12/07/2006

Triglyphe 1/3

L'histoire qui suit a une ambiance résolument différente des autres. je voulais quelque chose entre le conte macabre des "contes de la crypte" et le ton décalé de Terry Pratchett et son "disque-monde". Voilà ce que ça donne... Il y a de nombreuses notes de bas de pages, je l'ai ai mises dans le premier commentaire, que vous pourrez lire simultanément vu que c'est une pop-up. En espérant que ça vous fera sourire...

I


Certaines personnes, afin d’impressionner leurs pairs, leur présentent leur équipement audio-visuel dernier cri, leur voiture tout-terrain ou leur salle de bain avec sauna et jacuzzi intégrés. Phil n’était pas de ces gens-là. Phil appartenait plutôt à ce groupe (à l’éffectif ô combien plus restreint) qui préfèrent faire étalage de leur collection de lampes à huile anciennes.
« Wao, et t’en as combien ? lança une voix derrière lui. »
Cette voix , c’était celle de Jacques, un de ses collègues de bureau. Phil avait évoqué sa collection, et Jacques avait insisté lourdement pour venir la voir chez lui. Pour être tout à fait franc, Phil espérait capter l’attention de Sabine, de la compta, mais ce furent les oreilles de Jacques qui s’interposèrent. Par politesse, et surtout parcequ’il lui manque la dose nécessaire d’improvisation pour inventer rapidement une excuse crédible, Phil n’avait pu refuser.
« Soixante-seize, répondit-il séchement.
- Hé bé… Hé, t’as déjà essayé d’en frotter, pour voir si un génie en sortirait pas. Tu sais, comme dans le dessin animé ? »
Phil sourit péniblement et regarda sa montre de la façon la plus discrète possible (1). Les plis de son front se marquèrent à mesure qu’il cherchait un prétexte pour jeter Jacques dehors. Ce dernier continuait à contempler les lampes, à l’abri dans leurs vitrines. Il s’arrêta devant l’une d’elles, qu’un morceau de tissu plié en quatre recouvrait.
« Moi, ça me rappelle une blague, poursuivit Jacques. C’est un gars qui en trouve une dans la rue. Il la frotte, et pouf, de la fumée, et paf, de la lumière et un génie en sort. »
Phil leva les yeux au ciel. Il redoutait ce moment depuis qu’il était rentré chez lui. Evidemment que cela rappelait une blague à Jacques. Tout rappelait une blague à Jacques. Les actualités, le boulot, la machine à café, la blague de quelqu’un d’autre ou même celle qu’il finit de raconter. Phil se dirigea vers le salon et se rendit compte avec horreur que son collègue quittait la petite chambre des lampes pour le suivre.
« Alors, le génie lui dit qu’il a le droit qu’à un vœu, à cause que…Ha, je le savais, mais j’ai oublié. Alors il demande au génie de faire un pont entre Paris, parce que l’histoire se passe à Paris, et New York, parcequ’il a toujours voulu visiter New York mais il a peur de l’avion et du bateau. »
Phil, qui n’écoutait plus depuis le sixième mot environ, prit ses clefs de boîte aux lettres et sortit devant chez lui pour chercher son courrier. Jacques le suivait toujours. Bon, au moins, ça le rapprochait de la sortie.
« Alors le génie lui dit : Non, tu te rends pas compte du boulot que c’est… Va falloir faire venir des ouvriers, les loger, commander le béton, faire les fondations dans l’eau, et tout… Non, non, c’est trop compliqué, demande-moi un truc plus petit. »
Des factures, des factures, une lettre de sa mère, encore des factures…
« Et là, le gars lui dit : Bon ça fait trois mariages que je foire, et à chaque fois mes femmes sont parties parcequ’elles disaient que je les comprenait pas. Alors voilà, je veux savoir pourquoi les femmes pleurent, pourquoi elles rient… En gros, je veux pouvoir comprendre les femmes. »
Deux ou trois factures de plus. A la longue, Phil en était arrivé à la conclusion que l’ennemi naturel de l’être humain n’était pas le virus ou le moustique comme l’affirmaient les spécialistes, mais bien les factures (2). Comme les virus, elles se multiplient et font même des petits (la facture téléphone engendre la facture internet, la taxe d’habitation donnait vie à la redevance télé…)(3).
« Et là, le génie lui dit : Euh, ton pont, tu le veux à combien de voies ? »
Jacques éclata de rire. Phil, lui, rit machinalement, comprenant que l’histoire était terminée. Son rire s’arrêta net quand ses mains triant le courrier tombèrent sur un avis de passage du facteur. Il ne l’attendait pas si tôt. Il jeta à nouveau un œil sur sa montre. 16 H 20. Il avait encore le temps de se rendre à la poste retirer son colis. Jacques continuait de rire tout seul.
« T’as compris, mon gr…euh, mon vieux ? A combien de voies, le pont ! Ah, je l’adore celle-là…
- Ouais, moi aussi, mentit Phil. Bon, là, va falloir m’excuser, mais j’ai une course à faire. On se voit demain, au boulot.
- Attends, j’en connais une autre. Tu la connais peut-être, c’est celle du génie un peu sourd qui donne à un type un billard d’euros et une grosse mite ! »
Mais Phil avait déjà fermé la porte. Le monde entier devint soudainement plus calme. Il attendit un moment, puis regarda par la petite fenêtre près de l’entrée. Ouf, son collègue était parti. Il se hâta de poser son courrier et d’enfiler sa veste. L’avis de passage en main, il sortit de chez lui en claquant la porte.

II


Plus que toute autre chose, Phil détestait sortir. Il sentait à chacun de ses pas les regards posés sur lui, et il le supportait de plus en plus difficilement.
Il pesait cent cinquante-deux kilos. Et si parfois il lui arrivait pendant quelques minutes d’oublier son poids, tous ces regards le lui rappelaient immédiatement.
Cent cinquante-deux kilos. Et derrière chacun de ces kilos se cachaient autant de railleries et d’humiliations. De chansons criées par des gamins faisant la ronde autour de lui dans la cour d’école lorsqu’il était enfant, aux fous-rires entendus derrière une porte au travail et qui s’arrêtaient brusquement quand il entrait dans la pièce.
Il était de ceux qui ignoraient simplement ce que signifiait « être mince ». Depuis sa plus tendre enfance (mais il ne s’agit là que d’une expression), il avait toujours été en surpoids. Evidemment, ses parents et lui avaient tout essayé. Toutes les sortes de régime y étaient passées(4), ainsi que les cures, le sport, l’acupuncture ou même l’hypnose… Cela ne marchait jamais plus de deux semaines, puis il se remettait à manger en cachette. Il ne pouvait pas s’en empêcher, c’était plus fort que lui.
Pour ses seize ans, ses parents et lui passèrent une semaine en égypte. C ‘est là qu’il la vit. Au fond de l’établi d’un marchand ambulant, dans les rues du Caire, il vit sa première lampe à huile. En la contemplant, il se rappela de l’histoire d’Aladdin, et décréta que ce n’était peut-être pas qu’une légende. Après tout, plusieurs mythes sont bâtis à partir de faits réels. On dit des dieux grecs que leurs exploits littéraires relataient exagérément ceux de héros, bien vivants, qui avaient régné en Sicile des siècles durant. Platon lui-même avait décrit la disparition de l’atlantide, happée par les flots, et si Phil était sûr d’une chose, c’était que Platon ne pouvait parler que de choses sérieuses et vérifiées(5).
Il y avait de toute évidence un fond de vérité dans ce conte, il en avait la certitude. C’était une de ces idées qui vous assaillent quand vous avez seize ans, mais celle-ci fut particulièrement tenace.
Il fit acheter la lampe à ses parents, et une fois arrivé dans sa chambre d’hôtel, il la frotta vigoureusement de la paume de sa main pendant plusieurs minutes. Cela n’eut aucun effet, bien entendu. Mais il ne se découragea pas pour autant, bien au contraire.
Pendant les vingt-sept années qui suivirent, il accumula inlassablement les recherches et les voyages pour forger sa collection. Cela lui coûta une fortune, mais il tenait peut-être la clef qui ferait tomber ses complexes. Qui lui permettrait de ne plus avoir honte. De ne plus se détester. D’être mince. Ou du moins normal.
C’est tout ce qu’il souhaitait. Aux autres, la gloire, l’or, les femmes…Il ne voulait rien de tout cela. Il n’aspirait qu’à la banalité de pouvoir un matin sourire à son reflet dans le miroir de sa salle de bain…
Il choisit des études de commerce, et une fois son diplôme en main, il se démena pour emménager près de son lieu de travail(6). Montre en main, il lui fallait un peu plus de six minutes pour s’y rendre. Cela l’obligeait à s’exposer au public, mais cela lui épargnait également d’investir dans un véhicule, et ainsi d’économiser pour ses voyages, ses acquisitions et ses recherches.
Ses recherches…
Il avait évidemment commencé par se documenter sur Aladdin et la lampe merveilleuse.
Aladdin était le fils paresseux d’un pauvre tailleur. Comme tout adolescent paresseux, il révait de fortune, de célébrité et de femmes faciles tout en n’ayant pas à quitter son lit (ce conte avait quelque chose d’intemporel). Il fit la rencontre d’un vil magicien qui parvint à le convaincre d’aller quérir une lampe merveilleuse dans une sombre caverne. Aladdin s’exécuta mais la grotte s’effondra sur lui. Enfermé et voué à une mort certaine, il frotta la lampe entre ses mains… et fit apparaître un génie capable de satisfaire trois de ses vœux.
Suite à cela, Aladdin devint comme il le désirait riche et épousa la fille du roi. Après de multiples aventures, il succéda au Sultan sur le trône.
En poussant plus loin ses investigations, Phil sécouvrit qu’il s’agissait d’Antoine Galand, auteur au XVIIe siècle de la traduction européenne des Milles et une nuits, qui y intégra Aladdin et la lampe merveilleuse. Il fut longtemps soupçonné d’en être l’unique auteur, et il fallut attendre le XIXe siècle pour retrouver la version originale du conte, dans un recueil oriental. Phil, après avoir investi des moyens colossaux(7), réussit à se le procurer. Le livre ne lui apprit hélas pas grand chose de plus. L’origine du conte étant incertaine, il multiplia les séjours vers la Syrie, qui semblait la plus prometteuse, puis vers plusieurs autres pays du moyen-orient, mais en vain. Il y acheta tout de même plusieurs lampes, dont certaines avaient assurément leur place dans un musée, mais aucune d’elles ne donna de résultats.
Plus tard, il fit une découverte salvatrice. Le père d’Aladdin, le tailleur, se trouvait être chinois dans une version du conte… Se pouvait-il alors que cette légende provienne de Chine ?
Il apprit des rudiments de chinois, prit contact avec l’ambassade française de Pékin, et continua d’entasser sa documentation, s’arrêtant par moments afin d’acquérir des pièces rares sur des sites d’enchères (qui se révélèrent à leur tour sans intérêt).
Il eut deux autres révélations ; la première était que, bien que l’origine de la légende du génie de la lampe restait un mystère, les chinois l’attribuaient aux arabes et les arabes aux chinois, comme si aucun d’eux ne voulait revendiquer son appartenance. La seconde révélation, il la lut dans un vieux recueil de contes asiatiques, dans laquelle un sorcier, bien que personnage de second plan, usait d’une lampe magique en la frottant avec un morceau de soie de chine. D’autres textes anciens corroborèrent ce détail. Après tout cela semblait assez logique, on pouvait voir cela comme une système de protection. N’importe quel imbécile tenant par pur hasard LA bonne lampe pouvait l’activer. Alors que là, il fallait connaître ce secret, et mériter de ce fait ses pouvoirs .
Alors, afin d’être absolument sûr de sa provenance et de son authenticité, Phil se rendit lui-même à Khoatan, au sud du désert de Taklamakan, cette ville chinoise n’étant rien de moins que l’épicentre de la Route de la soie. Il s’y procura une belle pièce de soie rouge véritable.
Une fois rentré chez lui, il l’utilisa sur toutes ses lampes (cinquante-quatre à l’époque), sans succès. Depuis, il prit pour habitude de laisser l’étoffe pliée sur la dernière lampe testée.
Onze ans de plus passèrent avec la lenteur qu’impose habituellement une vie de solitude, d’absence de loisirs (trop chers) et de plaisirs (trop…inaccessibles). Puis il y eut ce soir-là, ou il lut sur son écran d’ordinateur un message sur un forum chinois qu’il fréquentait. Un internaute, au courant de sa passion, lui rapporta qu’il avait surpris lors d’une promenade près des rizières du bassin de Chiang Jian, une vieille femme jeter avec colère un objet dans un court d’eau. Poussé par sa curiosité, il attendit d’être seul puis alla dans le ruisseau découvrir ce qui avait pu provoquer de si grands cris. Il y trouva une vielle lampe à huile qu’il se proposait, moyennant quelque finance (connaissance de forum sur internet ne signifiant en aucun cas ami) d’envoyer à Phil, qui s’empressa d’accepter.
C’était cette lampe que Phil, de retour du bureau de poste, posa avec la plus grande précaution sur la petite table qui se dressait au milieu de la chambre qui abritait sa collection.

à suivre...


6 commentaires:

ced a dit…

1 : C’est à dire en levant son poignet et en regardant. Tout comme l’improvisation, la discrétion faisait cruellement défaut à Phil.

2 : D’ailleurs, Phil avait caressé un jour l’idée d’acheter une seconde boîte aux lettres, qu’il ne viderait qu’une fois par mois, où il pourrait graver dessus « insérer ici les factures » (Phil était doué pour la gravure, du moins il savait très bien le prétendre devant Sabine, de la compta). Mais il abandonna, se disant que la boîte finirait par s’effondrer sous son poids.

3 : Parfois elles se cachent même sournoisement, tels des bêtes chassant à l’affut. Par exemple dans le relevé de compte, qui n’est finalement ni plus ni moins que la liste des factures déjà débitées sur votre compte en banque.

4 : Il avait même entraperçu avec horreur ce que pouvait être la vie d’une langouste après une semaine à suivre une régime macrobiotique ; c’est à dire pour résumer à n’avaler que des algues.

5 : Ce en quoi il avait tort, puisqu’à l’époque, tous ses proches s’accordaient à dire que Platon était quand même un sacré déconneur.

6 : Martineau & Fils (SA). Une de ces curieuses entreprises dont on se demande à quoi elles servent. Elles ne produisent rien, ne vendent rien, n’achète rien, et font tout de même du chiffre d’affaire.

7 : Environ 200 € de connexion internet, 9200 € en dépenses annexes (cours de langues, recherches dans des archives de plusieurs journaux et administrations, transports en commun…) et l’envoi par la poste, avec l’assurance qu’elle arrive en parfait état, d’une tarte à la myrtille à l’attention de la gérante de la seule bibliothèque au monde à posséder une copie du texte original, à Bagdad.

Anonyme a dit…

Raaaaah, la suite ! Viteuuuuuuh !!!!! :D

Anonyme a dit…

celle là elle est trop cool, surtout qd tu me la raconte avant de dormir.. c'est une des plus belles histoirrrhrreux.

Anonyme a dit…

Interressant, surtout si ca depasse pas les 3 chapitres. ca doit aller tres vite dans le deroulement.

Meme sentence que jac a dit : La suite svp ^^

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup ! Ca promet une histoire très sympa, avec ce qu'il faut d'humour et des personnages bien vus. ;)

Vivement la suite...

Anonyme a dit…

Et en plus, on voyage...
Vivement la suite!