7/17/2007

Fées, partie 2/2

Suite et fin de votre saga de l'été.


Quarante minutes plus tard, des voitures de gendarmerie encombraient la rue devant la grande maison.
Jeanne leur raconta tout ce qu’elle savait. A vrai dire rien. Pourtant ils le lui firent répéter plusieurs fois. Elle avait peine à se contrôler, et devait souvent s’arrêter de parler pour laisser passer les pleurs. Elle s’essuyait les yeux et continuait de répondre inlassablement aux questions des officiers.
Oui, elle l’avait vu pour la dernière fois quand elle l’avait couché la veille. Non, elle n’avait pas souvenir de quoi que ce soit de suspect. Non, elle ne pensait pas que le père de Romain soit impliqué, mais oui elle le contacterait dans les plus brefs délais.
Les gendarmes l’informèrent qu’il n’y avait aucune raison de paniquer. Il n’y avait eu aucune trace d’infraction pendant la nuit, Romain n’avait certainement pas été enlevé. Maintenant il était vrai que si le rapt avait eu lieu le matin-même, aucun voisin n’aurait pu faire figure de témoin au vu de la grande distance qui séparait les maisons.
On lui dit que l’hypothèse la plus envisageable était la fugue, ou alors l’enfant s’était-il perdu dans la forêt qui s’étendait derrière la route. Dans les deux cas Jeanne devait rester chez elle, Romain pouvait à tout moment réapparaître.
Finalement, un des gendarmes, sans aucun doute le plus gradé, lui dit qu’il ne fallait négliger aucune possibilité mais que l’affaire était entre les mains de professionnels. Et sur cette conclusion, tout le monde quitta les lieux et Jeanne se retrouva à nouveau seule.
Elle avait pleuré toute la journée et se sentait très lasse. Et à bout de nerf.
Elle s’assit sur le canapé du salon et attendit, les mains jointes. Quelle horrible chose que de rester chez soi quand vous savez votre fils quelque part, là, dehors.
Victoria n’aurait pas fait ça, elle. Elle aurait…
Elle se fit horreur sur le moment. Il ne s’agissait pas de Victoria, ou d’un de ses romans minables.
Il s’agit de la vraie vie. Il s’agit de ton enfant !
Elle sentit la fatigue la gagner, mais elle ne voulait pas s’endormir. Elle s’en voudrait trop. Et puis si Romain finissait par revenir, il fallait qu’elle soit éveillée.
Elle se saisit du téléphone.
« Allô, fit une voix masculine.
- Salut David. C’est jeanne.
- Ah, euh… salut. Euh… ça va ?
- Hmm, fit-elle la voix tremblante.
- Ah. Bon. Tu m’appelles pour la pension ? »
Il avait le ton le plus désintéressé qui soit. Comment envisager ne serait-ce qu’un instant qu’il aie pu enlever qui que ce soit ?
« Non, non. C’est Romain, il… (elle se sentit faiblir)…a disparu, il… »
Elle avait beaucoup de mal à le dire. A l’autre bout du fil, le silence. Manifestement, le père de l’enfant ne savait pas comment réagir.
« Depuis quand, finit-il par demander.
- Ce matin. Les flics sont venus, ils… (Elle reprit son souffle) vont organiser des recherches, ou… je sais pas trop, j’ai pas tout compris…
- Euh… Et tu veux que je vienne ?
- Non, dit-elle machinalement. Je voulais… juste que tu le saches.
- Ok, répondit-il sobrement. Tiens-moi au courant.
- Ok, dit-elle à son tour.
- Et essaie de dormir ».
Et il raccrocha. Au bout de quelques secondes, elle finit elle aussi par poser le combiné. A nouveau elle attendit sur le canapé.
Puis vint la nuit, en à bout de force, elle finit par céder au sommeil, là dans le salon.
Dans son rêve, elle était plongée dans le noir, et elle entendait des milliers, des millions de battements d’ailes d’insecte. Derrière ce vacarme assourdissant, elle distinguait la voix de Romain s’éloigner, l’appelant, jusqu’à disparaître.
Puis plus rien.

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Cela faisait bientôt trois jours que Romain avait disparu et les gendarmes n'avaient aucune piste. Ils avaient commencé à organiser des groupes de recherche, sollicitant les habitants de Plouha, qui avaient répondu présent. Mais la forêt était trop vaste et les fouilles ne furent qu’anecdotiques.
Alors on commença à envisager d’autres possibilités. Enlèvement, demande de rançon… acte pédophile. Les forces de l’ordre connaissait ce genre de crime, certains avaient déjà eu lieu dans la région.
Tout cela ne rassurait bien évidemment pas Jeanne. Elle avait continuellement son fils en tête, et les affiches arborant sa photo et les encouragements des villageois lorsqu’elle sortait (rarement) n’arrangeaient rien.
Il n’était bien entendu plus question d’écrire. Son éditeur était au courant et s’était montré compréhensif. Jeanne continuait avec inquiétude sa tâche qui était de patienter. Elle pleurait beaucoup, également. Elle espérait de toute son âme que le sort de Romain n’aie rien à voir avec un quelconque détraqué sexuel.
Alors, toute la journée, elle attendait là, devant le téléphone, qu’un miracle se produise. Elle en oubliait même de se nourrir. Puis à nouveau, la nuit tombait.
Elle s’autorisait à regarder la télévision, mais uniquement la chaîne locale et les informations régionales. Alors, déçue qu’il n’y ait aucune progression dans l’enquête, elle s’allongeait sur le canapé et essayait de dormir un peu.
Cette nuit-là encore, elle refit son étrange rêve. Romain l’appelait mais impossible de le voir. Et ce bruit sourd, prenant. Ces paires d’ailes qui battaient par milliers.
Jeanne se leva brusquement. Elle avait fait ce cauchemar à trois reprises, chaque nuit depuis la disparition de l’enfant. La veille elle était retournée à la fontaine des fées pour enlever l’assiette, et était certaine de n’y avoir vu aucun indice, aucun détail suspect.
Elle tourna la tête vers la fenêtre, en direction du jardin. Ce qu’elle vit arrêta net sa respiration. Même son cœur eut un raté.
Là-bas, sur les haies, elle vit danser les reflets de l’au. Comme si la fontaine pleine avait été éclairée. Mais c’était impossible, bien entendu. Il n’y avait ni eau, ni lumière là-bas. Et puis on ne voyait plus rien à présent.
Je suis sûre de ce que j’ai vu.
Elle se leva et mit sa veste en vitesse. Puis elle se précipita dans le jardin. Le chien, intrigué et affamé (elle avait oublié de le nourrir depuis quelques temps) la suivit.
Arrivée près des haies, elle fit une halte. Aucun bruit d’eau, aucun reflet. Elle fit quelques pas et arriva devant la fontaine. Cela se confirmait, il n’y avait rien d’inhabituel.
Elle sentit fuser en elle le même sentiment que quelques jours plus tôt. A ceci près qu’il s’était cette fois mêlé d’une rage féroce.
Elle tapa du poing sur la fontaine.
« Qu’est-ce que vous en avez fait ?! »
Elle hurlait. Des larmes chaudes dégoulinaient sur ses joues.
« Pourquoi vous me l’avez pris ? Pourquoi ?! »
Elle se mit à genoux, et continuait de tambouriner l’édifice de pierre. Toujours en pleurs, elle chuchota un dernier « pourquoi… », et resta là quelques secondes, les yeux clos.
Enfin elle se releva.
Tu ne vas pas bien, ma pauvre fille.
Le labrador vint discrètement se frotter à ses jambes. Elle le caressa. »Allez viens le chien, dit-elle en s’essuyant le visage du revers de la manche. On rentre ».
A peine avaient-ils fait quelques pas que l’animal se retourna et aboya, encore et encore. Puis il détala vers la maison, pris de panique. Jeanne se tourna à son tour et chercha du regard ce qui avait pu effrayer le chien. Rien. Puis elle posa ses yeux sur la fontaine.
Et elle la vit.
C’était comme ces jeux dans les magazines ou l’on vous demande de trouver un détail dans une illustration. Une fois que vous l’avez déniché, vous ne voyez plus que lui. Et bien là, c’était comme si la fée avait sur la fontaine depuis toujours. Seulement Jeanne venait à peine de la remarquer. Et elle n’arrivait plus à la quitter des yeux.
L’être était petit, minuscule. Pas plus de dix centimètres de haut. Elle était entièrement nue. Sa peau était pâle, presque lumineuse. Ses cheveux étaient longs et tombaient en cascade sur ses épaules et dans son dos. Ils semblaient blonds, mais d’un blond inhabituel, tirant un peu sur le vert. Son visage était celui d’une jeune femme, à un détail près.
Ses yeux.
Ses yeux étaient immenses et entièrement noirs. Ils étaient striés d’un quadrillage qui les découpaient en de multiples facettes.
Des yeux d’insecte.
La fée était assise sur le rebord du vasque de la fontaine et regardait Jeanne. Lorsque cette dernière, croyant à peine ce qu’elle voyait, leva sa main à sa bouche ouverte, la fée hocha la tête et cligna des yeux, dans un mouvement très rapide, presque invisible à l’œil nu.
Puis l’être remua les ailes qu’elle avait dans le dos. Jeanne ne les remarqua qu’à ce moment-là, tant leur transparence les rendait invisible lorsqu’elle étaient à l’arrêt.
Quand elle les agita, cela produisit le bruit d’une abeille en vol. Elle s’arrêta presque instantanément.
Et, en réponse à ce bref appel, des centaines d’autres fées apparurent, quasiment identiques, sur le vasque, sur les pierres du mur, au pied de la fontaine. Certaines agitaient leurs ailes, tout aussi brièvement que la première.
Jeanne n’en croyait pas ses yeux. Les fées continuaient à apparaître, une à une. La jeune mère ne savait pas si elle devait se fier à ce qu’elle voyait. Elle ne savait pas non plus si elle devait être terrifiée ou émerveillée.
Puis la première d’entre elles à s’être manifestée battit ses ailes, mais sans s’arrêter cette fois-ci. Les autres ne tardèrent pas à l’imiter. Le bruit était immense, assourdissant. Jeanne tomba à genoux et se boucha les oreilles. Elle cria mais cela était loin de couvrir le vacarme. Les yeux fermés, elles les entendit.
Elle les entendit entrer dans sa tête.

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Romain avait du mal à trouver le sommeil.
Impossible de trouver où poser la tête ici, il n’y avait que des pierres. Bien qu’il l’ait fait à plusieurs reprises le jour-même, il regarda à nouveau la date sur sa montre. Il était ici depuis trois jours. Trois jours… Quelqu’un finirait bien par venir le chercher…
Il savait qu’appeler à l’aide la nuit ne servirait à rien, alors il essayait de dormi. Mais la faim ne l’y aidait pas trop. En tout ce temps il n’eut que des petits beurres pour tenir. Sa mère ne le savait pas, mais quand il en prenait pour se rendre à la fontaine, il en glisser quelques uns dans ses poches ou ses manches. Mais il ne lui es restait plus depuis hier…
Et s’il restait ici pour toujours ?
Pourtant, tout ce qu’il voulait, c’était voir la mer. Alors ce matin-là, il s’était levé un peu plus tôt et, sachant sa mère très occupée, il entreprit d’y aller seul.
Oh pas longtemps, juste voir et repartir. Si sa mère se levait trop tôt et ne le voyait pas, il lui ramasserait des hortensias pour calmer sa colère. Il y en avait partout sur la. Le chien n’ayant pas voulu le suivre, il partit seul. Le chemin était plus long qu’il ne l’imaginait, mais il finit par y arriver.
Elle était là, en face de lui. Immense. Il était assez tôt mais quelques personnes au loin se prélassaient sur leurs serviettes. D’autres se baignaient. Il ne voyait pas de bateau. Il aurait pourtant aimé. Des gros qui font du bruit ou des petits à voiles.
Il regarda à sa droite, un chemin montait vers une falaise surplombant la plage. Peut-être que de là-haut, il apercevrait un navire ou deux.
Alors il s’y était rendu en courant. Arrivé en haut, il glissa et ferma les yeux en tombant. La chute fut chaotique, et quand il ouvrit les yeux, le décor avait changé. Il était là, dans cette petite grotte.
Il était tombé dans une petite crevasse à peine assez grande pour son gabarit. Il ne l’avait pas vue, les herbes la recouvrait en grande partie. Il s’était fait mal à la jambe en atterrissant, et boitait un peu. Pris de panique en voyant qu’il n’y avait aucune issue vu sa petite taille, il s’était mis à appeler sa mère de toutes ses forces pendant des heures. Il se calma plus tard, et appela au secours le jour et tâchait de dormir la nuit venue. Il pleurait de temps en temps et avait peur quand le soleil se couchait. Sa montre lui indiqua qu’il était là depuis un jour quand il commença à avoir sérieusement faim. Alors il se souvint des biscuits…
Il ne pouvait pas s’empêcher de penser à sa mère. Il espérait qu’elle aillait bien, qu’elle ne se faisait pas trop de souci. Puis surtout qu’elle…
Romain tendit l’oreille. Il était sûr d’avoir entendu un bruit. Oui, un bruit de moteur. Une voiture se garait et des portières claquaient.
Romain se mit à crier.
« Au secours ! Là ! Je suis dans le trou ! »
Des pas se dirigeaient vers lui. En temps normal, il aurait eu peur, cela aurait pu être n’importe qui. Mais là, ces pas étrangers était synonymes de sauvetage. Il entendit des grattements du côté de la crevasse.
Enfin la tête de son chien apparut et aboya. Elle fut vite remplacée par celle de Jeanne, écartant les herbes.
« Romain ? Tu es là ?
- Maman ? »
Tous deux pleuraient presque.
« C’est Rusty qui est venu ici ? »
Jeanne mit quelques secondes à comprendre de qui Romain parlait.
« Oh… non, mais je l’ai trouvé à courir sur la route quand je venait. Je l’ai pris dans la voiture. Il avait compris avant moi…
- Comment tu as su où j’étais ? »
Jeanne réfléchit.
« On…on me l’a dit , répondit-elle en souriant »

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Les stores fermés, Jeanne tapota son index contre son menton dans un geste assez caricatural, et se remit à écrire.
Passion Trouble était terminé depuis longtemps et expédié chez l’éditeur, avec le vague espoir d’en entendre parler le moins possible.
Elle s’y était sérieusement mis depuis une semaine. Et ce nouveau projet avançait bien. Elle terminait le troisième chapitre et regarda sa montre. Dix-neuf heures. Elle sauvegarda et se leva, laissant l’ordinateur allumé.
En s’appuyant sur le bureau, ses mains rencontrèrent la pile de feuilles déjà imprimés de son roman. Elle le regarda assez fièrement. Sur la première page était inscrit en gras le titre de l’ouvrage.
FEES
Jeanne saisit le verre vide laissé près du clavier et se rendit à la cuisine. Elle ouvrit le frigo et fouilla paresseusement à l’intérieur.
Romain surgit du couloir.
« Maman, maman, c’est l’heure.
- Je sais, chéri. »
Elle regroupa les aliments dans une assiette et la confia à son fils.
« Tiens, et fais attention ».
Alors, ensemble, ils se rendirent au fond du jardin, derrière les haies, le chien dans les talons. Ils posèrent le plat sur le rebord du vasque. Un petit beurre et un bol de jus d’orange. Jeanne n’avait jamais rien revu ici, et la nourriture était chaque matin retrouvée intacte.
Mais après tout, on ne savait jamais.



7/09/2007

Fées, partie 1/2

Une petite histoire, pas vraiment par la taille mais plutôt par sa portée, que j'aime bien. J'ai fait l'effort de travailler un peu plus les personnages. A noter que c'est la dernière histoire "non-inédite" que j'ai en stock, le reste à venir sera du tout nouveau...


L’écran blanc luisait magistralement, éclairant faiblement la pièce.
Jeanne le regardait, elle, avec intensité. Ses doigts étaient en suspension au dessus du clavier, comme si les mots allaient surgir d’un instant à l’autre. Comme s’ils étaient là, quelque part dans son cerveau, et qu’il ne leur suffisait que d’emprunter la bonne terminologie nerveuse pour venir agiter ses doigts. Mais en vérité, ces mots n’y étaient pas. Ni dans son cerveau, ni ailleurs. Et l’écran blanc continuait imperturbablement de dominer la scène. Jeanne le fixait si intensément que ça en devenait hypnotique. Si elle posait ses yeux ailleurs, elle revoyait la lueur fantomatique de son écran. C’était presque si elle distinguait le curseur clignotant en haut à gauche.
Pour la sixième fois, elle décida de faire une pause. Elle ouvrit en grand les stores, ce qui baigna la pièce d’une lumière matinale. La lueur blafarde du Macintosh faisait à présent pâle figure. C’était une petite vengeance pour Jeanne. Petite car elle ne savait que trop bien qu’elle serait de courte durée. Elle ouvrit la fenêtre et alluma une cigarette. Elle entendit Toby aboyer. Enfin, hier c’était Toby, allez savoir son nom aujourd’hui…
Elle attrapa distraitement une pile de pages dactylographiées à côté d’elle. Elles étaient striées de rouge à la faveur des ratures et autres rajouts. Elle relut la fin de son dernier paragraphe.

Sylvio s’approcha nonchalamment de Victoria.
Elle était face à la véranda et regardait le paysage côtier, rêveuse. Le sentant arriver derrière elle, elle lui coupa la parole avant même qu’il n’ai pu finir son premier mot :
« J’ai fait une terrible erreur, Sylvio.
- Ne regrettez rien, Victoria. Votre mari est mort, de la main même du tueur qu’il avait envoyé vous exécuter, vous. Mais jamais je n’aurai pu, nous…
- Sylvio, nous n’aurions jamais du…. Je ne vous ai pas tout dit. »
Le visage de l’homme se figea. Il s’assit sur le lit comme au ralenti et tenta de rester impassible en écoutant les aveux de Victoria.

C’était mauvais et elle le savait. Mais ça se vendait. Très bien même. Ce n’était ni plus ni moins que des histoires à l’eau de rose, avec une dose d’intrigues vaguement alambiquées qui, globalement, restaient les mêmes un roman sur l’autre. Seul le contexte variait.
Mais la médiocrité était semble-t-il populaire. Chacun de ses romans explosait littéralement les ventes, surtout l’été. Elle ne serait jamais invitée sur un plateau de télévision pour en parler, et cela lui convenait.
Mais voilà, au bout d’une soixantaine de ses récits, l’inspiration, bien que se limitant au choix du nom et de la profession des protagonistes, commençait à manquer. Et puis il y avait l’autre projet. Celui qu’elle avait négocié avec son éditeur. Elle voulait écrire autre chose, avant tout pour se prouver à elle-même qu’elle en était capable. On lui avait promis de l’éditer si elle rendait en même temps un autre de ses écrits mielleux.
Alors elle avait déménagé. Ici, à Port-Mauguère, près de Plouha, en Bretagne. Tout d’abord pour fuir Paris, puis car elle se figurait qu’une telle région ne pouvait que l’inspirer.
Or voilà, rien ne venait. Et comble de tout, non seulement son projet si ambitieux n’avait guère dépassé le stade de « germe d’idée », mais maintenant c’était son Passion Trouble qui refusait de s’écrire.
Elle tira à nouveau sur sa cigarette et chercha Romain des yeux dans le jardin. Elle ne le voyait pas mais l’entendait. Il devait être encore au fond, derrière les haies. Ça commençait à l’agacer un peu.
C’était pour lui qu’elle avait acheté une si grande maison. Elle voulait qu’il puisse jouer dans un grand jardin, au plein air. Qu’il profite de ses vacances d’été. De plus, ils étaient à deux pas de la mer. Elle n’avait pas encore pu y emmener Romain depuis qu’ils étaient arrivés, il y a un mois de ça, et elle le regrettait un peu au vu de l’impatience de l’enfant. Mais le livre passait avant tout.
Pensant qu’il se sentirait très seul, vu qu’il laissait tous ses amis à Paris et que la rentrée des classes n’arriverait que dans plus d’un mois, elle lui avait acheté un chien. Elle se disait que c’était là un compagnon idéal pour un garçon de onze ans.
Elle avait pris un labrador à l’animalerie, le vendeur lui ayant assuré que celui-ci était très joueur. Pour ça, joueur, il l’était. Mais malgré tous les encouragements, sifflets, claquement de mains et époumonements de Romain, l’animal préférait jouer seul. Il aboyait en sautant partout, courait d’un bout à l’autre du jardin, essayait de se mordre la queue en tournant sur lui-même à toute vitesse, mais ne faisait que très peu cas de son jeune maître. Romain tentait de l’appeler pour qu’il vienne à lui, et cherchait les noms auxquels le chien réagissait le mieux. Avant-hier c’était Fluke, hier c’était Toby.
Jeanne écrasa son mégot dans le cendrier et retourna devant son écran immaculé. Habituellement, elle aimait à se plonger dans le noir pour écrire, mais ne se donna pas la peine de fermer les stores, imaginant avec justesse que cela ne changerait pas grand-chose.
Une demi-heure et trois débuts de phrase éffacés plus tard, Romain fit irruption dans la pièce.
« Maman, j’ai soif.
- Va te servir ce que tu veux dans le frigo ».
Elle entendit les pas précipités de son fils vers la cuisine.
« Qu’est-ce que tu fais dehors, demanda-t-elle en haussant la voix.
- Mmmh, répondit Romain, indiquant qu’il réservait sa réponse une fois qu’il aurait fini de boire. Je joue avec les fées ».
Jeanne leva les yeux au ciel. C’est vrai. Les fées…
Au bout d’une semaine ici, Romain et sa mère firent une découverte. Au fond du jardin se trouvait une petite forêt, derrière les haies délimitant sa propriété. Par forêt, il fallait entendre un regroupement d’une dizaine d’arbres et de quelques buissons. Mais ils étaient suffisants pour cacher la fontaine.
En effet, là, derrière chez elle, juste à l’orée de ce petit bois se dressait une fontaine druidique. Jeanne avait lu que les mages de l’antiquité s’en servaient à des fins curatives. Il s’agissait d’un petit bout de mur en pierre sur lequel était fixé ce que Romain avait qualifié de « sorte d’évier en cailloux ». Les druides le remplissaient de l’eau d’un ruisseau qui devait alors passer dans les environs, et après prières, incantations et ajouts de divers ingrédients mystérieux, en tiraient une eau miraculeuse qui pouvait guérir ou donner des visions prophétiques.
La fontaine en question ne contenait bien évidemment plus une goutte d’eau. Même quand il pleuvait (ce qui arrivait assez souvent par ici) les branches des arbres empêchaient l’ondée de remplir le vasque. Contrairement à ce que Jeanne aurait pu s’imaginer, il n’y avait aucun motif celtique ou mystique. Mais c’était justement dans sa simplicité que la fontaine se trouvait être étonnamment belle.
La jeune romancière aurait du signaler ce petit monument oublié à la mairie, mais, manifestement comme le précédent propriétaire l’avait fait, elle préféra taire son existence. Elle ne voulait pas vraiment rajouter son jardin au circuit touristique de la région et voir débarquer des dizaines de badauds chez elle.
Romain se révélait donc être le seul visiteur régulier de l’étrange édifice. Et voilà que l’enfant se figurait qu’il y avait là-bas de petites fées avec lesquelles il pouvait converser et jouer.
Ça ne dérangeait pas tellement Jeanne en vérité; son enfant développait son imaginaire et c’était certainement une bonne chose. Elle aurait simplement préféré qu’il s’amusât avec des soldats ou des super-héros…
« Tu as ramené l’assiette, demanda Jeanne.
- O-oui, répondit-il avec le ton de celui qui vient de se souvenir d’un détail, et qui va l’exécuter dans la seconde ».
L’enfant quitta la maison en courant, et revint avec de la vaisselle. Jeanne soupira. La nouvelle fantaisie de Romain était d’emmener à la fontaine tous les soirs un plat contenant un biscuit au beurre et un petit bol de jus d’orange. Le lendemain, il allait le chercher (elle y allait parfois quand il oubliait) et jetait les aliments, bien entendu intacts. Quand elle le faisait remarquer, il lui répondait « qu’on ne savait jamais ». Comme ce n’était pas bien méchant, et qu’elle s’en voulait de l’avoir ainsi arraché à son ancienne vie, elle ne lui disait rien.
Romain sortit à nouveau dans le jardin et entreprit de jouer avec le labrador, qui à sa vue partit un peu plus loin et l’ignora.
Jeanne, elle, retourna à son clavier et soupira.
Que pouvait bien avouer Victoria ?...

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Une pluie fine tapotait contre la vitre de la chambre de Romain. Il était tard, trop tard pour qu’un garçon de son âge aille raisonnablement se coucher, mais Jeanne ne pouvait rien lui refuser.
« On ira à la mer, demain ? »
En fin de compte, elle pouvait refuser une ou deux choses.
« Tu sais bien que maman a du boulot…
- J’aime pas quand tu dis ça, dit Romain.
- Que j’ai du boulot ?
- Non, ça, ça va. J’aime pas quand tu dis : maman fait ça…
- Ah, conclut Jeanne en souriant ».
Il grandit vite, songea-t-elle.
A force de vivre qu rythme de ses personnages et leurs situations stéréotypées, Jeanne finissait par adopter les mêmes modes de pensée. C’en arrivait même à certaines absurdités ; autrefois, c’était elle qui se projetait dans ses romans pour y donner de la crédibilité. Comment aurai-je réagi dans ce cas, se demandait-elle. A présent, c’était elle qui faisait appel à ses personnages dans le quotidien.
Que ferait Victoria à ma place ?...
Donc, elle s’inquiétait quant à l’absence de père dont Romain était la victime. Dans ses romans, il aurait secrètement souffert de cette carence pendant de longues années, et, privé d’un modèle masculin, aurait peine à se forger des repères solides.
Il aurait imaginé jouer avec des fées, se dit-elle.
Elle balaya toutes ces idées d’un revers de main mental. Trop cliché, assurément.
Le père de Romain avait été une demi erreur. « Demi » car cela avait fini par engendrer Romain, qui était sans aucun doute son chef d’œuvre, loin devant sa collection d’écrits.
Il y a quelques temps, Jeanne s’était alors rendu compte que son ancien amant avait alors lentement changé de statut, allant de la case « regrets » à celle de « nom figurant sur le chèque de la pension ». Il n’était à présent plus que ça. Il n’appelait pas pour parler à Romain et n’avait au grand jamais parlé de garde partagé. Et cela convenait à tout le monde, et en particulier à la nature possessive de Jeanne.
L’enfant était couché et la regardait, assise sur le lit. Elle fixait d’un regard distrait par la fenêtre.
« Je devrai rentrer l’assiette, pensa-t-elle tout haut, la tête toujours tournée vers l’extérieur.
- Non, non, s’il te plait, gémit Romain.
- Mais il pleut dessus et…
- Non, la pluie touche pas. S’il te plait, on la laisse.
- Bon, bon, céda Jeanne ».
Elle embrassa son fils sur le front.
« Je t’aime, lui dit-elle ».
Elle avait un jour écrit qu’il s’agissait là d’une phrase dont on pouvait abuser tant qu’elle était sincère. Puis elle lut un jour la même phrase dans un autre livre, et l’avait donc effacé sur sa version définitive.
Ce qu’elle ignorait alors, c’est qu’elle ne lui redirait pas de sitôt.

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Les yeux gonflés de sommeil égarés dans son café, Jeanne s’était perdue dans ses pensées. Elle songeait au vélux de sa chambre, mais ne se souvenait ni de la raison ni du fil conducteur qui avait fini par lui mettre en tête.
Elle s’était couchée très tard la veille, mais pas à cause du roman. Paradoxalement, alors qu’il lui fallait être dans la pénombre pour travailler, elle était incapable de pondre ne serait-ce qu’une ligne la nuit.
Et à présent, le jour non plus, songea-t-elle.
Elle alla faire un brin de toilette et vit par la porte entrouverte de la chambre de son fils le lit vide et défait. Romain se levait tous les jours bien plus tôt qu’elle, il devait être dehors en train d’essayer de lancer la balle au chien (ou de la lui récupérer, quand le labrador la gardait ensuite jalousement).
Elle revient ensuite dans son bureau, ferma les stores et alluma son ordinateur.
Il était presque midi quand elle s’arrêta. Elle avait plutôt bien avancé. Elle n’avait toujours pas élucidé le mystère des aveux de Victoria mais avait développé une intrigue secondaire intéressante. Elle espérait ainsi que le passé de l’héroïne ait un rapport quelconque et que son secret s’écrirait tout seul.
Elle se rendit à la cuisine pour préparer le repas. En chemin, elle trouva étrange que Romain ne soit pas venu la déranger ce matin. Elle ouvrit la porte donnant sur le jardin. Rien. Juste le labrador qui gesticulait sur le dos, les pattes en l’air.
Elle monta les marches conduisant aux chambres et hasarda un :
« Romain ? »
Pas de réponse. Elle entra dans toutes les pièces. Il avait peut-être la musique sur les oreilles et ne l’entendait pas appeler. Puis lui vint une idée.
Mais oui, il doit faire la conversation à nos colocataires du fond du jardin.
Elle s’y rendit assez prestement. Un sentiment jusqu’alors inconnu montait en elle. Arrivée près des haies, elle se mit à parler tout haut, avant tout pour se rassurer elle-même.
Mais elle ne vit que la fontaine blanche. Dessus était posée la sempiternelle assiette, pleine.
Il n’est pas venu la chercher.
Alors le sentiment refoulé en elle éclata. Ce sentiment, c’était un puissant et presque animal esprit de maternité, comme venu du fond des âges.
« Romain ! Romain ! »
Elle se rendit à son domicile, toujours en hurlant. Le chien intrigué la regarda cavaler. Elle refit toutes les pièces. En elle se battaient la raison qui lui disait que son fils devait être tout près, et ce primal instinct de mère qui la persuadait que quelque chose d’horrible venait d’arriver à sa chair.
Paniquée, elle resta sur place, au milieu du salon, les poings crispés et cria à s’en faire mal.
« Romain ! Romain ! ROMAIN ! »
Aucune réponse.
Elle s’écroula sur elle-même et éclata en sanglots.