11/30/2006

Le concert de sa vie

Ma deuxième nouvelle. Cette histoire a été finaliste lors du concours "La Nouvelle en 1000 mots" de Fréjus, dont le thème était "Passions partagées".

Il était juste là, devant lui.
Il frotta ses yeux pour s’en assurer. Oui, le piano était bien là. Un piano à queue, en parfait état. Sans se poser plus de questions, il se fabriqua un siège de fortune en rassemblant briques et pierres gisant aux alentours, puis s’assit devant. Les questions viendraient plus tard. Il souleva le clapet qui découvrit une rangée de touches blanches et noires. Y avait-il plus beau spectacle au monde ?
Comme poussées par une volonté propre, ses mains parcoururent le clavier sans le toucher, juste en le frôlant. Il poussa une touche au hasard. La note vibra alors et occupa tout l’espace. A ce son, ses yeux se fermèrent machinalement. Il sourit en se disant qu’un fumeur privé trop longtemps de son vice devait ressentir la même chose en tirant une bouffée d’une cigarette trop longuement espérée.
Il retira ses gants. Le froid ne comptait plus. Puis il se mit à jouer. La ballade numéro un en sol mineur de Chopin conviendrait parfaitement. Il pensait que ces longs mois passés sans jouer l’émousseraient, mais à mesure que ses mains filaient, il nota que ses réflexes étaient toujours là. Comme lui, ils avaient attendu leur heure, patiemment. Alors qu’il terminait l’introduction, il se dit que son Dieu avait exaucé ses souhaits. Comment l’interpréter autrement ? Hier soir à peine, il avait prié pour que cet instant arrive. Mais il secoua la tête en se rappelant qu’il avait fait cette prière tous les soirs depuis qu’il était ici…
En entamant la deuxième partie « Moderato » de la ballade, il vit ses mains devenir floues. Il en comprit la raison lorsqu’une larme s’écrasa sur une touche. Il pleurait, tout simplement. Des torrents brûlants ruisselaient véritablement le long de ses joues. Il se sentit ridicule sans trop savoir pourquoi. Après tout, quoi de plus normal que de pleurer en de telles retrouvailles ? Les sons continuaient à fuser, et il se surprit à avoir très chaud. Une boule ardente allait grandissant au fond de son estomac, lui faisant oublier le froid, la faim, la douleur. La peur aussi.
Le second thème, plus calme que le premier, commença à s’animer progressivement. Il leva la tête et vit des silhouettes noires. Il en fut si surpris qu’il en rata un accord. Puis il comprit pourquoi il se sentait honteux de pleurer. Il avait tout simplement oublié que huit personnes l’accompagnaient quand il avait trouvé ce piano, et l’écoutaient à présent, près de lui. Ils ne disaient rien. Certains regardaient avec étonnement les mains du pianiste courir sur les touches, avec une rapidité telle qu’elles en disparaissaient presque. D’autres fermaient les yeux, afin de mieux s’imaginer en d’autres lieux, certainement. Qui pouvait savoir où vagabondaient leurs esprits ? D’autres encore, touchés par la tristesse de la mélodie, baissaient la tête pour cacher leurs larmes. Eux aussi avaient du voir leurs inconscients s’évader, mais le retour à la réalité devait être brutal. Quelles que soient leurs réactions, il sentait son auditoire vibrer au son de la musique, alors qu’ils n’y comprenaient certainement rien. Ils avaient tous posé leurs armes, et se tenaient debout, formant une ligne parfaite, juste à côté de l’instrument.
Quel étrange tableau, pensa-t-il alors que le deuxième thème allait crescendo. Pour public, il avait huit soldats allemands en piteux états, envoyés avec lui en patrouille de reconnaissance. Ils étaient affamés et malades. La fatigue creusait des sillons sous leurs yeux et marquait leurs visages perdus sous des barbes broussailleuses. Mais plus que leurs blessures, c’était leur désespoir qu’on lisait dans leurs silhouettes déformées. Aucun d’entre eux n’avait voulu de cette guerre. Aucun d’eux ne voulait être ici. Mais il eut l’impression (mais était-ce de la vanité ?) que ce désespoir s’effaçait au gré de la musique. Que son art leur ôtait un poids, une douleur. Mais ce n’était peut-être qu’une illusion… Il avait une grande avenue pour salle de concert. Et il commençait à y neiger. Il n’avait jamais imaginé que Stalingrad offrirait une si belle acoustique. Autour d’eux, des ruines, autrefois des immeubles, se dressaient maladroitement. Le piano devait se trouver dans l’un de ces bâtiments et des pillards, surpris dans leur forfait, l’avaient abandonné au beau milieu de la rue. À moins que des soldats russes l’eussent pris en pitié et sauvé des décombres. Cela importait peu, finalement.
Il amorça un passage plus apaisant, tranchant avec la tension générale de l’œuvre et continua d’explorer de ses yeux la salle de concert. Trois édifices avaient été épargnés du dynamitage. Ils étaient fissurés et certains pans de mur gisaient à leurs pieds, mais ils tenaient encore debout, tels trois auditeurs supplémentaires. Les notes se firent plus graves. Il plissa les yeux vers l’un des immeubles, celui qui était en face de lui. Quelque chose avait bougé dans l’une des fenêtres. Il chassa les quelques larmes qui lui brouillaient encore la vue et regarda de nouveau. Il ne s’étonna qu’à moitié d’y voir un soldat russe. Il devait être là depuis un moment. La musique n’est pas une discipline des plus discrètes. Il fouilla la façade du regard. Il en vit deux autres, sur le toit. Trois de plus étaient au dernier étage du bâtiment voisin et cinq sur le dernier. Tous étaient équipés de fusils snipers pointés vers les soldats allemands. Ils ne tiraient pas et n’avaient pas l’air d’en avoir l’intention. Du moins pas tout de suite. Ils attendaient la fin de la ballade. Le pianiste lança un regard à un de ses compagnons d’armes près de lui. Ce dernier hocha la tête pour lui faire comprendre qu’ils les avaient tous vus, puis reprit sa contemplation du piano. Cela devait lui sembler plus important. Il sut alors que tout se terminerait en même temps que son concert.
Il entama la conclusion de la ballade. Ses doigts semblaient jongler avec la musique, ils la domptaient littéralement. Quelle sensation grisante que d’être emporté par cet air tumultueux, et de réussir à inviter au voyage un public de la sorte. Il croisa une dernière fois le regard des huit hommes près de lui. Ce qu’il y lut était un profond soulagement mêlé de gratitude. Du soulagement et un sentiment unique de liberté.
Et, alors que les dernières notes résonnèrent dans les rues de Stalingrad, un des Russes se leva et applaudit. Puis il épaula son fusil.

12 commentaires:

Anonyme a dit…

Bon je suis pas expert en style littéraire alors bon, mais par contre j'aime les histoires quelqu'en soit la forme et je suis à chaque ébahi par ton imagination et ton sens de la mise en scene


bon voilà ça fait un peu lèche, mais du moment que c'est ce que je pense

Anonyme a dit…

C'est dingue, non seulement il a du talent pour le dessin, mais en plus on dirait qu'il en a aussi pour l'écriture. En tout cas, j'apprécie. Chapeau Ced.

Anonyme a dit…

Mais ça ne se commente pas un truc pareil...

Anonyme a dit…

J'en ai encore des frissons ...
Bravo et merci ...

Anonyme a dit…

C'est beau...

Anonyme a dit…

Je n'ai qu'une chose à dire : "wouaw!"
Franchement, votre talent (car oui, ne le connaissant pas, je vouvoie Ced...) n'est plus à démontrer ! Que ca soit en dessin ou en écriture (talent déja prouvé au début du "blog de ced" avec les 3 nouvelles, dont "iffrit"...)

Continuez comme ca, je suis un fervent admirateur !

Anonyme a dit…

moi je me permet de te tutoyer (après tout nous sommes unis dans notre haine pigeonnante si j'ose dire)
et je te dis bravo
c'est superbe

ced a dit…

Merci à tous !
Allez, on dit que vous avez tous le droit de me tutoyer, on fait partie d'une grande famille hein ^^

Anonyme a dit…

Très beau, tout simplement...
Je ne suis pas étonné que tu sois arrivé en finale du concours "La Nouvelle en 1000 mots" de Fréjus (je n'irai pas jusqu'à dire que tu aurais du gagner, ça fait un peu trop lèche, surtout que je n'ai pas lu la nouvelle écrite par le gagnant...).
Tu en as encore beaucoup dans ta petite tête, des nouvelles ? Tu n'as jamais pensé à les envoyer à un éditeur pour publier un recueil (dont tu pourrais faire les illustrations...) ?
En tout cas continue comme-ça, c'est vraiment excellent !

Anonyme a dit…

Au risque de me répéter: c'est MAGNIFIQUE (et le mot est faible)!!!! j'en ai versé une 'tite larme...

Anonyme a dit…

trop bien.
mais à la fin, j'aurai preferé quelques secondes de silence plutôt que des applaudissements qui gachent un peu l'emotion du moment...

Anonyme a dit…

Génial. Tes 1000 mots m'ont régalé...
Chapeau l'artiste