fit plus grave.
« Et là, je vois les jouets de Ginger. Tous ses accessoires… Les fouets, les menottes et… les autres trucs… j’étais tellement pressé en me levant que je m’étais trompé de mallette, et voilà que je présentais ça à Big Joe. J’arrivais pas à prononcer une syllabe, et lui continuait de me fixer sans ciller. J’ai cru que j’allais mourir de honte…
- Et alors ? demanda La Tombe, à la surprise de tous.
- Alors quoi ? dit Grant.
- Alors t’es mort de honte ?
- Non…ça c’est Big Joe qui s’en est chargé. »
Il laissa passer quelques lourdes secondes de silence, puis ajouta :
« Il a sorti une arme de sous la table, et m’a logé deux balles dans la tête. »
À nouveau le silence. Aucun des joueurs n’osait croiser le regard des autres. Un bruit de voiture les sortit de ce calme gêné. Claquement de portière, bip de fermeture centralisée. C’était le patron du bar qui venait pour préparer l’ouverture.
« Allez, les gars, c’est l’heure, conclut L’Irlandais. On se revoit mercredi prochain. »
Et, alors que la porte d’entrée s’ouvrait, les silhouettes des quatre fantômes s’effacèrent doucement.