7/17/2007

Fées, partie 2/2

Suite et fin de votre saga de l'été.


Quarante minutes plus tard, des voitures de gendarmerie encombraient la rue devant la grande maison.
Jeanne leur raconta tout ce qu’elle savait. A vrai dire rien. Pourtant ils le lui firent répéter plusieurs fois. Elle avait peine à se contrôler, et devait souvent s’arrêter de parler pour laisser passer les pleurs. Elle s’essuyait les yeux et continuait de répondre inlassablement aux questions des officiers.
Oui, elle l’avait vu pour la dernière fois quand elle l’avait couché la veille. Non, elle n’avait pas souvenir de quoi que ce soit de suspect. Non, elle ne pensait pas que le père de Romain soit impliqué, mais oui elle le contacterait dans les plus brefs délais.
Les gendarmes l’informèrent qu’il n’y avait aucune raison de paniquer. Il n’y avait eu aucune trace d’infraction pendant la nuit, Romain n’avait certainement pas été enlevé. Maintenant il était vrai que si le rapt avait eu lieu le matin-même, aucun voisin n’aurait pu faire figure de témoin au vu de la grande distance qui séparait les maisons.
On lui dit que l’hypothèse la plus envisageable était la fugue, ou alors l’enfant s’était-il perdu dans la forêt qui s’étendait derrière la route. Dans les deux cas Jeanne devait rester chez elle, Romain pouvait à tout moment réapparaître.
Finalement, un des gendarmes, sans aucun doute le plus gradé, lui dit qu’il ne fallait négliger aucune possibilité mais que l’affaire était entre les mains de professionnels. Et sur cette conclusion, tout le monde quitta les lieux et Jeanne se retrouva à nouveau seule.
Elle avait pleuré toute la journée et se sentait très lasse. Et à bout de nerf.
Elle s’assit sur le canapé du salon et attendit, les mains jointes. Quelle horrible chose que de rester chez soi quand vous savez votre fils quelque part, là, dehors.
Victoria n’aurait pas fait ça, elle. Elle aurait…
Elle se fit horreur sur le moment. Il ne s’agissait pas de Victoria, ou d’un de ses romans minables.
Il s’agit de la vraie vie. Il s’agit de ton enfant !
Elle sentit la fatigue la gagner, mais elle ne voulait pas s’endormir. Elle s’en voudrait trop. Et puis si Romain finissait par revenir, il fallait qu’elle soit éveillée.
Elle se saisit du téléphone.
« Allô, fit une voix masculine.
- Salut David. C’est jeanne.
- Ah, euh… salut. Euh… ça va ?
- Hmm, fit-elle la voix tremblante.
- Ah. Bon. Tu m’appelles pour la pension ? »
Il avait le ton le plus désintéressé qui soit. Comment envisager ne serait-ce qu’un instant qu’il aie pu enlever qui que ce soit ?
« Non, non. C’est Romain, il… (elle se sentit faiblir)…a disparu, il… »
Elle avait beaucoup de mal à le dire. A l’autre bout du fil, le silence. Manifestement, le père de l’enfant ne savait pas comment réagir.
« Depuis quand, finit-il par demander.
- Ce matin. Les flics sont venus, ils… (Elle reprit son souffle) vont organiser des recherches, ou… je sais pas trop, j’ai pas tout compris…
- Euh… Et tu veux que je vienne ?
- Non, dit-elle machinalement. Je voulais… juste que tu le saches.
- Ok, répondit-il sobrement. Tiens-moi au courant.
- Ok, dit-elle à son tour.
- Et essaie de dormir ».
Et il raccrocha. Au bout de quelques secondes, elle finit elle aussi par poser le combiné. A nouveau elle attendit sur le canapé.
Puis vint la nuit, en à bout de force, elle finit par céder au sommeil, là dans le salon.
Dans son rêve, elle était plongée dans le noir, et elle entendait des milliers, des millions de battements d’ailes d’insecte. Derrière ce vacarme assourdissant, elle distinguait la voix de Romain s’éloigner, l’appelant, jusqu’à disparaître.
Puis plus rien.

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Cela faisait bientôt trois jours que Romain avait disparu et les gendarmes n'avaient aucune piste. Ils avaient commencé à organiser des groupes de recherche, sollicitant les habitants de Plouha, qui avaient répondu présent. Mais la forêt était trop vaste et les fouilles ne furent qu’anecdotiques.
Alors on commença à envisager d’autres possibilités. Enlèvement, demande de rançon… acte pédophile. Les forces de l’ordre connaissait ce genre de crime, certains avaient déjà eu lieu dans la région.
Tout cela ne rassurait bien évidemment pas Jeanne. Elle avait continuellement son fils en tête, et les affiches arborant sa photo et les encouragements des villageois lorsqu’elle sortait (rarement) n’arrangeaient rien.
Il n’était bien entendu plus question d’écrire. Son éditeur était au courant et s’était montré compréhensif. Jeanne continuait avec inquiétude sa tâche qui était de patienter. Elle pleurait beaucoup, également. Elle espérait de toute son âme que le sort de Romain n’aie rien à voir avec un quelconque détraqué sexuel.
Alors, toute la journée, elle attendait là, devant le téléphone, qu’un miracle se produise. Elle en oubliait même de se nourrir. Puis à nouveau, la nuit tombait.
Elle s’autorisait à regarder la télévision, mais uniquement la chaîne locale et les informations régionales. Alors, déçue qu’il n’y ait aucune progression dans l’enquête, elle s’allongeait sur le canapé et essayait de dormir un peu.
Cette nuit-là encore, elle refit son étrange rêve. Romain l’appelait mais impossible de le voir. Et ce bruit sourd, prenant. Ces paires d’ailes qui battaient par milliers.
Jeanne se leva brusquement. Elle avait fait ce cauchemar à trois reprises, chaque nuit depuis la disparition de l’enfant. La veille elle était retournée à la fontaine des fées pour enlever l’assiette, et était certaine de n’y avoir vu aucun indice, aucun détail suspect.
Elle tourna la tête vers la fenêtre, en direction du jardin. Ce qu’elle vit arrêta net sa respiration. Même son cœur eut un raté.
Là-bas, sur les haies, elle vit danser les reflets de l’au. Comme si la fontaine pleine avait été éclairée. Mais c’était impossible, bien entendu. Il n’y avait ni eau, ni lumière là-bas. Et puis on ne voyait plus rien à présent.
Je suis sûre de ce que j’ai vu.
Elle se leva et mit sa veste en vitesse. Puis elle se précipita dans le jardin. Le chien, intrigué et affamé (elle avait oublié de le nourrir depuis quelques temps) la suivit.
Arrivée près des haies, elle fit une halte. Aucun bruit d’eau, aucun reflet. Elle fit quelques pas et arriva devant la fontaine. Cela se confirmait, il n’y avait rien d’inhabituel.
Elle sentit fuser en elle le même sentiment que quelques jours plus tôt. A ceci près qu’il s’était cette fois mêlé d’une rage féroce.
Elle tapa du poing sur la fontaine.
« Qu’est-ce que vous en avez fait ?! »
Elle hurlait. Des larmes chaudes dégoulinaient sur ses joues.
« Pourquoi vous me l’avez pris ? Pourquoi ?! »
Elle se mit à genoux, et continuait de tambouriner l’édifice de pierre. Toujours en pleurs, elle chuchota un dernier « pourquoi… », et resta là quelques secondes, les yeux clos.
Enfin elle se releva.
Tu ne vas pas bien, ma pauvre fille.
Le labrador vint discrètement se frotter à ses jambes. Elle le caressa. »Allez viens le chien, dit-elle en s’essuyant le visage du revers de la manche. On rentre ».
A peine avaient-ils fait quelques pas que l’animal se retourna et aboya, encore et encore. Puis il détala vers la maison, pris de panique. Jeanne se tourna à son tour et chercha du regard ce qui avait pu effrayer le chien. Rien. Puis elle posa ses yeux sur la fontaine.
Et elle la vit.
C’était comme ces jeux dans les magazines ou l’on vous demande de trouver un détail dans une illustration. Une fois que vous l’avez déniché, vous ne voyez plus que lui. Et bien là, c’était comme si la fée avait sur la fontaine depuis toujours. Seulement Jeanne venait à peine de la remarquer. Et elle n’arrivait plus à la quitter des yeux.
L’être était petit, minuscule. Pas plus de dix centimètres de haut. Elle était entièrement nue. Sa peau était pâle, presque lumineuse. Ses cheveux étaient longs et tombaient en cascade sur ses épaules et dans son dos. Ils semblaient blonds, mais d’un blond inhabituel, tirant un peu sur le vert. Son visage était celui d’une jeune femme, à un détail près.
Ses yeux.
Ses yeux étaient immenses et entièrement noirs. Ils étaient striés d’un quadrillage qui les découpaient en de multiples facettes.
Des yeux d’insecte.
La fée était assise sur le rebord du vasque de la fontaine et regardait Jeanne. Lorsque cette dernière, croyant à peine ce qu’elle voyait, leva sa main à sa bouche ouverte, la fée hocha la tête et cligna des yeux, dans un mouvement très rapide, presque invisible à l’œil nu.
Puis l’être remua les ailes qu’elle avait dans le dos. Jeanne ne les remarqua qu’à ce moment-là, tant leur transparence les rendait invisible lorsqu’elle étaient à l’arrêt.
Quand elle les agita, cela produisit le bruit d’une abeille en vol. Elle s’arrêta presque instantanément.
Et, en réponse à ce bref appel, des centaines d’autres fées apparurent, quasiment identiques, sur le vasque, sur les pierres du mur, au pied de la fontaine. Certaines agitaient leurs ailes, tout aussi brièvement que la première.
Jeanne n’en croyait pas ses yeux. Les fées continuaient à apparaître, une à une. La jeune mère ne savait pas si elle devait se fier à ce qu’elle voyait. Elle ne savait pas non plus si elle devait être terrifiée ou émerveillée.
Puis la première d’entre elles à s’être manifestée battit ses ailes, mais sans s’arrêter cette fois-ci. Les autres ne tardèrent pas à l’imiter. Le bruit était immense, assourdissant. Jeanne tomba à genoux et se boucha les oreilles. Elle cria mais cela était loin de couvrir le vacarme. Les yeux fermés, elles les entendit.
Elle les entendit entrer dans sa tête.

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Romain avait du mal à trouver le sommeil.
Impossible de trouver où poser la tête ici, il n’y avait que des pierres. Bien qu’il l’ait fait à plusieurs reprises le jour-même, il regarda à nouveau la date sur sa montre. Il était ici depuis trois jours. Trois jours… Quelqu’un finirait bien par venir le chercher…
Il savait qu’appeler à l’aide la nuit ne servirait à rien, alors il essayait de dormi. Mais la faim ne l’y aidait pas trop. En tout ce temps il n’eut que des petits beurres pour tenir. Sa mère ne le savait pas, mais quand il en prenait pour se rendre à la fontaine, il en glisser quelques uns dans ses poches ou ses manches. Mais il ne lui es restait plus depuis hier…
Et s’il restait ici pour toujours ?
Pourtant, tout ce qu’il voulait, c’était voir la mer. Alors ce matin-là, il s’était levé un peu plus tôt et, sachant sa mère très occupée, il entreprit d’y aller seul.
Oh pas longtemps, juste voir et repartir. Si sa mère se levait trop tôt et ne le voyait pas, il lui ramasserait des hortensias pour calmer sa colère. Il y en avait partout sur la. Le chien n’ayant pas voulu le suivre, il partit seul. Le chemin était plus long qu’il ne l’imaginait, mais il finit par y arriver.
Elle était là, en face de lui. Immense. Il était assez tôt mais quelques personnes au loin se prélassaient sur leurs serviettes. D’autres se baignaient. Il ne voyait pas de bateau. Il aurait pourtant aimé. Des gros qui font du bruit ou des petits à voiles.
Il regarda à sa droite, un chemin montait vers une falaise surplombant la plage. Peut-être que de là-haut, il apercevrait un navire ou deux.
Alors il s’y était rendu en courant. Arrivé en haut, il glissa et ferma les yeux en tombant. La chute fut chaotique, et quand il ouvrit les yeux, le décor avait changé. Il était là, dans cette petite grotte.
Il était tombé dans une petite crevasse à peine assez grande pour son gabarit. Il ne l’avait pas vue, les herbes la recouvrait en grande partie. Il s’était fait mal à la jambe en atterrissant, et boitait un peu. Pris de panique en voyant qu’il n’y avait aucune issue vu sa petite taille, il s’était mis à appeler sa mère de toutes ses forces pendant des heures. Il se calma plus tard, et appela au secours le jour et tâchait de dormir la nuit venue. Il pleurait de temps en temps et avait peur quand le soleil se couchait. Sa montre lui indiqua qu’il était là depuis un jour quand il commença à avoir sérieusement faim. Alors il se souvint des biscuits…
Il ne pouvait pas s’empêcher de penser à sa mère. Il espérait qu’elle aillait bien, qu’elle ne se faisait pas trop de souci. Puis surtout qu’elle…
Romain tendit l’oreille. Il était sûr d’avoir entendu un bruit. Oui, un bruit de moteur. Une voiture se garait et des portières claquaient.
Romain se mit à crier.
« Au secours ! Là ! Je suis dans le trou ! »
Des pas se dirigeaient vers lui. En temps normal, il aurait eu peur, cela aurait pu être n’importe qui. Mais là, ces pas étrangers était synonymes de sauvetage. Il entendit des grattements du côté de la crevasse.
Enfin la tête de son chien apparut et aboya. Elle fut vite remplacée par celle de Jeanne, écartant les herbes.
« Romain ? Tu es là ?
- Maman ? »
Tous deux pleuraient presque.
« C’est Rusty qui est venu ici ? »
Jeanne mit quelques secondes à comprendre de qui Romain parlait.
« Oh… non, mais je l’ai trouvé à courir sur la route quand je venait. Je l’ai pris dans la voiture. Il avait compris avant moi…
- Comment tu as su où j’étais ? »
Jeanne réfléchit.
« On…on me l’a dit , répondit-elle en souriant »

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Les stores fermés, Jeanne tapota son index contre son menton dans un geste assez caricatural, et se remit à écrire.
Passion Trouble était terminé depuis longtemps et expédié chez l’éditeur, avec le vague espoir d’en entendre parler le moins possible.
Elle s’y était sérieusement mis depuis une semaine. Et ce nouveau projet avançait bien. Elle terminait le troisième chapitre et regarda sa montre. Dix-neuf heures. Elle sauvegarda et se leva, laissant l’ordinateur allumé.
En s’appuyant sur le bureau, ses mains rencontrèrent la pile de feuilles déjà imprimés de son roman. Elle le regarda assez fièrement. Sur la première page était inscrit en gras le titre de l’ouvrage.
FEES
Jeanne saisit le verre vide laissé près du clavier et se rendit à la cuisine. Elle ouvrit le frigo et fouilla paresseusement à l’intérieur.
Romain surgit du couloir.
« Maman, maman, c’est l’heure.
- Je sais, chéri. »
Elle regroupa les aliments dans une assiette et la confia à son fils.
« Tiens, et fais attention ».
Alors, ensemble, ils se rendirent au fond du jardin, derrière les haies, le chien dans les talons. Ils posèrent le plat sur le rebord du vasque. Un petit beurre et un bol de jus d’orange. Jeanne n’avait jamais rien revu ici, et la nourriture était chaque matin retrouvée intacte.
Mais après tout, on ne savait jamais.



7/09/2007

Fées, partie 1/2

Une petite histoire, pas vraiment par la taille mais plutôt par sa portée, que j'aime bien. J'ai fait l'effort de travailler un peu plus les personnages. A noter que c'est la dernière histoire "non-inédite" que j'ai en stock, le reste à venir sera du tout nouveau...


L’écran blanc luisait magistralement, éclairant faiblement la pièce.
Jeanne le regardait, elle, avec intensité. Ses doigts étaient en suspension au dessus du clavier, comme si les mots allaient surgir d’un instant à l’autre. Comme s’ils étaient là, quelque part dans son cerveau, et qu’il ne leur suffisait que d’emprunter la bonne terminologie nerveuse pour venir agiter ses doigts. Mais en vérité, ces mots n’y étaient pas. Ni dans son cerveau, ni ailleurs. Et l’écran blanc continuait imperturbablement de dominer la scène. Jeanne le fixait si intensément que ça en devenait hypnotique. Si elle posait ses yeux ailleurs, elle revoyait la lueur fantomatique de son écran. C’était presque si elle distinguait le curseur clignotant en haut à gauche.
Pour la sixième fois, elle décida de faire une pause. Elle ouvrit en grand les stores, ce qui baigna la pièce d’une lumière matinale. La lueur blafarde du Macintosh faisait à présent pâle figure. C’était une petite vengeance pour Jeanne. Petite car elle ne savait que trop bien qu’elle serait de courte durée. Elle ouvrit la fenêtre et alluma une cigarette. Elle entendit Toby aboyer. Enfin, hier c’était Toby, allez savoir son nom aujourd’hui…
Elle attrapa distraitement une pile de pages dactylographiées à côté d’elle. Elles étaient striées de rouge à la faveur des ratures et autres rajouts. Elle relut la fin de son dernier paragraphe.

Sylvio s’approcha nonchalamment de Victoria.
Elle était face à la véranda et regardait le paysage côtier, rêveuse. Le sentant arriver derrière elle, elle lui coupa la parole avant même qu’il n’ai pu finir son premier mot :
« J’ai fait une terrible erreur, Sylvio.
- Ne regrettez rien, Victoria. Votre mari est mort, de la main même du tueur qu’il avait envoyé vous exécuter, vous. Mais jamais je n’aurai pu, nous…
- Sylvio, nous n’aurions jamais du…. Je ne vous ai pas tout dit. »
Le visage de l’homme se figea. Il s’assit sur le lit comme au ralenti et tenta de rester impassible en écoutant les aveux de Victoria.

C’était mauvais et elle le savait. Mais ça se vendait. Très bien même. Ce n’était ni plus ni moins que des histoires à l’eau de rose, avec une dose d’intrigues vaguement alambiquées qui, globalement, restaient les mêmes un roman sur l’autre. Seul le contexte variait.
Mais la médiocrité était semble-t-il populaire. Chacun de ses romans explosait littéralement les ventes, surtout l’été. Elle ne serait jamais invitée sur un plateau de télévision pour en parler, et cela lui convenait.
Mais voilà, au bout d’une soixantaine de ses récits, l’inspiration, bien que se limitant au choix du nom et de la profession des protagonistes, commençait à manquer. Et puis il y avait l’autre projet. Celui qu’elle avait négocié avec son éditeur. Elle voulait écrire autre chose, avant tout pour se prouver à elle-même qu’elle en était capable. On lui avait promis de l’éditer si elle rendait en même temps un autre de ses écrits mielleux.
Alors elle avait déménagé. Ici, à Port-Mauguère, près de Plouha, en Bretagne. Tout d’abord pour fuir Paris, puis car elle se figurait qu’une telle région ne pouvait que l’inspirer.
Or voilà, rien ne venait. Et comble de tout, non seulement son projet si ambitieux n’avait guère dépassé le stade de « germe d’idée », mais maintenant c’était son Passion Trouble qui refusait de s’écrire.
Elle tira à nouveau sur sa cigarette et chercha Romain des yeux dans le jardin. Elle ne le voyait pas mais l’entendait. Il devait être encore au fond, derrière les haies. Ça commençait à l’agacer un peu.
C’était pour lui qu’elle avait acheté une si grande maison. Elle voulait qu’il puisse jouer dans un grand jardin, au plein air. Qu’il profite de ses vacances d’été. De plus, ils étaient à deux pas de la mer. Elle n’avait pas encore pu y emmener Romain depuis qu’ils étaient arrivés, il y a un mois de ça, et elle le regrettait un peu au vu de l’impatience de l’enfant. Mais le livre passait avant tout.
Pensant qu’il se sentirait très seul, vu qu’il laissait tous ses amis à Paris et que la rentrée des classes n’arriverait que dans plus d’un mois, elle lui avait acheté un chien. Elle se disait que c’était là un compagnon idéal pour un garçon de onze ans.
Elle avait pris un labrador à l’animalerie, le vendeur lui ayant assuré que celui-ci était très joueur. Pour ça, joueur, il l’était. Mais malgré tous les encouragements, sifflets, claquement de mains et époumonements de Romain, l’animal préférait jouer seul. Il aboyait en sautant partout, courait d’un bout à l’autre du jardin, essayait de se mordre la queue en tournant sur lui-même à toute vitesse, mais ne faisait que très peu cas de son jeune maître. Romain tentait de l’appeler pour qu’il vienne à lui, et cherchait les noms auxquels le chien réagissait le mieux. Avant-hier c’était Fluke, hier c’était Toby.
Jeanne écrasa son mégot dans le cendrier et retourna devant son écran immaculé. Habituellement, elle aimait à se plonger dans le noir pour écrire, mais ne se donna pas la peine de fermer les stores, imaginant avec justesse que cela ne changerait pas grand-chose.
Une demi-heure et trois débuts de phrase éffacés plus tard, Romain fit irruption dans la pièce.
« Maman, j’ai soif.
- Va te servir ce que tu veux dans le frigo ».
Elle entendit les pas précipités de son fils vers la cuisine.
« Qu’est-ce que tu fais dehors, demanda-t-elle en haussant la voix.
- Mmmh, répondit Romain, indiquant qu’il réservait sa réponse une fois qu’il aurait fini de boire. Je joue avec les fées ».
Jeanne leva les yeux au ciel. C’est vrai. Les fées…
Au bout d’une semaine ici, Romain et sa mère firent une découverte. Au fond du jardin se trouvait une petite forêt, derrière les haies délimitant sa propriété. Par forêt, il fallait entendre un regroupement d’une dizaine d’arbres et de quelques buissons. Mais ils étaient suffisants pour cacher la fontaine.
En effet, là, derrière chez elle, juste à l’orée de ce petit bois se dressait une fontaine druidique. Jeanne avait lu que les mages de l’antiquité s’en servaient à des fins curatives. Il s’agissait d’un petit bout de mur en pierre sur lequel était fixé ce que Romain avait qualifié de « sorte d’évier en cailloux ». Les druides le remplissaient de l’eau d’un ruisseau qui devait alors passer dans les environs, et après prières, incantations et ajouts de divers ingrédients mystérieux, en tiraient une eau miraculeuse qui pouvait guérir ou donner des visions prophétiques.
La fontaine en question ne contenait bien évidemment plus une goutte d’eau. Même quand il pleuvait (ce qui arrivait assez souvent par ici) les branches des arbres empêchaient l’ondée de remplir le vasque. Contrairement à ce que Jeanne aurait pu s’imaginer, il n’y avait aucun motif celtique ou mystique. Mais c’était justement dans sa simplicité que la fontaine se trouvait être étonnamment belle.
La jeune romancière aurait du signaler ce petit monument oublié à la mairie, mais, manifestement comme le précédent propriétaire l’avait fait, elle préféra taire son existence. Elle ne voulait pas vraiment rajouter son jardin au circuit touristique de la région et voir débarquer des dizaines de badauds chez elle.
Romain se révélait donc être le seul visiteur régulier de l’étrange édifice. Et voilà que l’enfant se figurait qu’il y avait là-bas de petites fées avec lesquelles il pouvait converser et jouer.
Ça ne dérangeait pas tellement Jeanne en vérité; son enfant développait son imaginaire et c’était certainement une bonne chose. Elle aurait simplement préféré qu’il s’amusât avec des soldats ou des super-héros…
« Tu as ramené l’assiette, demanda Jeanne.
- O-oui, répondit-il avec le ton de celui qui vient de se souvenir d’un détail, et qui va l’exécuter dans la seconde ».
L’enfant quitta la maison en courant, et revint avec de la vaisselle. Jeanne soupira. La nouvelle fantaisie de Romain était d’emmener à la fontaine tous les soirs un plat contenant un biscuit au beurre et un petit bol de jus d’orange. Le lendemain, il allait le chercher (elle y allait parfois quand il oubliait) et jetait les aliments, bien entendu intacts. Quand elle le faisait remarquer, il lui répondait « qu’on ne savait jamais ». Comme ce n’était pas bien méchant, et qu’elle s’en voulait de l’avoir ainsi arraché à son ancienne vie, elle ne lui disait rien.
Romain sortit à nouveau dans le jardin et entreprit de jouer avec le labrador, qui à sa vue partit un peu plus loin et l’ignora.
Jeanne, elle, retourna à son clavier et soupira.
Que pouvait bien avouer Victoria ?...

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Une pluie fine tapotait contre la vitre de la chambre de Romain. Il était tard, trop tard pour qu’un garçon de son âge aille raisonnablement se coucher, mais Jeanne ne pouvait rien lui refuser.
« On ira à la mer, demain ? »
En fin de compte, elle pouvait refuser une ou deux choses.
« Tu sais bien que maman a du boulot…
- J’aime pas quand tu dis ça, dit Romain.
- Que j’ai du boulot ?
- Non, ça, ça va. J’aime pas quand tu dis : maman fait ça…
- Ah, conclut Jeanne en souriant ».
Il grandit vite, songea-t-elle.
A force de vivre qu rythme de ses personnages et leurs situations stéréotypées, Jeanne finissait par adopter les mêmes modes de pensée. C’en arrivait même à certaines absurdités ; autrefois, c’était elle qui se projetait dans ses romans pour y donner de la crédibilité. Comment aurai-je réagi dans ce cas, se demandait-elle. A présent, c’était elle qui faisait appel à ses personnages dans le quotidien.
Que ferait Victoria à ma place ?...
Donc, elle s’inquiétait quant à l’absence de père dont Romain était la victime. Dans ses romans, il aurait secrètement souffert de cette carence pendant de longues années, et, privé d’un modèle masculin, aurait peine à se forger des repères solides.
Il aurait imaginé jouer avec des fées, se dit-elle.
Elle balaya toutes ces idées d’un revers de main mental. Trop cliché, assurément.
Le père de Romain avait été une demi erreur. « Demi » car cela avait fini par engendrer Romain, qui était sans aucun doute son chef d’œuvre, loin devant sa collection d’écrits.
Il y a quelques temps, Jeanne s’était alors rendu compte que son ancien amant avait alors lentement changé de statut, allant de la case « regrets » à celle de « nom figurant sur le chèque de la pension ». Il n’était à présent plus que ça. Il n’appelait pas pour parler à Romain et n’avait au grand jamais parlé de garde partagé. Et cela convenait à tout le monde, et en particulier à la nature possessive de Jeanne.
L’enfant était couché et la regardait, assise sur le lit. Elle fixait d’un regard distrait par la fenêtre.
« Je devrai rentrer l’assiette, pensa-t-elle tout haut, la tête toujours tournée vers l’extérieur.
- Non, non, s’il te plait, gémit Romain.
- Mais il pleut dessus et…
- Non, la pluie touche pas. S’il te plait, on la laisse.
- Bon, bon, céda Jeanne ».
Elle embrassa son fils sur le front.
« Je t’aime, lui dit-elle ».
Elle avait un jour écrit qu’il s’agissait là d’une phrase dont on pouvait abuser tant qu’elle était sincère. Puis elle lut un jour la même phrase dans un autre livre, et l’avait donc effacé sur sa version définitive.
Ce qu’elle ignorait alors, c’est qu’elle ne lui redirait pas de sitôt.

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Les yeux gonflés de sommeil égarés dans son café, Jeanne s’était perdue dans ses pensées. Elle songeait au vélux de sa chambre, mais ne se souvenait ni de la raison ni du fil conducteur qui avait fini par lui mettre en tête.
Elle s’était couchée très tard la veille, mais pas à cause du roman. Paradoxalement, alors qu’il lui fallait être dans la pénombre pour travailler, elle était incapable de pondre ne serait-ce qu’une ligne la nuit.
Et à présent, le jour non plus, songea-t-elle.
Elle alla faire un brin de toilette et vit par la porte entrouverte de la chambre de son fils le lit vide et défait. Romain se levait tous les jours bien plus tôt qu’elle, il devait être dehors en train d’essayer de lancer la balle au chien (ou de la lui récupérer, quand le labrador la gardait ensuite jalousement).
Elle revient ensuite dans son bureau, ferma les stores et alluma son ordinateur.
Il était presque midi quand elle s’arrêta. Elle avait plutôt bien avancé. Elle n’avait toujours pas élucidé le mystère des aveux de Victoria mais avait développé une intrigue secondaire intéressante. Elle espérait ainsi que le passé de l’héroïne ait un rapport quelconque et que son secret s’écrirait tout seul.
Elle se rendit à la cuisine pour préparer le repas. En chemin, elle trouva étrange que Romain ne soit pas venu la déranger ce matin. Elle ouvrit la porte donnant sur le jardin. Rien. Juste le labrador qui gesticulait sur le dos, les pattes en l’air.
Elle monta les marches conduisant aux chambres et hasarda un :
« Romain ? »
Pas de réponse. Elle entra dans toutes les pièces. Il avait peut-être la musique sur les oreilles et ne l’entendait pas appeler. Puis lui vint une idée.
Mais oui, il doit faire la conversation à nos colocataires du fond du jardin.
Elle s’y rendit assez prestement. Un sentiment jusqu’alors inconnu montait en elle. Arrivée près des haies, elle se mit à parler tout haut, avant tout pour se rassurer elle-même.
Mais elle ne vit que la fontaine blanche. Dessus était posée la sempiternelle assiette, pleine.
Il n’est pas venu la chercher.
Alors le sentiment refoulé en elle éclata. Ce sentiment, c’était un puissant et presque animal esprit de maternité, comme venu du fond des âges.
« Romain ! Romain ! »
Elle se rendit à son domicile, toujours en hurlant. Le chien intrigué la regarda cavaler. Elle refit toutes les pièces. En elle se battaient la raison qui lui disait que son fils devait être tout près, et ce primal instinct de mère qui la persuadait que quelque chose d’horrible venait d’arriver à sa chair.
Paniquée, elle resta sur place, au milieu du salon, les poings crispés et cria à s’en faire mal.
« Romain ! Romain ! ROMAIN ! »
Aucune réponse.
Elle s’écroula sur elle-même et éclata en sanglots.

6/15/2007

Rien à voir mais...

Si vous avez lu mon blog BD, vous devez savoir que j'ai du mal à trouver du temps dernièrement. De nouveuax textes apparaitront bientôt ici, en attendant je vous mets ici une critique de ma nouvelle Le concert de sa vie, qui même si elle n'est pas arrivée première du concours Annie Ernaud, a eu l'air de leur plaire. Ma première critique sur mes écrits, quelle émotion ^


Dans « Le concert de sa vie » (Présélectionné) (Cédric ASNA de Toulouse), une ballade de Chopin est en vedette. Elle est jouée à Stalingrad, au coeur de la bataille, lors d’une courte trêve dans l’intensité des combats, par ces soldats de l’infortune qui, oubliant l’uniforme et la souffrance, pensent un instant rêver tout éveillés. Mais le final va bientôt sonner le glas de leurs illusions. Il va falloir reprendre les armes. Un instant d’intense émotion que traduit bien ce récit très fort et très poignant, reflet de l’état affectif et de cette agitation des âmes qui symbolisent la passion. On pense bien sûr au livre de Wladyslaw Szpilman et au merveilleux film qu’en tira Polanski, l’histoire de ce pianiste juif polonais, jouant sous les bombes à Varsovie au début de la guerre ; mais cela n’enlève rien à la sensibilité développée par l’auteur et à la qualité de son écriture…

5/06/2007

Pas de titre

Une petite nouvelle qui était en fait l'introduction d'un roman, que j'ai laissé un peu de côté mais que j'espère bientôt reprendre. Pour la petite histoire, il s'agit en fait d'un devoir de cours du personnage principal.


Un drapeau claquait au vent dans le décor de plaine désertique. Le ciel était si bas qu’on aurait juré pouvoir attraper les étoiles une à une. La lune, pleine, omniprésente, dominait la scène et l’éclairait presque comme en plein jour.
Au milieu des tentes de toile, une silhouette sombre se mouvait. Parfois très rapide, comme courant sur la pointe des pieds, parfois lente, aux aguets. Mais toujours sans un bruit. Manifestement, elle connaissait son trajet par cœur, et laissait peu de place à l’improvisation dans ses mouvements. Elle parvint à l’entrée de la plus grande des tentes, celle sur laquelle se dressait le drapeau aux couleurs de l’Empire. La silhouette se figea devant une autre, bien plus massive. Quelques monts furent chuchotés, puis toutes deux disparurent dans les replis du tissu.
A l’intérieur, trois hommes étaient penchés sur une immense carte, posée sur la table centrale. Tous étaient silencieux. La détresse et, n’ayons pas peur de le dire, la peur de lisait clairement sur le visage de deux d’entre eux. Le troisième, le plus petit, n’avait pas peur. Ou du moins ne le laissait-il pas voir. Il leva la tête avant même que le garde n’ait pu prononcer un mot.
« Monsieur l’Empereur, l’espion est ici, et tient à vous parler.
- Qu’il parle, répondit le petit homme. Mais que tout le monde garde en mémoire qu’il s’agit d’un traître, et non d’un espion. »
L’intéressé parut surpris d’un tel accueil, et resta curieusement muet pendant quelques très longues secondes. Le garde à côté de lui l’encouragea d’un coup de coude.
« Hmm… Monsieur… je vous ramène des nouvelles des armées prussienne et britannique, bredouilla le traître dans un parfait français, quoique teinté d’accents d’outre-manche. Les hommes de Wellesley sont à la frontière et ils…
- Peu m’importe où ils se trouvent, dit l’empereur tout à fait calmement. Tout ce que je veux savoir, c’est combien ils sont. »
L’anglais était franchement impressionné. Comment une personne de si petite taille pouvait-elle vous faire sentir si minuscule ? Sentant tous les regards braqués dans sa direction, il surmonta l’angoisse qui lui paralysait la mâchoire, et, non sans se demander si il n’était pas encore trop tard pour mentir, consentit tout de même à répondre.
« Blücher a mobilisé 116 000 hommes à Namur. Les hommes du duc de Wellington sont eux près de 95 000. Tous parfaitement armés et entraînés, termina-t-il en se sentant obligé de rajouter un : Monsieur… »
Les mines des généraux de l’empereur, déjà creusées par l’angoisse, affichaient très clairement à présent la détresse la plus profonde. L’empereur leur accorda un regard, puis se tourna à nouveau vers son interlocuteur.
« Ce sera tout, traître. L’empire français te remercie de ton geste, bien que parfaitement honteux envers ta patrie. »
Encore une fois, le visage blanc montrait à quel point son propriétaire se sentait perdu, et, ne sachant comment réagir, il se laissa guider sans ajouter un mot par le garde vers l’entrée de la tente.
A l’intérieur, le silence s’installe à nouveau parmi les trois hommes. Puis l’un d’entre eux, peut-être celui qui avait le visage le plus blême, se mit à bredouiller :
« Monsieur… Ils sont largement plus de 200 000… Nous en avons moins de la moitié… »
Comme il n’arrivait plus à échapper un son de sa bouche, l’homme à sa droite lui vint en aide :
« Il serait peut-être préférable que nous évitions la bataille, monsieur… un simple repli, une rémission. Et plus tard, une fois notre…
- Silence ! J’ai besoin de temps ! Du temps pour réfléchir… »
Les trois hommes n’osaient plus respirer.
« Sortez ! Sortez tous ! »
Ils baissèrent la tête, personne n’aurait pu dire s’il s’agissait de honte ou de soumission. Au moment de quitter la tente, le petit homme interpella un de ses généraux.
« Général Dumont, restez ici. »
Ce dernier s’exécuta, et se rapprocha de la table.
« Nous n’avons clairement aucune chance de remporter la victoire. Je m’étais préparé depuis longtemps à cette alternative. »
Il posa sa main sur son cœur. Dumont reconnut ce geste que tous trouvaient énigmatique. L’empereur continua :
« Jamais je ne laisserai mes guerriers perdre à la bataille. Jamais. Général, vous me connaissez bien. Vous savez que je ne laisserai jamais la victoire à mes adversaires, quoi que cela en coûte. Et je ne l’offrirai pas pour tout l’or du monde à ces CHIENS D’ANGLAIS ! »
Le général ne frémit même pas, et restait impassible. Il continuait de fixer la main de l’empereur, qui se dirigeait vers l’intérieur de son manteau.
« Quitte à perdre mon armée, autant que ce soit de ma main. »
Enfin il sortit de sa poche, endroit si mystérieux, un objet brillant. Une fiole.
« Ceci est un poison extrêmement efficace que j’ai ramené d’une de mes campagnes en inde. Il endort et tue presque instantanément. Prenez-le et mélangez-le à la soupe des troupes demain.
- mais, Monsieur…
- Cette quantité n’est bien sûr pas suffisante. Vous en trouverai dans le coffre (il pointa une masse sombre au fond de la tente). Ceci, je le gardais pour moi… Prenez et allez vous-en. J’ai… j’ai besoin de me reposer »
Il avala le contenu de la fiole d’un trait. Dumont avait presque les larmes aux yeux, mais obéit. Il ouvrit le coffre et trouva des pleins flacons d’une poudre étrangement noire. Avant de quitter les lieux, il jeta un dernier regard en direction de son Empereur. Il était allongé sur sa couche, et ne disait plus un mot. Le général se résigne à sortir, non sans secouer la tête dans un désespoir le plus profond.
Le petit homme attendit que son bras droit ne soit plus présent, se leva et cracha ce qu’il gardait dans sa bouche. Il but dans un broc et cracha à nouveau. Se rendant à l’entrée de ses quartiers, il scruta son camp. Une lumière brilla dans la tente de ravitaillement.
Alors, Napoléon apprêta son cheval, et, dans la plus grande discrétion et sans un mot, il quitta le camp dans la nuit.

4/25/2007

En direct Live

Une toute petite histoire pour un concours de nouvelles sur le thème "coulisses".


Tout avait plutôt bien commencé.
Les journaux l’annonçaient depuis quelques semaines, les radios s’y étaient mises aussi. On ne pouvais pas y échapper.
Un château. Dix post-adolescents. Cent douze caméras. Vous connaissez le concept.
Excepté le fait que, cette fois-ci, les règles étaient autrement plus strictes. Aucune interaction avec le monde extérieur, si ce n’est avec la voix du présentateur vedette, et le nombre restreint de techniciens autorisés à entrer dans la demeure. Interdiction formelle de quitter l’aventure de son plein gré, les téléspectateurs étant seuls juges de qui méritait un temps d’antenne. Le tout était méticuleusement contrôlé par un huissier de justice. Le public en avait assez de ces mascarades scénarisées à l’avance. Ici, on leur offrait de la vraie télé-réalité.
La première fit un assez bon chiffre à l’audimat, malgré la lassitude générale qu’occasionnait ce genre d’émission. En première semaine, une des candidates (la « Bimbo de service », d’après certains magazines) fut désignée pour rejoindre le monde réel.
Puis, le lendemain, cela arriva. Tout s’enchaîna rapidement.
Les premières images du jardin devinrent tristement célèbres. Toutes les télés les diffuseraient en boucle dans les jours à venir. Là, au milieu du jacuzzi, gisait le corps d’un des jeunes candidats. Son cadavre inanimé flottait et tournoyait au gré des bulles.
Ce fut une véritable panique. La caméra n’avait rien vu, cela s’était déroulé pendant la nuit. Vraisemblablement un horrible accident. La police n’étant pas habilitée à enquêter sur les lieux, les joueurs, sous le choc, furent interrogés un à un au confessionnal. Ils dormaient, ne savaient rien. Deux filles en pleurs demandaient à rentrer chez elles. Impossible, répondait le présentateur, consterné. Les règles étaient formelles. On intimait à tous les candidats de garder leur clame. Il ne s’agissait que d’un regrettable accident. Le jeune homme avait du s’assommer sur une des parois de la piscine, et voilà tout.
Les jours qui suivirent devinrent un cauchemar télévisé. La semaine suivante, le corps d’une des adolescentes fut retrouvé poignardé, dans la cuisine. La caméra avait été déconnectée. Plus de doute possible, un meurtrier se cachait parmi eux. Les techniciens autorisés à entrer dans le château furent emmenés au commissariat.
Sur la plateau en duplex, le présentateur, qui semblait avoir pris dix ans de plus, tentait comme il le pouvait de rassurer les parents invités. La « Bimbo » sortie au premier tour était harcelée par les journalistes.
L’audience était excellente.
Les participants enfermés suppliaient tous les jours le public de voter pour eux, afin de quitter cet endroit maudit. Un d’entre eux, qui semblait le moins désigné à commettre de tels actes, fut choisi. A peine eut-il franchi les portes du château, soulagé, qu’une voiture de police l’embarqua à son bord.
Les colocataires restant étaient tous méfiants. Le meurtrier venait-il de les quitter ?
D’un commun accord, ils décidèrent de se débarrasser de tout objet dangereux. Tant pis pour les ustensiles de cuisine, ils trouveraient bien un moyen de se nourrir.
Tous dormaient seuls dans des endroits opposés de la bâtisse. Aussi furent-ils surpris et horrifiés de voir que leur morbide expérience continuait. Deux jours après le dernier vote, un candidat fut retrouvé étranglé au deuxième étage.
Ç’en était trop. Le parents des victimes de ce cluedo géant firent une pétition et poursuivirent la chaîne en justice, intimant l’ordre d’arrêter l’émission. Le présentateur était confus. On lisait sur son visage les cernes de la fatigue et de la peur. Il ne pouvait rien pour eux, la loi était indiscutable.
Les spectateurs continuèrent à voter. Les candidats demandaient tous à être sauvés, et les forces de l’ordre publiaient chaque semaine un bulletin sur lequel était mentionné le nom du principal suspect qu’elles voulaient voir sortir.
Mais les meurtres continuèrent. Tant et si bien que, associés aux départs par votes, il ne resta bientôt plus que deux jeunes participants à l’antenne. Un garçon et une fille. Un des deux était forcément le coupable.
La nuit même, des millions de personnes virent que la majorité des caméras furent brouillés. Au petit matin, les finalistes baignaient dans une mare de sang. Ils s’étaient entretués.
Ainsi prenait fin ce jeu macabre.
L’audimat avait battu tous les records.




« Vous avez tous bien compris ? demanda le présentateur. »
La scène se passait dans les coulisses d’un des studios de la chaîne. Cette fois-ci il n’y avait aucune caméra.
« Les déclarés morts, vous prenez l’avion pour l’Amérique centrale. A l’aéroport, on vous donnera vos nouvelles cartes d’identité. Personne ne doit vous voir. Ne contactez ni votre famille, ni vos amis.
Les « vivants », vous resterez au pays un an ou deux. Ecrivez des bouquins, faites-en des téléfilms... La production s’en fiche, tant qu’elle y est associée.
Vous avez tous bien bossé. Tenez.»
Les dix candidats prirent leur chèques et partirent dans des directions opposées

4/12/2007

Rien de bien neuf sur Terre

J'avais cette idée en tête depuis un petit moment déjà. Mais elle avait pris une forme sensiblement différente. Pour tout dire, cela devait être un court-métrage, plutôt tourné vers la comédie.
Finalement, je me suis décidé à en faire une nouvelle, et elle s'est écrite toute seule... Je suis assez content de la construction de cette nouvelle :)


Il se réveilla mais n’ouvrit pas les yeux.
La souvenir du rêve qu’il venait de faire s’estompait peu à peu. Il le laissa quitter doucement son esprit, vaguement persuadé que le garder en mémoire ne serait d’aucune utilité.
Il n’entendait rien, si ce n’était un clapotis sourd, comme lointain, à intervalle irrégulier. Il était trop las pour ouvrir les paupières, alors il compta sur ses autres sens pour lui communiquer les informations majeures. Et tout premier lieu ; où était-il ?
Il ne sentait pas ses jambes. Il avait le sentiment d’être allongé, mais il n’y avait pas vraiment de contact avec une quelconque matière contre son dos. Où alors le contact se faisait-il avec tout le corps ? Et puis dans quel sens était-il tourné au juste ?
Il tenta de bouger ses bras, mais ces derniers s’exécutèrent au ralenti, comme plongés dans la mélasse. Il n’essaya même pas de remuer ses doigts. Un tel exploit paraissait irréalisable sur le moment. A cet instant, sans véritablement le réaliser, il sombra à nouveau dans l’inconscience.
Quand il reprit ses esprits, cette fois ses yeux s’ouvrirent en grand, mais sans réelle différence. Il était plongé dans le noir. Il crut être devenu aveugle. Et puis ce contact froid, irritant contre son iris… Il les referma.
Puisqu’il ne pouvait faire confiance à son corps pour l’informer, il lui fallait donc compter sur son esprit. Plissant le plus fort qu’il lui était possible les paupières dont il venait de retrouver le contrôle, il en appela à sa mémoire.
Alors il se souvint. Les évènements ressurgirent dans le désordre, à l’envers.

Il se souvient de sa mort, de l’accident. Il roulait sur une route de campagne, sans vraiment savoir où il allait. Le soleil couchant était dans son dos, baignant tout le paysage dans une lumière aux teintes orangées. A la radio passait un vieux tube du groupe America.
Devant lui, l’ombre de la voiture parcourait la route à toute vitesse. Avec les rétroviseurs en guise d’oreilles, elle ressemblait à une énorme tête extraterrestre projetée sur le sol.

“On the first part of the journey
I was looking at all the life
There were plants and birds and rocks and things...”

Puis, au loin, il vit le camion. Il faisait des zigzags inquiétants sur la chaussée. Quand il le vit, le chauffeur klaxonna et lui fit de grands gestes. Il comprit qu’il y avait un problème. Peut-être les freins de l’engin avaient-ils lâché. La route était trop étroite pour se rabattre, mais, sans que sa mémoire ne lui en donnât encore l’explication, il s’en fichait. Il monta le son du poste et accéléra vers son trépas.

“In the desert you can remember your name
Cause there ain't no one for to give you no pain
La, la, lalalala la ...”


Enfin, ses jambes décidèrent de lui obéir. Ses mains et ses bras firent de même. Il eut l’impression de sortir d’une longue et profonde léthargie. Il crût qu’il avait du mal à respirer, puis comprit qu’il ne respirait pas. Une machine le faisait pour lui. Il saisit des deux mains le long tuyau qui s’enfonçait dans sa bouche…

A nouveau, des images remontèrent. Il se concentra sur elles, sur les mois précédant sa fin.
Il se souvint de voyages, de nombreux voyages. En Amérique latine, en Inde, en France, en Australie… Et de beaucoup d’autres destinations. Comme s’il était à la poursuite de quelque chose. Comme s’il manquait de temps.


Il arracha l’appendice de plastique de sa gorge. Un liquide poisseux eût tôt fait de le remplacer. Il se redressa et le vomit. Il prit une grande respiration, notant à l’occasion qu’il était capable de le faire, puis ouvrit une fois de plus les yeux. Cette fois tout était blanc. Il s’habitua rapidement à la lumière environnante et chercha les réponses à ses questions.
Il était dans une pièce grise, métallique. Il n’y avait personne. Des motifs géométriques en relief ornaient les parois. Ils étaient étrangement familiers.
Il baissa la tête pour réaliser qu’il était dans un bac transparent, rempli d’un liquide aussi noir et épais que la nuit. Des câbles reliaient l’objet à diverses consoles aussi lumineuses que silencieuses.
Il était nu. Il sortit du bac et entreprit de se sécher avec une serviette trouvée à terre, juste à côté. Le contact sur sa peau était peu commun. Il ne connaissait pas cette matière. Un peu plus loin, ses pieds rencontrèrent un autre tissu, tout aussi étranger. Il s’y enveloppa. Ainsi paré de son vêtement de fortune, il sortit de la pièce par une porte laissée ouverte. Il déambula au milieu d’un long couloir, qui se terminait sur une lueur intense. Ses mains se posèrent sur les murs, qui arboraient les même dessins que la chambre de réveil.
A ce contact, tout lui revint. Tout.
Alors ils avaient réussi. Les fous. Ils l’avaient fait, Dieu sait comment.
Il sourit quand le mot « Dieu » lui vint à l’esprit.

C’était ce jour-là que tout avait commencé. Dans le cabinet d’un médecin.
Celui-ci, mal à l’aise, posté devant des écrans lumineux, lui expliquait le plus diplomatiquement possible ce qu’il lisait sur les radios.
Une tumeur. Incurable. Cinq à six mois à vivre. Pas plus. Il était désolé.
Et là, quelque part dans son cerveau gâté, le condamné eut une idée. Presque un jeu. Un jeu loufoque. Absurde. Terrifiant.
Il n’y croyait pas une seconde, mais décida de consacrer le reste de sa vie à mettre sa farce en œuvre.
Alors il écrivit. Encore et encore, laissant libre cours à son imagination. Il noircit des pages entières de contes, de légendes improbables. Des récits épiques, des combats contre des créatures terrifiantes et malfaisantes. Puis la venue d’un être, d’un Nouveau Messie, apportant la paix et le bonheur à un monde agonisant.
Il en fit plusieurs livres. Ils ne contenaient pas les mêmes récits mais étaient tous cohérents les uns avec les autres. Seules les fins de chacun des ouvrages se rejoignaient. Et aussi les couvertures. Elles étaient toutes gravées des mêmes motifs, qu’il avait soigneusement créés.
Il partit en voyage. En croisade, pourrait-on dire. Aux quatre coins du monde, il enfouit, cacha, cella ses livres…


Il redoubla de vitesse, impatient. Ils l’avaient fait.

Les derniers chapitres de ses bibles étaient toutes identiques. Elles indiquaient les emplacements des autres bibles, et celui du corps. Le corps du Nouveau Messie. Son corps. En prenant bien évidemment le soin de faire coïncider le lieu avec celui mentionné dans son testament. Il laissait aux bons soins des générations futures le moyen d’orchestrer sa résurrection.

Enfin il arriva à la lumière. La clarté du monde extérieur était intense. Il se trouvait au somment d’une monumentale pyramide de métal. Au pied du complexe et gigantesque édifice, une foule de milliers, de millions de personnes attendait.
Quand ils le virent, les corps des fidèles se prosternant formèrent une colossale vague humaine.

Alors ils l’avaient fait. Les fous.

2/12/2007

Partie inachevée

Une autre petite histoire que j'ai écrite pour un concours de nouvelles ayant pour thème "La Honte". C'est une espèce d'image de marque de mes nouvelles; elle a été finaliste mais n'a pas décroché de prix. Pourtant c'est une de mes préférées, celle-là...
A noter aussi que se sont caché là-dedans des hommages à la bd américaine et japonaise. Mais il faut vraiment connaître pour le voir ^^


Grant jeta dans un geste ample et vaguement parodique quelques jetons nacrés au milieu de la table. Il attendit que ceux-ci finissent de rebondir et annonça :
« Je suis. C’est à toi, La Tombe. »
La Tombe le fixa avec sa froideur commune. Puis ses yeux roulèrent à nouveau et se posèrent sur son jeu. Il se gratta le menton pensivement. Les trois autres joueurs se dévisagèrent, avec un regard qui avait tout d’un soupir oculaire. Ils savaient parfaitement que quand La Tombe passait sa main dans sa barbe, ils pouvaient attendre un bon moment.
Après quelques secondes de lourd silence, Garth hasarda un : « C’est à toi, non, Grant ?
- Quoi c’est à moi ? Tu vois bien que je viens de jouer C’est à…
- Non, pas ça, ricana Neil à sa droite. Il veut dire : "C’est à toi de raconter".
- J’ai pas envie de parler de ça, ajouta Grant sur un ton froid.
- Allez… Neil a raconté le sien la dernière fois. La Tombe… est excusé… C’est à ton
tour. »
Grant leva ses yeux sur Garth, mais ne s’adoucit pas pour autant.
Ces soirées avaient des codes. Ils n’étaient pas clairement explicités, jamais personne ne les avait énoncés, mais le fait est qu’ils étaient là. Ils se réunissaient tous les mercredis. Grant, Neil, Garth « L’Irlandais » et Brian « La Tombe ». Ils se retrouvaient dans ce bar, tard après la fermeture. Assez tard pour qu’il n’y ait plus personne d’autre. La lumière était si faible qu’il fallait presque plisser les yeux pour voir ses cartes et la fumée de cigarette finissait par faire pleurer. Pour bien jouer dans ces soirées, il fallait le mériter.
« Hmmm… »
C’était La Tombe. Les joueurs se tournèrent machinalement vers lui, dans l’attente d’un miracle. Mais il se replongea dans sa profonde réflexion. On l’appelait La Tombe car il ne causait jamais. Pas envie. Et ce soir, il n’avait jamais aussi bien mérité son surnom.
« Allez quoi, Grant, dit Neil. On le fait tous.
- Garth l’a pas fait. »
Garth « L’Irlandais », lui, tenait son sobriquet de la couleur de ses cheveux. Rouges comme le diable. Mais il n’était en rien irlandais. C’était lui qui avait lancé cette nouvelle idée. Celle de raconter "son jour le plus…" à chaque soirée. Et cette fois-là, le thème en était "le jour le plus honteux".
« C’est pas à moi, Grant. C’est à toi. »
Comme Grant gardait son mutisme, L’Irlandais se fit plus conciliant. Ils avaient déjà La Tombe, si Grant ne parlait plus à son tour, cela allait devenir un vrai cimetière d’ici peu. Ça l’était déjà d’une certaine façon.
« Bon Ok, dit Garth avec un hochement de tête entendu. Je raconte le mien, mais après tu t’y colles…
- Cinq cartes, lança subitement La Tombe.
- Quoi ?! Cinq cartes? cria presque Neil, tout ce temps pour… »
Le silencieux joueur avait un visage suffisamment lugubre pour le stopper net dans sa tirade.
« Ooookay… Je suis et je relance, dit rapidement L’Irlandais pour détendre l’atmosphère. Donc je vous raconte le mien…
« En fait, je vais vous avouer quelque chose. Y’a qu’un truc qui me filait la trouille dans notre boulot. Les flingues, les bastons, les flics, les petites guerres… Tout ça j’en avais rien à foutre… J’en riais même, vous voyez. C’était mon quotidien et j’en avais rien à foutre.
« Non en vrai, y’a qu’un truc que je redoutais. Et c’était d’être exécuté chez moi en pleine nuit.
- Hein ? Pourquoi chez toi ? le coupa Neil. Partout tu veux dire…
- Non, non, chez moi. J’avais peur qu’un tueur s’introduise chez m…
- Mais pourquoi forcément chez toi, il y a plein d…
- Mais laisse-moi finir ! Tu vas me pourrir le final !
« Donc un soir, je pars me coucher… Ben tiens c’est le soir où tu m’avais présenté au bras droit de Capone, Grant. »
Grant fit oui de la tête, toujours boudeur.
« Donc, je rentre chez moi et je vais me coucher. Jusque-là tout va bien. Puis dans la nuit, je suis réveillé par un bruit. Je me redresse en sursaut et là, à côté de moi, y’a un gars qui me regarde. Moi je hurle. Je me souviens même pas de ce que je criais. Rien de cohérent, je pense. Et là, le type met des mains vides devant lui et me fait « Hé gars, j’suis pas là pour te buter. C’est Capone qui m’envoie. Il a entendu parler de toi en bien et il a besoin de quelqu’un d’urgence pour un boulot ». Moi je souffle un peu, je dis Ok. Et là, il soulève ma couverture en me disant de me dépêcher et il tombe dessus…
- Il tombe sur quoi ? demanda Grant, subitement intéressé.
- Il voit… que je dors avec mon chat. Planqué contre moi, ce con de chat a même pas bougé quand j’ai gueulé ».
Neil et Grant ricanèrent. Même La Tombe avait esquissé un sourire.
« Bon, vous voyez, je l’ai dit. Pas de quoi…
- Attends, dit Grant. Tu veux dire que si tu avais peur qu’on vienne te tuer la nuit chez toi, c’est seulement parce que tu avais honte d’être surpris à dormir avec ton chat ?
- Ben ouais, répondit L’Irlandais, embarrassé. Tu vois, ça le fait pas vraiment, dans le métier.
- Bof, y’a quand même pire.
- Ben le gars devait être de ton avis puisqu’il en a jamais parlé. Du moins à c’que je sais. »
Les joueurs souriaient encore de l’anecdote. Neil en avait même oublié de jouer. Il inspecta brièvement son jeu et dit d’une voix toujours amusée :
« Deux cartes ».
Grant se racla la gorge et se lança.
« Bon, Ok, je vous raconte le mien. »
Les autres, et spécialement Garth, affichèrent un visage satisfait.
« Ça commence ici, à Chicago. Ça fait cinq ans que je bosse pour Capone et je bouge pas de place. Toujours sous-fifre. Pas un petit secteur à moi, pas un quartier, pas même un troquet.
« Je commençais à avoir de bonnes relations. Avec les autres familles, avec les irlandais –les vrais- et les autres, dans le milieu et même avec pas mal de flics. Quand ils me voyaient passer avec les camions remplis d’alcool à ras-bord, ils fermaient les yeux.
« Bref, je voulais passer à l’étage au-dessus. Me faire un nom. J’avais repéré un endroit sur The Loop et je voulais monter un club. Mon club. Avec la bénédiction du patron, bien sûr.
« Alors je fais courir le bruit. Croyez-moi les gars, dans ce boulot, rien ne se communique mieux que quand vous le chuchotez à l’oreille de quelqu’un en ajoutant "surtout ne le répète pas". Donc… »
Grant fit une pause, but une gorgée, tira sur sa cigarette et relança de dix jetons.
« Donc je m’étais dit que si rien ne bougeait d’ici quelques temps, j’irai voir Capone en personne.
« Mais deux jours après… Tu entends bien : deux jours après. Pas une semaine, pas un mois. Deux jours après que j’ai lancé ma rumeur, je reçois un coup de fil au bar où je traînais toujours…
« C’était Capone. »
- Non ? s’étonna L’Irlandais.
- Comme je te dis. Capone en personne. En cinq ans, j’avais dû le voir, quoi… trois fois. Et à chaque fois, je devais pas piper un mot. Et là, il demande à me parler.
« Il me dit un truc du style : "j’ai entendu dire qu’une boîte t’intéresse au centre. J’ai besoin d’un type de confiance pour une petite mission à New York. J’ai un deal avec un gars de là-bas. On l’appelle Big Joe. Un gars pas commode, il me dit. Je veux que tu y ailles et que tu lui livres une mallette. Si tu fais bien ce que je te demande, tu peux considérer que le bar est à toi".
- Je suis, dit La Tombe.
- Évidemment, j’accepte. J’ai un rendez-vous aux docks le lendemain soir. Là un gars que je connaissais de vue vient me trouver et me dit : "La mallette est même pas fermée à clef. Le boss te fait vraiment confiance.’’ Et il m’amène à la voiture que je devais utiliser.
- Quoi… Chicago-New York… en voiture ? demanda Neil.
- Tout juste. Il voulait que personne ne me voie avant l’échange. Ah oui, parce qu’en contrepartie, Big Joe devait me donner une autre valise. Évidemment, je n’avais à savoir le contenu d’aucune des deux.
« Bon, je vous passe les détails du voyage…
- Je te suis et je relance de dix, déclara Garth. »
Grant en profita pour boire une gorgée de plus.
« Arrivé à New York, je descends à l’hôtel que Capone m’avait réservé. Le vrai grand luxe. À croire que le patron voulait me chouchouter.
« Et comme l’échange avait lieu que le lendemain, et que j’avais un peu peur de m’ennuyer, j’appelle un type que je connais bien sur la Grosse Pomme. Un gars qui tenait une boîte avec… euh… des filles…
- Miller, informa L’Irlandais.
- Ouais, Miller, confirma Grant.
- Bon sang, ses filles étaient les meilleures qui soient. Il m’arrivait d’aller à New York juste pour aller chez Miller.
- T‘étais pas marié ? demanda Grant.
- Et alors ? Toi aussi, non ?
- Je me couche, dit Neil, après le râle bien spécifique de celui qui n’a pas eu de jeu de toute la soirée.
- Bon hum… Plus tard dans la soirée arrive la fille. Ginger. Et elle…
- Ah ouais, Ginger, répéta L’Irlandais. Elle c’était vraiment…
- Chut ! lui intima la Tombe, sur le ton le plus impératif qui fut pour prononcer ce mot.
- Merci Brian. Donc la fille arrive dans la chambre d’hôtel. Une vraie déesse en manteau long. Rouquine, les cheveux au carré, un corps de rêve. Elle entre et pose ses accessoires.
- Ses accessoires ? dit Neil.
- Ben ouais… des fouets et… des trucs que t’as pas à savoir. Mais de toute façon, on s’en est pas servi, déclara Grant, avec le front tout de même un peu plus rosée qu’à l’accoutumée. Donc là je passe la meilleure nuit de ma vie. Ça finissait jamais. Je peux vous dire qu’avec les filles de Miller, on en a pour son argent. Hé, mais c’est à moi… »
Il jeta à nouveau quelques jetons et revint à son récit.
« Comme la soirée avait été pas mal arrosée, je me réveille le lendemain avec un sacré mal de tête. La fille était toujours là, et elle dormait à poings fermés. Et là je regarde l’heure... Et Putain ! (il frappa soudainement du poing sur la table, ce qui fit sursauter son auditoire), j’étais à la bourre pour le rendez-vous avec Big Joe !
« Ça se passait dans un entrepôt du côté de l’Hudson, et il me fallait une bonne demi-heure pour m’y rendre.
« Alors je m’habille en vitesse, et je fonce en bas prendre un taxi.
- Je me couche, dit la Tombe.
- Et t’as raté le rendez-vous ? s’inquiéta Neil.
- Non, j’arrive de justesse. Et là, tout le monde m’attendait. Je vois Big Joe assis à une table, avec quelques hommes de chaque côté. Il me dit de m’asseoir en face de lui, me demande comment va Al et essaie de me mettre à l’aise. Puis vient le moment où il me réclame la mallette. Je la prends et lui pose sur la table. Il l’ouvre de telle sorte que je ne vois plus son visage pendant quelques secondes et là… Je vous jure que le temps s’est figé… Plus personne disait rien. Ils regardaient tous le contenu de la valise avec des têtes effarées. Big Joe relève la tête vers moi et me fixe avec un visage impassible. Sans dire un seul mot, il tourne la mallette ouverte vers moi… Et là…
- Quoi, qu’est-ce qu’il y avait dedans ? s’impatienta Neil. »
Le visage de Grant se fit plus grave.
« Et là, je vois les jouets de Ginger. Tous ses accessoires… Les fouets, les menottes et… les autres trucs… j’étais tellement pressé en me levant que je m’étais trompé de mallette, et voilà que je présentais ça à Big Joe. J’arrivais pas à prononcer une syllabe, et lui continuait de me fixer sans ciller. J’ai cru que j’allais mourir de honte…
- Et alors ? demanda La Tombe, à la surprise de tous.
- Alors quoi ? dit Grant.
- Alors t’es mort de honte ?
- Non…ça c’est Big Joe qui s’en est chargé. »
Il laissa passer quelques lourdes secondes de silence, puis ajouta :
« Il a sorti une arme de sous la table, et m’a logé deux balles dans la tête. »
À nouveau le silence. Aucun des joueurs n’osait croiser le regard des autres. Un bruit de voiture les sortit de ce calme gêné. Claquement de portière, bip de fermeture centralisée. C’était le patron du bar qui venait pour préparer l’ouverture.
« Allez, les gars, c’est l’heure, conclut L’Irlandais. On se revoit mercredi prochain. »
Et, alors que la porte d’entrée s’ouvrait, les silhouettes des quatre fantômes s’effacèrent doucement.

2/01/2007

Petite Histoire sans Grande prétention

Sachez que pendant deux ans, j'ai fait de la radio. Avec des amis nous tenions une émission dans une radio locale, qui parlait de cinéma. Une semaine il a été décidé que le thème de l'émission serait en gros "fais ce que tu veux tant que ça a un rapport avec le cinéma". Alors j'ai écrit cette petite histoire.

Je tiens la porte et la laisse passer. Nous entrons enfin dans la salle.
Alors que nous cherchons des places, je regarde autour de moi. C’est étrange, et je n'y avais songé auparavant, mais j’ai l’impression de me trouver au milieu d’un lieu de culte.
Toutes ses têtes, tournées vers une même direction, pareilles à une foule de fidèles attendant patiemment l’office. Ils sont assis là, tournés vers leur dieu unique, qui, moyennant une offrande à l’entrée (et occasionnellement une offrande réduite pour les étudiants et les demandeurs d’emploi) les récompensera chaleureusement d’un nirvana de divertissement.
Je me reprends. Pourquoi ai-je de telles pensées en un tel moment ? Est-ce dû à sa présence ? Au fait qu’elle soit si proche de moi ?
Finalement nous trouvons nos sièges. « Pas trop près de l’écran car cela me fait mal aux yeux » me confie-t-elle. Je hoche la tête en signe d’obéissance. Nous échangeons quelques mots timides et enfin la lumière se tamise, le monde s’éteint progressivement.
Face à nous, les immenses paupières de cette divinité tant adorée s’ouvrent et nous abreuvent d’images multicolores. Nous rions encore comme des gamins, nous moquant des futilités commerciales qui se succèdent inlassablement.
Puis enfin cela commence.
Je n’en connais même pas le sujet, je me suis simplement contenté d’accepter quand elle a choisi en réponse à mon invitation. Je ne suis peut-être pas très doué en matière de premier rendez-vous, mais j’ai vite compris qu’il ne fallait jamais refuser quoi que ce soit. D’autant plus quand ce « quoi que ce soit » vous est proposé par une jolie fille.
Moi qui suis d’ordinaire si pointilleux (trop sûrement), je n’ai même pas pris la peine de me renseigner sur ce que nous étions sur le point de contempler pendant presque deux heures. Cela aurait aussi bien pu nous conter les mœurs des bouquetins des steppes de l’Oural que mon enthousiasme serait resté inchangé.
Alors que sur l’écran l’action prend place, mes yeux ‘égarent sur sa silhouette. Ses jambes, nues sous sa jupe, se devinent à peine, cachées par sa veste parfaitement pliée sur ses genoux. Sa peau semble d’un blanc immaculé, presque irréel. Est-ce mon regard qui la transforme ainsi ou la lumière si particulière qui règne dans ce lieu ?
Les personnages nous sont présentés. Le héros, l’héroïne, leur quotidien… Peu importe ce qui se déroule, je ne le suis pas vraiment. Pour tout dire, je me moque éperdument des protagonistes de cette histoire. Je leur préfère le spectacle que m’offre sans le savoir ma voisine de siège. Je continue ma discrète exploration contemplative.
Ses mains fines et fantomatiques sont sagement posées l’une sur l’autre, sur ma veste. J’hésite. Ma propre main (d’apparence monstrueuse en comparaison) s’élève fébrilement et s’approche des siennes. Jamais auparavant quelques centimètres ne m’avaient paru si lointaine distance. Ma main tremble un peu, puis je la repose à sa place, sur mon accoudoir. Je retiens mon souffle quand elle lève l’une des siennes, mais je ne suis pas très surpris de la voir plonger dans un sachet de friandise.
A ce moment, la salle entière part d’un même rire. Elle aussi rit, et se tourne vers moi, certainement pour s’assurer que j’ai également saisi la finesse de la plaisanterie. Je souris effectivement. Mais les répliques, aussi humoristiques qu’elles puissent l’être, n’y sont pour rien. Elle semble satisfaite de ma réaction, et se concentre à nouveau sur son occupation. Je retourne à la mienne.
Je m’étonne de l’effet que peut me procurer ce petit bout de femme. Bien sûr qu’elle m’avait séduit avant cette invitation, mais ici, plus rien n’est pareil. Son corps semble flou, fragile, envoûtant. Mon regard monte vers son cou parfait, et s’apprête à se poser sur son visage, à s’émerveiller de chaque grain de beauté, de chaque trait gracieux, quand un cri strident me sort de ma rêverie.
Sur l’écran, l’héroïne en pleurs entretient une conversation téléphonique mouvementée. Je ne saurai vous dire avec qui et pourquoi… Je suis néanmoins surpris par la progression de l’histoire. De toute évidence, elle touche à sa fin et ne m’a semblé durer que quelques trop courtes minutes. Comme presque toujours, cela me désole. D’habitude, c’est parce que je voudrais voir les films que j’aime s’étendre à l’infini, ne jamais se terminer. Pas cette fois-ci…
En réponse à ce secret signal d’alarme, je me hâte de reprendre mon loisir où je l’avais laissé. Je suis littéralement sous le charme des ombres qui dansent sur son visage au rythme lent des images. Je reste tétanisé, comme si je croyais à peine à ce que j’ai pourtant sous les yeux. Je n’ai même pas le temps de détourner mon regard quand le sien se pose sur moi. Apparemment, elle a compris ce qui retenait réellement mon attention ce soir. Elle me sourit et tourne à nouveau la tête pour assister au dénouement. Ne sachant plus trop comment réagir, je l’imite.
C’est donc tout ce que j’aurai retenu de ce film. Le héros fait arrêter son taxi, et rejoint dans une foule son aimée. Il lui chuchote quelques mots incompréhensibles à l’oreille, l’embrasse, et disparaît… J’attends la suite, qui n’arrivera jamais, quand je sens sa main froide sur la mienne. De minuscules noms blancs se mettent à défiler sur la toile couleur de nuit, et nous échangeons un long regard, sans un mot. Je me sens stupide à l’idée de ne pas savoir quoi dire. C’est elle qui rompt le silence.
« Tu as aimé ? me demande-t-elle.
- Oui, lui réponds-je sans mentir. »
Et, alors que se referme l’œil géant du dieu Cinéma, et que l’univers s’illumine à nouveau, elle pose sur mes lèvres le plus doux des baisers.
Un baiser au goût de pop-corn.


Générique

1/29/2007

La saison des brumes

Voilà donc mon premier et unique poème.
Autant vous le dire tout de suite, je le déteste. C'est un poème à rimes libres (donc la structure et le nombre de pieds que je veux, ça pas de souci). Mais je ne l'aime pas parceque j'ai toujours privilégié l'histoire à la forme (en bd, en écrit, et en impro), et le problème du poème c'est que la forme passe devant. Mais j'ai voulu essayer...


Là où je vis existe un temps,
Que l’on nomme la saison des brumes,
Un brouillard lisse, épais et blanc,
Comme un linceul vierge sur la ville se répand.

J’aime à marcher dans les rues
Lorsque vient la saison des brumes.
Les passants croisés, connus ou inconnus,
Tels à des ombres noires apparaissent à mes yeux nus.

C’est ainsi que nous nous sommes trouvés,
Dans les nuits blanches de la saison des brumes,
Quand nos deux corps au hasard des quartiers,
Se sont heurtés pour ne plus se quitter.

Ainsi nous allions côte à côte, amoureux,
Anonymes amants de la saison des brumes,
Les mains soudées l’une dans l’autre, tous les deux,
Heureuse silhouette à deux têtes dans les couloirs vaporeux.

C’est aussi là que je t’ai perdue,
Sans raison dans la saison des brumes,
Quand un sombre spectre au détour d’une rue,
De sa lame t’a ôtée à moi, à jamais disparue.

Au dehors je ne sors plus marcher,
Quand arrive la saison des brumes,
Car de tous ces obscurs corps étrangers,
C’est au tien que je viens à rêver.

1/25/2007

Le trajet 2/2

Suite et fin.
Attention lecteur, je te demande ta participation (détails dans les commentaires).



Depuis toute petite elle se passionnait pour les films d’horreur et de science-fiction. Et ce qu’elle aimait par-dessus tout était les monstres. Et plus ils étaient poilus et dégoulinants et plus elle les aimait.
Alors la veille au soir, après avoir essuyé les traces qu’avaient laissées sur son sac les pommes moisies jetées par les fils Acamont du haut de leur arbre, Charlotte décida de s’inventer un monstre, qui la protègerait.
Elle l’imagina marchant à quatre pattes, au pelage brun et hirsute. Sa tête tiendrait du félin, mais ses yeux seraient ceux d’un reptile. Ses dents seraient aussi tranchantes que des lames, et ses canines supérieures plus longues que les autres, tellement qu’elles dépasseraient de sa bouche baveuse même quand celle-ci serait fermée. Ses longues oreilles pendraient le long de ses joues.
Un cou quasiment inexistant relierait sa tête au reste de son corps. Un corps en forme de bosse immense, faisant penser au dos des taureaux de dessins animés. Ses pattes, placées très bas, presque sur le ventre, seraient longues et puissantes, et finiraient sur des griffes acérées et rétractiles. Charlotte s’accorda la fantaisie de placer des tigrures noires sur les membres avant et arrière de la créature.
Une gigantesque queue-de-rat finirait l’animal… Par-dessus tout, le monstre se devait d’être colossal. Elle l’estima aussi haut qu’un cheval. Sur ses quatre pattes, sa tête dépassait celle de Charlotte, qui n’essaya même pas de deviner quelle taille il attendrait s’il se dressait sur ses membres arrières.
Elle ne savait pas trop d’où elle sortait cette image mentale de monstre, qui venait avec une étonnante facilité ; peut-être était-ce la somme de plusieurs autres chimères qu’elle avait vues en rêves, elle ne savait pas vraiment. Elle n’avait même pas besoin de le dessiner, il lui suffisait de fermer les yeux et il était là. Mais comme il lui faisait à elle-même un peu peur, elle lui rajouta un collier rouge et une médaille sur laquelle était gravé le nom de son nouvel ami : Jack.
Charlotte était certes jeune, mais elle savait faire la part des choses. Elle était parfaitement au courant que Jack n’existait pas réellement, mais elle pensa qu’elle se sentirait plus forte et plus confiante si elle savait qu’une telle bête à ses ordres la talonnait.
L’horloge marquait seize heures vingt. Charlotte sursauta. Elle s’était abandonnée à sa rêverie et n’avait pas vu filer le temps. Autour d’elle, plusieurs élèves avait posé leurs stylos et attendaient impatiemment la fin du cours.
Charlotte griffonna quelques parodies de calculs et décida que le train de Jean arriverait en gare de Toulouse vers onze heures quarante. Cela lui laisserait le temps de rejoindre le centre-ville et de se dénicher un bon restaurant pour le déjeuner.
Puis ce fut la fin de la leçon. Tous les écoliers se levèrent de leurs pupitres, et rangèrent leurs affaires dans leurs cartables. Puis ils sortirent après avoir déposé leurs cahiers sur un coin du bureau de Mme Ferreira, qui continuait imperturbablement d’imaginer les problèmes ferroviaires du lendemain.
Jack se leva du tourniquet en faisant grincer les ressorts et la rejoignit calmement dans la cour. Les autres enfants partaient en grappe dans les voitures de leurs parents ou en leur donnant la main. Cette fois-ci elle ne resta pas avec les retardataires, et, Jack dans son dos, elle entreprit son trajet.
Jack connaissait l’itinéraire. Il l’avait parcouru pour la première fois le matin même. Mais comme tous les matins, rien d’extravaguant n’était survenu.
Le véritable défi se profilait maintenant. Ils approchèrent de la maison… Charlotte sentit cette boule maintenant familière grossir au fond de son estomac. Alors Jack posa avec douceur son énorme museau léonin sur son épaule pour la calmer. En le caressant (du bout des doigts, car on ne savait jamais), elle sentit son courage revenir.
Le passage sous les fenêtres de Mme Acamont fut finalement très court et sans accroc. Au début Charlotte fixait de ses yeux intimidés ses lacets de chaussures, comme à l’accoutumée. Puis elle consentit à croiser le regard de l’horrible femme. Et là, la fillette fut doublement surprise. Tout d’abord par le fait que Mme Acamont ait réussi à écarquiller ses yeux de chouette encore plus que d’ordinaire, chose que Charlotte pensait physiquement infaisable. Puis car pour la première fois, au bout de quelques secondes, le visage blafard de la femme s’effaça pour ne laisser que les ténèbres combler cette absence. Et elle ne réapparut nulle part ailleurs sur la façade, comme si la mère Acamont venait de comprendre qu’il existait d’autres lieux de vie dans sa demeure que devant ses fenêtres.
Charlotte sourit. Voilà qui était encourageant pour la suite. Suite qui arrivait à la vitesse de ses pas de plus en plus déterminés sur la face nord de la propriété.
La porte de bois était close. Juste au moment où Charlotte se dit qu’elle n’aurait finalement pas à subir le second de ses travaux herculéens, les gonds crièrent et M. Acamont surgit comme un diable de sa boîte, une fourche à la main. Il entama vigoureusement une insulte qu’il ne finirait jamais. Il se figea en voyant arriver l’enfant, et en fit tomber son ustensile. Il le ramassa, puis regagna à reculons son jardin. Jack y pénétra, histoire de lui faire un petit coucou avant de poursuivre sa route.
Il rejoignit Charlotte un peu plus loin, alors qu’elle approchait du portail. Elle entendait déjà les trépignements et les aboiements des deux chiens. Sa course se ralentit quelque peu. Mais elle sentit Jack la pousser doucement dans le dos. Elle avança.
Les chiens entamèrent leur cacophonie qui redoubla quand elle fut dans leur champ de vision. Ils stoppèrent net quand Charlotte s’immobilisa et les regarda droit dans les yeux. Leurs grognements furent vite remplacés par ces couinements plaintifs de rongeurs que même le plus impressionnant des molosses émet quand il est intimidé.
Les chiens rejoignirent la forêt d’orties, la tête basse et la queue entre les jambes, préférant visiblement se piquer plutôt que d’affronter le regard de Charlotte. La fillette se tourna vers Jack, et lui sourit. Si l’animal en était capable, elle fut persuadée qu’il sourirait également.
Elle arriva au coin du mur, où l’attendrait patiemment un des deux fils, voire les deux, pour l’effrayer ou la bousculer.
Elle ne fit pas erreur, l’un des deux était bien dissimulé ici. Mais il n’avait déjà pas l’air de vouloir plaisanter. Peut-être avait-il été le témoin auditif ou oculaire de la rencontre de Charlotte avec les chiens. Elle passa à côté de lui, mais ce dernier était comme figé, et ne prit même pas la peine de tourner la tête quand elle s’éloigna. En longeant le mur, elle crut voir une silhouette tremblotante en haut du pommier. Mais les branches l’empêchaient de distinguer quoi que ce fut. Par contre elle fut intimement convaincue que le rideau d’une des fenêtres juste derrière avait bougé.
Charlotte chercha autour d’elle pour se rendre compte que Jack n’était plus là. Alors, elle avait réussi cette dernière épreuve seule, sans son aide… Un immense sentiment de fierté grandit en elle.
Jack réapparut, sautant par-dessus le mur gris, et se plaça à nouveau derrière elle. Elle gratouilla son immense menton velu, et alors qu’il fermait de plaisir ses yeux de serpent, elle fut persuadée qu’elle n’aurait plus jamais d’ennuis pour rentrer de l’école.
Alors, ensemble, ils reprirent leur marche.

Personne ne sut véritablement ce qui s’était passé à Saint Jean des Ormeaux en cette après-midi de printemps. Cela s’était produit dans un quartier isolé, et il n’y avait eu aucun témoin.
Mais de toute évidence, quelque chose était venu dans la résidence des Acamont. Et au vu de l’état des victimes, peut-être ne saurait-on jamais ce que c’était.
Des deux chiens on ne retrouva que l’énorme braque. Ou plutôt un de ses morceaux, qui gisait dans un nuage de mouches sous les hautes herbes du jardin. Le facteur du village assura aux autorités que la famille possédait un autre chien, que lui et sa tenue de travail abîmée connaissaient très bien. Mais il n’y eut qu’un minuscule collier bleu sectionné et quelques touffes de poils éparpillées près du portail qui étayèrent ces propos.
De la même façon, personne ne vit la trace de Monsieur Acamont, jusqu’à ce que l’on se rendit compte qu’il n’avait jamais quitté son bout de jardin. Seulement, une de ses jambes était au milieu des artichauts, la tête et les bras dans les carottes, et le reste de son anatomie dispersée parmi les choux et les betteraves. Rien ne manquait, jusqu’à sa main droite tenant bien serrée une fourche cassée en deux.
Les deux fils furent par contre totalement introuvables. Il y eut d’immenses battues dans la région, mais plus jamais on ne les revit (en fait, un des villageois en voyage dans le nord de la France rencontrerait vingt-deux ans plus tard le plus âgé des deux, Jeremy, devenu moine après avoir selon lui « croisé le regard du Malin » dans son enfance, l’autre étant selon lui devenu sans-abri dans une grande ville).
On découvrit Mme Acamont, assise au milieu de son salon. Des yeux étaient vides et un filet de bave transparent coulait sur son menton. La femme fut placée dans un hôpital psychiatrique pour n’en jamais sortir. On ne sut jamais ce qu’elle avait pu voir pour la mettre dans cet état, mais cela la rendrait muette à jamais.
Donc à part Mme Acamont, il n’y eut aucun témoin… Quoique… En interrogeant le voisinage, plusieurs rapportèrent avoir aperçu, quelques pâtés de maison plus loin, un événement étrange.
Ils virent s’éloigner dans un coin de rue une minuscule silhouette enfantine, accompagnée d’une autre, immense, irréelle, floue… mais qui disparaissait quand ils clignaient des yeux.
Mais tous dirent qu’ils avaient dû rêver…

1/22/2007

Le Trajet 1/2

Voilà une histoire que j'aime bien. J'ai gagné un concours de nouvelles avec elle, et du coup un bon d'achats de plein de livres avec. C'est aussi ma troisième nouvelle sur le thème de l'imagination.

On n’entendait plus que le bruit de l’horloge depuis bientôt une demi-heure dans la classe de CE2 de l’école municipale de Saint Jean des Ormeaux. En y réfléchissant quelques secondes, cela correspondait plus ou moins à l’instant où Madame Ferreira avait donné à ses élèves ce problème de mathématiques.
Charlotte souffla et posa son crayon. Elle jeta un discret regard autour d’elle… Tout le monde était penché sur son cahier et griffonnait dans un abominable concert de scritch-scritch évoquant la charge de milliers de fourmis dévorant un cadavre malchanceux (du moins dans l’idée, car à son grand dam Charlotte n’avait jamais assisté à un tel spectacle). Même Amélie, dont les seuls intérêts dans la vie étaient les poupées à coiffer, les émissions de télé réalité et accessoirement les posters des participants aux émissions de télé réalité, noircissait des pages de réponses à une vitesse que n’autorisait certainement pas les neurones d’une écolière. En tout cas pas d’une écolière comme Amélie.
Charlotte se prit la tête dans les mains et se replongea dans l’énoncé du problème. Jean est dans un train qui part de Bordeaux à huit heures trente-cinq du matin. Il parcourt une première section de cent kilomètres, à une vitesse de cent cinquante kilomètres à l’heure. Puis il fait un arrêt d’un quart d’heure, et repart pour une section de soixante kilomètres à une vitesse de deux cent soixante-quinze kilomètres à l’heure. Après une seconde pause de dix minutes, il roulera en flèche vers Toulouse pour les quatre-vingts bornes restantes, à une vitesse constante de cent vingt kilomètres à l’heure. La question étant, bien entendu, de prédire à quelle heure Jean arrivera à Toulouse. Car Jean, bien sûr, se dit Charlotte, est incapable de baisser des petits yeux et de lire son heure d’arrivée sur son ticket de train. Et puis si Jean est si curieux, il ferait mieux de s’inquiéter des compétences du conducteur qui semble décider entre deux arrêts en gare de rouler à cent cinquante kilomètres à l’heure, puis presque au double vingt minutes après. À ce rythme-là, la réponse au problème serait vite trouvée… Jean n’arrivera jamais à Toulouse car Jean sera retrouvé mort, coincé sous deux tonnes de tôles froissées, entre ce qui était autrefois le wagon-restaurant et ce qu’il reste de la seconde classe, quelque part dans un champ entre la Gironde et la Haute-Garonne.
Charlotte observa Mme Ferreira, assise à son bureau, affairée certainement à rédiger leur prochain exercice. Car Mme Ferreira, bien cachée derrière ses lunettes à triple foyer (Charlotte se disait souvent qu’on ne pouvait décemment plus parler de foyers, mais de HLM à ce stade), se revendiquait « institutrice à l’ancienne ». C’est-à-dire qu’elle ignorait tout du monde extérieur, et rédigeait elle-même ses sujets à partir des manuels qu’elle avait eus lorsqu’elle était en primaire (période que Charlotte avait du mal à estimer… sûrement avant l’invention de la charrue).
Mais manifestement, à cette époque, la question de la ponctualité des trains et de l’étanchéité des baignoires était au centre de tous les débats. Charlotte ne serait qu’à moitié étonnée si elle découvrait que la majorité des personnes (encore en vie) de la génération de Mme Ferreira étaient toutes devenues plombiers ou conducteurs de trains. Ou instituteurs… Peut-être était-ce un complot organisé par ces trois corps de métier… Peut-être que tous ces exercices, toujours centrés sur les mêmes thèmes consistaient à formater les enfants pour qu’ils n’aient d’autres ambitions que devenir cheminots ou réparateurs de bidets. Ou enseignants, et ainsi perpétuer ce conditionnement abominable et sans fin…
Charlotte regarda à nouveau d’un air méprisant Amélie, et se demanda pendant un court instant si elle serait plutôt du style à conduire un TGV ou à resserrer des tuyaux… Puis elle contempla avec envie le paysage printanier par la fenêtre. Jack était allongé sur le tourniquet et l’attendait. Il leva la tête et lui rendit son regard.
Jack était sa nouvelle invention. Elle fondait de très grands espoirs en lui. Elle espérait qu’il lui faciliterait le trajet.
Le trajet… À cette seule pensée, elle en avait des frissons dans le dos. Bien avant les horaires de trains, bien avant Amélie et même bien avant Mme Ferreira, si Charlotte détestait venir à l’école, c’était à cause du trajet qui séparait l’établissement de sa maison.
Enfin, ce n’est pas tout à fait juste. Ce n’était pas venir à l’école qui posait problème. C’était plutôt en repartir.
Le matin, à l’aller, il était bien trop tôt pour les problèmes. Les problèmes sont paresseux, et se lèvent tard. Non, c’était rentrer chez elle qui lui faisait peur. En fait, ça ne lui faisait pas vraiment peur… Épouvanter, horripiler, glacer le sang serait des termes plus appropriés.
Soyons justes, ce n’est pas la distance à proprement parler qui la gênait. Au pire de sa forme, Charlotte ne mettait qu’une vingtaine de minutes à pied pour la parcourir. C’était bien le contenu de ces minutes qui l’effrayait.
Elle en avait au bout de quelques semaines parlé à ses parents. Mais ceux-là lui répondirent qu’elle exagérait, qu’elle voyait le mal partout et avait trop d’imagination. Comment les en blâmer ? C’était l’exacte vérité… Mais une vérité qui correspondait à tous les moments de sa vie excepté le trajet de retour après l’école. Concernant ce sujet bien précis, elle ne saurait être plus sincère. Mais de toute façon, même s’ils l’avaient crue, ses parents ne pouvaient rien pour elle. Sa mère travaillait comme caissière à la coopérative du village, et même si elle avait besoin de la voiture, elle finissait trop tard en soirée pour passer la chercher. Son père, lui, travaillait dans les bureaux d’une importante société en ville. Charlotte avait bien essayé d’en apprendre plus, mais ses parents à l’unisson lui avaient déclaré que de toute façon elle ne comprendrait pas. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’il était directeur de ressources de quelque chose, dans un secteur de quelque chose de tertiaire, et surtout qu’il se faisait emmener et raccompagner par un collègue lui aussi du village.
C’était ce même père, qui lui avait dit un jour qu’il existait deux types de personnes ; ceux qui ont peur et ceux qui affrontent leur peur. Dennis Martinot, de CM1, disait lui que le monde était divisé entre ceux qui regardaient leur caca avant de tirer la chasse et ceux qui ne le font pas. C’était une autre approche…
Pourtant Charlotte ne se considérait pas comme une trouillarde. Sa taille (elle était la plus grande de sa classe), ses cheveux couleur paille coupés très courts et son habitude de vêtir des shorts longs dès que les beaux jours le permettaient lui donnaient une solide réputation de garçon manqué. Réputation qu’elle assumait pleinement et qui était par ailleurs sa plus grande fierté (ce qui ne faisait que renforcer cette réputation). Même les garçons de cours moyen la craignaient (bien qu’elle n’ait jamais rien fait contre eux, si ce n’était rendre des coups qu’elle avait reçus au préalable, mais en les dirigeant exclusivement vers des zones sensibles, ce qui semblait-il avait pour effet secondaire qu’on ne voulait pas la frapper plus d’une fois).
Mais l’idée de sortir de cette école, et de devoir passer devant la maison des Acamont lui faisait perdre toute force et toute fierté.
En y repensant, même avant que les Acamont n’y aient emménagé, la demeure en elle-même ne lui inspirait pas confiance. Son grand portail en fer rouillé, son jardin en friche, le mur d’enceinte haut et morne, la façade sombre, les fenêtres blanchies par la saleté… Mais même ainsi, la maison donnait la chair de poule sans vraiment effrayer. On savait qu’elle était vide et que rien de ce qui la composait ne représentait de danger(si ce n’était peut-être une des portes en fer de l’entrée qui vous serait tombée dessus en passant, tant elles n’avaient l’air de ne tenir debout que grâce aux toiles d’araignées qui les décoraient).
Mais depuis deux ans, depuis qu’ils y habitaient, plus rien n’était pareil… La présence de vie aurait dû égayer un tel endroit (ou du moins le rendre un tant soit peu humainement viable), mais il n’en était rien. Le portail avait bien été remplacé, mais contre un autre tout aussi rouillé et d’un vert évoquant pour Charlotte la couleur de vomissures laissées quelques semaines de trop à l’air libre (à supposer déjà qu’il y eut un délai acceptable pour laisser traîner ce genre de choses).
Le jardin, qui autrefois évoquait une jungle sale mais inoffensive, ressemblait à présent à une mêlée de ronces et d’orties carnivores (elle était sûre que cela existait). Et entre les deux, entre la flore carnassière et le portail couleur vomi, se trouvaient les deux molosses de l’enfer…
Mais évoquons plutôt le trajet exact. À quatre heures et demie, Charlotte sortait de l’école. Elle retardait son retour autant qu’il était possible de le faire, en discutant de tout et surtout de rien avec ses copains (elle n’avait pas d’amies), qui attendaient la venue de leurs parents. Puis quand il ne restait plus personne, elle se décidait à contrecœur à se mettre en route.
Pour se rendre chez elle, il lui fallait obligatoirement contourner cette maudite baraque. Il n’y avait aucune autre voie à moins de s’équiper d’un kayak pour traverser la rivière.
Après cinq minutes de marche dans les rues de Saint Jean des Ormeaux, il lui fallait longer la face est du bâtiment. Presque la portion d’itinéraire la plus reposante, tant qu’elle ne fixait que le trottoir et qu’elle ne levait jamais la tête vers les fenêtres de la maison, au risque de croiser le regard haineux et fantomatique de Mme Acamont scrutant ses moindres mouvements. Son visage blême avait l’air décharné. Tout le monde connaît ce vieux gag de colo qui consiste à placer une lampe torche sous votre menton pour se donner une allure d’outre-tombe. Et bien voilà à quoi ressemblait Mme Acamont au naturel, sans assistance technique, ni lampe électrique, ni même bougie. Et ses yeux grands ouverts la suivaient sur tout ce côté de la maison, avec une telle insistance malsaine que même si Charlotte baissait les yeux, elle sentait au plus profond d’elle-même ses orbites monstrueuses braquées dans sa direction.
Elle était invariablement au rendez-vous, même si elle ne se trouvait jamais à la même fenêtre deux jours de suite. Cela aurait pu être un jeu amusant de deviner où elle apparaîtrait si l’enfant n’avait pas l’envie de courir à toutes jambes dès qu’elle arrivait au coin de cette rue… Chose qu’il lui arrivait parfois de faire, mais le reste de la marche n’étant pas franchement des plus accueillante, elle n’était pas si pressée d’y accéder.
L’étape suivante, sur la face nord, n’était heureusement pas quant à elle fidèle au rendez-vous chaque jour. Il s’agissait d’une simple porte en bois tranchant avec la monotonie du mur d’enceinte d’un gris triste. En soi, la porte n’avait rien de très impressionnant. Elle était simplement vieille, dans un piteux état et sa principale source de danger résidait dans le fait qu’elle était certainement une belle réserve de tétanos (Charlotte en était à cet âge où l’on croyait que le tétanos était un groupuscule de petits microbes s’ennuyant dans la rouille et les échardes, n’attendant que le genou ou le doigt d’un enfant pour se répandre et ainsi voir du pays).
Cette porte devenait inquiétante lorsqu’elle était ouverte, ou quand elle s’ouvrait. Derrière se cachait un petit carré de jardin potager, et au beau milieu de ce havre de verdure se tenait Monsieur Acamont. M. Acamont, un outil à la main, toujours affublé de la même salopette crasseuse (ou bien en avait-il une collection dans son armoire, toutes plus dégoûtantes les unes que les autres ?) était le mari idéal pour une Mme Acamont. On aurait dit de sa peau qu’elle était simplement tendue sur son squelette. Il avait d’énormes poches d’un bleu violacé placées sous chacun de ces yeux injectés de sang et ses dents n’étaient que de petits carrés jaunes saillant de ses gencives enflées et proéminantes. Il devait bien mesurer un mètre quatre-vingt dix (la notion de « grand » pour Charlotte commençait à un mètre soixante environ, alors inutile de dire qu’il était un véritable géant pour elle) , et sa présence justifiait le fait qu’il n’y ait pas d’épouvantail dans ce jardinet.
L’aspect d’une personne, même si visiblement cette personne avait eu la malchance d’hériter des chromosomes d’occasion les moins chers du marché génétique, n’était pas ce qui dérangeait Charlotte. Mais quand M. Acamont entendait les pas craintifs de la fillette se rapprocher, il ouvrait la porte en grand (si elle n’était déjà béante) et lui proférait des insultes ordurières à elle, sa mère, ses sœurs, ses cousines, et éventuellement tout autre représentante du sexe féminin de sa famille qu’il aurait pu oublier. Bien qu’elle n’ait ni sœurs, ni cousines, Charlotte prenait plutôt mal ces injures (même si au début elle ne savait pas vraiment que c’en étaient, il lui fallut chercher dans une encyclopédie ce que pouvaient signifier certaines expressions telles que « catin de Sodome et Gomorrhe », « tapineuse des basses fosses de l’enfer » ou « vile succube tentatrice ») et, accompagnant le geste à la parole, il brandissait son ustensile du jour (bêche, râteau, scie –à quoi diable pouvait bien servir une scie au milieu de légumes ?) et le dirigeait farouchement vers la spectatrice infortunée, qui généralement prenait une fois de plus ses jambes à son cou.
Mais cette fois-ci elle maintenait généralement le pas de course pour passer les prochains obstacles. Celui qui suivait était celui du portail vert-vomi, derrière lequel se trouvaient donc les deux créatures faisant le plus entorse à l’idée reçue que « le chien est le meilleur ami de l’homme ». Ou alors personne n’avait songé à en informer ces deux spécimens-ci.
Charlotte ne connaissait pas leurs noms (et à vrai dire c’était le dernier de ses soucis), en revanche elle savait tout de leurs aboiements incessants et de leurs crocs… Il y avait un yorkshire pouilleux (donc par définition, pas à proprement parler un chien ; il tenait plus du rat ou de l’écureuil enragé) et un énorme braque dont on aurait dit que la privation de chair humaine l’avait rendu fou.
Quand Charlotte passait devant eux, ils se ruaient vers elle et sortaient leurs têtes démoniaques du portail pour mieux la terroriser de leur bave, leurs grognements enragés et leur vacarme (le braque ne pouvait pour sa part ne sortir que la truffe). Une fois même, par on ne su quel miracle, l’écolière s’était trouvée avec le yorkshire pendu par la mâchoire à la chair de son avant-bras, sans s’être rendue compte du moyen dont il s’y était pris pour sortir ou pour sauter environ cinq fois sa hauteur. Elle avait réussi à s’en débarrasser en le cognant fort contre le mur gris à plusieurs reprises et en s’enfuyant à toute vitesse en hurlant. Depuis ce jour, le petit chien louchait d’une façon inquiétante, mais ne s’était pas assagi. Loin de là.
Le passage devant ces animaux féroces était certes une épreuve, mais la suivante (et par chance la dernière) n’était pas non plus de tout repos. Il s’agissait des deux fils Acamont (comme pour les chiens - dont ils n’étaient pas si éloignés, songeait Charlotte – elle ne savait pas comment ils se prénommaient), et ils étaient plus mauvais que la plus mauvaise des sorcières (leur mère, donc). Ils étaient aussi petits et gras que leurs parents étaient grands et maigres, mais tout aussi lugubres. Elle ne les avait jamais vus à l’école et ne s’en plaignait pas.
Ils avaient depuis deux ans composé et chanté plus d’une centaine de chansons à son encontre, et avaient l’air de s’être réellement creusés la tête pour trouver des mots peu gracieux pouvant rimer avec « Charlotte ». Mais ils ne s’arrêtaient pas là. Certains jours, ils se cachaient dans des coins sombres de la ruelle pour la pousser ou lui faire des croche-pattes. Le reste du temps ils étaient assis en haut du mur en ciment, sur la face est, ou agrippés à une des branches du pommier qui était juste derrière, et lui jetaient des projectiles de toutes sortes qu’ils avaient pris la peine de stocker avant son arrivée. Une fois elle s’était reçue une pierre à l’arrière du crâne et n’avait plus rien vu pendant quelques dizaines de secondes.
Ces embûches loin derrière elle, il ne lui restait plus que dix minutes supplémentaires d’un calme absolu pour se retrouver chez elle et jurer en vain qu’elle n’en ressortirait plus jamais.
Il fallait être franc ; pareille mésaventure quotidienne avait tout pour traumatiser une fillette. Si elle parvenait à échapper aux destins de plombier ou de conducteur de trains, Charlotte était persuadée qu’elle finirait dans un asile, bredouillant des paroles insensées à propos de fenêtres, de salopettes ou de yorkshires…
Elle se demanda comment une famille entière pouvait être d’une telle méchanceté. Etait-ce spontané ou établissaient-ils un plan d’attaque chaque soir ? Charlotte se les imaginait bien, poussant la vaisselle dans un coin de table après le repas du soir pour étaler la carte du quartier et décider de leurs positions. Puis après le brainstorming pour inventer de nouvelles insultes pour le père, ils tireraient au sort pour choisir derrière quelle fenêtre la mère placerait son horrible visage, vérifieraient s’il ne fallait pas changer les chiens au cas improbable où ceux-là seraient devenus un poil plus normaux dans la nuit, et seraient allés se coucher, la conscience tranquille…
Alors, pour pallier à sa peur et à sa perte de moyen dans ces insurmontables instants, Charlotte avait trouvé Jack.


A suivre...

1/16/2007

Le cadeau d'anniversaire

Et hop désolé du retard, j'ai retrouvé mes archives.
La nouvelle suivante est une histoire sur laquelle je voulais qu'on sente une ambiance, et pas forcément une intrigue incroyable. A noter que normalement, elle devait avoir un lien avec la nouvelle "triglyphe", postée précédemment, mais je l'ai enlevé, vu que c'était inutile.


Pour la troisième fois, Alan vérifia à nouveau s'il n'avait rien oublié. Clefs, portefeuille, cigarettes... Non, tout était bien là, mais il ne pouvait pas s'empêcher de toujours fouiller les poches de sa veste pour s'en assurer. Généralement, il le faisait à quatre ou cinq reprises à chaque fois qu'il devait sortir, mais il réussit à se contrôler cette fois-ci. Il avait vu un jour une émission sur les TOC, les troubles obsessionnels compulsifs, et décida que ce n'en était pas un. Du moins pas un qui méritait de passer à la télé.
Il fit quelques pas dans l'allée devant chez lui puis se retourna.
« Allez Tom, lança-t-il. Dépêche-toi ou on va rater le bus. »
L'enfant était à quelques mètres de lui, devant la porte d'entrée qu'il venait de fermer, mais restait immobile. Il avait les yeux fixés vers la zone d'ombre sous les quelques marches qui menaient au palier.
« Allez, dépêche-toi, répéta-t-il, qu'est-ce que tu fais ?
- Je crois qu'on a encore des gnomes dans la cave, papa, dit Tom.
- Mais non, répondit Alan en riant. Tu sais bien que papa a appelé le monsieur qui a mis du produit et nous en a débarassé. »
Tom hocha la tête. Puis il sembla se souvenir subitement qu'il avait projeté de bouder toute la journée, et s'exécuta, les bras croisés théâtralement sur la poitrine.
« Allez, donne-moi la main, dit Alan.
- Non, je suis pas un bébé.
- Comme tu veux. Mais je te préviens, dès qu'on sera en ville, tu seras obligé.
- Mmmmh, grogna Tom en guise de réponse. »
Ils sortirent de leur allée et marchèrent sur le chemin de terre qui bordait leur habitation. Alan ferma les yeux en sentant les lueurs matinales sur son visage. Il faisait encore un peu frais pour un 14 avril, mais il n'y avait aucun nuage dans le ciel. Cela promettait d'être une belle journée. Au loin, un animal lança un cri étrange, puis se tut.
Enfin, ils arrivèrent au croisement entre le chemin et la route goudronnée, ou le seul autre indice qu'il y avait un monde civilisé quelque part était un abri bus qui commençait à prendre de l'âge. Tom s'assit sur le banc en bois. Alan préféra rester debout, à distance de l'enfant, afin de fumer une cigarette qu'il tira de son paquet. Il eut pendant quelques secondes peur d'avoir oublié son briquet (alors qu'il avait vérifié plusieurs fois), et lâcha un soupir de soulagement en le sentant sous ses doigts, dans sa poche de Jean.
Il n'avait pas fumé la moitié de sa cigarette quand il vit le bus arriver. Il la jeta à terre et l'écrasa du pied.
« Allez, le bus est là, dit-il en se tournant vers Tom. »
Le véhicule s'arrêta à leur niveau et ouvrit ses portes dans un Pschttt bruyant. Le chauffeur, une brune plutôt jolie, lui lança un bonjour rafraichissant accompagné d'un sourire radieux. Tom, lui, ne bougeait toujours pas de son banc.
« Tom, tu fais attendre la dame, allez... Excusez-le, dit-il à l'attention de la jolie fille. Il a dix ans aujourd'hui, et il doit avoir le blues d'avoir une année de plus, à son grand âge...
- C'est pas grave, répondit-elle, toujours en souriant. Et bien, bon anniversaire, bonhomme. »
Tom leva les yeux et rougit. Puis il se décida enfin à se lever. Il ramassa son sac, , qu'il avait coincé entre ses pieds quand il s'était assit, et monta dans le bus. Son père l'imita, et prit deux tickets pour Chicago.
Vu le peu de personnes présentes (Alan en compta rapidement quatre), ils s'assirent l'un derrière l'autre, occupant chacun deux places. Tom, installé devant son père, posa son sac à dos sur le siège à côté de lui et tourna sa tête vers la fenêtre.
Le bus démarra, fit quelques mètres puis s'arrêta. Les portes s'ouvrirent à nouveau. Un homme essouflé entra, remerciant la conductrice de s'être arrêté, puis alla s'assoir à quelques rangées du fond. Alan le reconnut. C'était un de ses nouveaux voisins qui venait de faire construire, un peu plus haut de chez lui. Mais il fut incapable de retrouver son nom. Enfin le car partit pour de bon.
Alan ferma les yeux et s'assoupit. Quand il les rouvrit, il entendit son fils marteler de ses petits doigts sa console de jeux portable, dont il avait coupé le son pour économiser les piles.
L'adulte se leva et s'assit à la place du sac à dos, le posant à ses pieds. L'apercevant, Tom se remit à faire la gueule. A ce stade, ce n'était même plus faire la gueule... Si faire la gueule était puni par la loi, alors Tom serait bon pour la chaise.
« T'es pas content d'y aller ? demanda calmement Alan.
- Je voulais dormir.
- Je sais qu'on s'est levé tôt, mais c'est loin et c'est maman qui a la voiture. »
A ces mots, la moue de Tom se marqua un peu plus. Alan remarqua quelque chose par la fenêtre.
« Oh regarde, une licorne, dit-il à son fils, ravi de pouvoir détourner son attention. »
En effet, une grande licorne blanche buvait l'eau d'une petite mare dans un champ près de la route. Quand le bus passa près d'elle, elle leva la tête, faisant briller l'ivoire de sa corne au soleil, et le regarda passer. Alan crut voir son petit un peu plus loin dans l'ombre d'un arbuste, mais il se trompait peut-être.
« Non, ne la prend pas en photo, dit-il à Tom qui sortait l'appareil de son sac. Economise les plutôt pour tout à l'heure. »
Sans un mot, l'enfant remit l'objet dans son sac, qu'il préféra replacer entre ses minuscules pieds à lui, et se remit à son jeu vidéo.
Alan, lui, somnola à nouveau.

Il n'était pas loin de onze heures quand la voix de la jolie brune réveilla Alan en informant ses passagers qu'ils arriveraient à Chicago dans vingt minutes. L'homme regarda par la fenêtre et s'étonna de voir encore défiler les champs verts de l'Illinois. Au fond du paysage couraient en troupeau quelques achlis bondissants.
Alan secoua Tom, qui s'était lui aussi endormi. L'enfant se réveilla et grogna une fois de plus en découvrant qu'il s'était assoupit en laissant sa console allumée, et qu'il ne restait plus de batterie. C'était bien la peine d'avoir baissé le son...
Enfin, sans qu'ils n'aient vraiment remarqué la transition, le paysage urbain les entourèrent, et le bus s'arrêta au terminus. Avant de descendre, Alan ne put s'empêcher de remercier le chauffeur avec, à son tour, un grand sourire. Cette dernière le lui rendit en lui souhaitant une bonne journée. Mais Alan se sentit un peu vexé en entendant la fille énoncer exactement ces mêmes mots à son voisin sans nom, qui descendait derrière lui.
Dès qu'il fut à l'air libre, il alluma une cigarette. il fumait nettement moins qu'avant, mais avait fermement décidé d'arrêter. Il ne lui manquait plus qu'à décider de la date à laquelle il arrêterait.
« Allez viens, dit-il en tendant la main, on va manger. »
Ils se rendirent à pied vers le parc de The Loop, et choisirent un banc face au lac Michigan. Un groupe de jeunes gens faisaient du jogging. Alan n'était pas souvent venu à Chicago, mais à chaque fois qu'il venait sur les berges du Michigan, il y avait toujours des personnes en plein jogging, et ce quelque soit l'heure. L'homme se demanda où ils pouvaient trouver le temps. Lui, entre le travail à l'usine, l'entretien de sa petite maison, son fils et Jenny, son épouse, il n'avait même pas le temps de songer à avoir un loisir...
Il sortit la poche plastique renfermant leur déjeuner du sac à dos (Tom avait insisté pour le porter), et déballa de leur papier aluminium les sandwiches au fromage qu'avait préparé Jenny la veille.
Bientôt le mutisme volontaire de Tom fut rejoint par celui d'Alan mordant goulument dans son repas.
Sur le banc voisin, deux petites femmes âgées parlaient dans un patois incompréhensible tout en jetant nonchalemment des miettes de pain à des petits griffons qui se pressaient pour les picorer. Ce qui passait pour la mère des animaux, étendue sur le flanc un peu plus loin dans l'herbe, les surveillait de ses yeux de rapace.
Alan finit son sandwich et regarda avec envie celui de son fils, que ce dernier avait manifestement du mal à terminer.
« Tu sais, Maman aurait bien aimé venir, dit-il à l'enfant, décidé à crever l'abcès une fois pour toute.
- Ouais...
- Mais si, mais il fallait qu'elle travaille aujourd'hui. Et son patron ne voulait pas lui donner de jour de congé...euh...de vacances...
- Je sais ce que c'est un jour de congé, répliqua sèchement Tom.
- Mais elle m'a dit qu'elle te fera un gros gâteau qui nous attendra dès qu'on sera rentrés. Mais chut, c'est une surprise, dit-il en plaquant son doigt contre sa bouche. Allez, donne-moi ça, va, tu me fais pitié. »
Alan prit le reste du sandwich de l'enfant et en avala une bouchée. Un bruit d'éclaboussure attira leur attention. Un peu plus bas, sur les berges du lac, un capricorne surgit de l'eau et entreprit de se secouer. Puis il s'allongea de tout son long sur la petite plage de galets pour se faire dorer au soleil. Mais il regagna rapidement les flots quand un manticore passa à proximité.
Alan ne put à son tour se résoudre à terminer le reste du casse-croûte et le jeta à l’eau, où la tête du capricorne réapparut pour l’engloutir. Puis il replongea et disparut.
L’homme sortit deux pommes de la poche, et se leva et en tendit une à Tom.
« Tiens, dit-il, on va les manger en marchant. Il faut qu’on se trouve un taxi. »
Ils marchèrent vers la sortie du parc, ou plusieurs hommes en costumes et femmes en tailleur finissaient leur salade avant de retourner travailler. Ils trouvèrent des toilettes publiques qu’ils utilisèrent l’un après l’autre, puis ils avancèrent vers la circulation.
Le soleil éclatant de printemps aveuglait Alan en se reflétant sur les immeubles d’argent de la ville. Il vit la tour Sears au loin et remarqua avec étonnement qu’un gros dragon gris y était agrippé. Etrange… Ces bestioles avaient pourtant tendance à partir vers le nord dès qu’il faisait un peu chaud dans la région. Alan n’arriva pas à reconnaître s’il s’agissait d’un fafnir ou d’un tatsu. Il avait appris ça au primaire, mais ses souvenirs d’école étaient lointains à présent. Tom l’aurait peut-être su, mais il n’avait pas l’air d’avoir remarqué le reptile, et tout compte fait, Alan ne jugea pas si important de le savoir.
Il hêla un taxi ; qui s’arrêta. Ils s’assirent tous deux à l’arrière. Alan indiqua leur destination au chauffeur, qui avait un accent italien. La voiture démarra et roula en direction du centre.
Alan jeta un dernier coup d’œil vers la Sears mais le dragon n’y était plus. Il le chercha du regard dans le ciel dans le pare-brise arrière, mais ne fit qu’apercevoir une volée d’oiseaux-phens.

Cela faisait bientôt un quart d’heure que le taxi était immobilisé dans un gigantesque embouteillage.
Tom s’impatientait, et à vrai dire, son père également. Le chauffeur avait beau monter le son de la radio, le bulletin d’info-traffic ne donnait aucune explication. Cinq minutes de plus passèrent et Alan s’agita dans son siège. Il avait besoin d’une cigarette.
« Ça vous dérange si je sors cinq minutes, pour voir ce qu’il se passe ?
- Ma non pas dou tout, répondit le chauffeur. »
Alan sortit du taxi après avoir passé une main amicale dans la chevelure de son fils. Il se demanda s’il pouvait vraiment le laisser seul, mais le conducteur avait l’air honnête, et même s’il avait voulu kidnapper l’enfant, il n’aurait pas roulé bien loin avec ce bouchon.
Alan sortit son briquet et son tabac, et marcha en direction d’un homme en uniforme de police qui tentait de faire la circulation au milieu des kalxons et des insultes.
« Bonjour, cria-t-il au policier entre deux bouffées de cigarette. Vous savez ce qui arrive ?
- Ah, il fallait s’en douter, de ce qui arrive. C’est à cause du kraken qui vit dans les égouts entre la 11ème et Main Street. J’avais pourtant prévenu la municipalité qu’on aurait ce genre de problèmes, mais ils n’ont pas voulu écouter… Il y a eu le même genre d’histoire avec le léviathan qui vivait dans l’Hudson, à New York, mais nooon, ça a pas suffit à…
- Qu’est-ce qui c’est passé exactement ? l’interrompit Alan.
- Oh, c’te conne de bête a voulu voler la carriole d ‘un vendeur de hot-dogs et s’est coincé en l’amenant dans les égoûts. Les pompiers essaient de voir comment la déloger sans avoir à lui sectionner un tentacule. »
- Ok, répondit Alan. »
Il retourna à son taxi, écrasant son mégot encore fumant.
« Alors, qu’est-ce qu’il sé passé ? demanda le chauffeur. »
Alan le lui raconta.
« Ah, satanés dé vendeurs. Ils lé savent pourtant, qu’il ne faut pas qu’ils vendent trop prêt d’oune bouche d’égout dans cé quartier.
- Bon, on va finir le trajet à pied, Tom. Combien ça fait ? »
Alan le paya et, la main de son fils dans la sienne, ils se pressèrent de rejoindre le trottoir. En passant au détour d’une rue, Alan aperçut les pompiers s’affairant, mais la foule de curieux lui empêchait de voir si un quelconque appendice visqueux ou une carriole de hot-dogs.
Après vingt minutes de marche, leur périple prit fin.
Avant d’entrer, Alan s’accroupit à hauteur de son fils et le prit par le bras.
« Ecoute, fiston. Papa et Maman ont travaillé dur pour te payer ton cadeau d’anniversaire, et Papa aimerait bien annoncer à Maman que tu t’es amusé. Alors tu arrêtes de faire cette tête et tu en profites. Moi, mon père, que tu n’as pas connu, m’y a amené quand j’ai eu ton âge et ça a été le plus beau jour de ma vie. »
Tom haussa les épaules, toujours silencieux.
Alan ne savait plus que penser. Il était en colère de voir l’enfant bouder en une pareille occasion, se sentait honteux d’avoir eu à lui demander d’être content d’être là et culpabilisait de n’avoir pas pu mieux égayer sa journée.
Alors il se rendit au guichet et prit deux billets. Puis ils pénétrèrent dans le zoo.
A partir de cet instant, il ne vit plus Tom autrement qu’avec une expression de joie sur le visage. L’enfant était si excité qu’il le perdit deux fois dans le parc.
Ils firent tous les enclos. Certains même plusieurs fois. Tom insista pour voir toutes les races de chiens et y passa l’intégralité de sa pellicule. Heureusement, Alan en trouva d’autres en vente à la sortie du pavillon des vers de terre.
Il leur fallut courir à plusieurs reprises pour ne manquer aucune représentations. Le cirque des hamsters dans la cabane des rongeurs, la démonstration de perruches savantes, la ronde des moutons… Le cœur d’Alan eut un raté lorsqu’il entendit son fils rire à plein poumons pendant le spectacle des cochons.
Il eut lui-même des larmes aux yeux en traversant la volière des canaris. Ils eurent même la chance d’assister au nourissage des chats. Et comme ils étaient arrivés les premiers, le gardien laissa même entrer Tom dans l’enceinte pour caresser un chat siamois (« Ils sont très rares, il n’y a que quatre couples en Amérique du nord » les informa l’employé). Le félin détala quand Tom éternua, mais son père fut persuadé (et cela se confirmerait dans tous les dessins de son fils pour le mois à venir) que cette rencontre serait gravée pour un long moment dans son jeune esprit.
Les visites furent tout bonnement parfaites, à part peut-être ce moment où un phénix entra on ne sait trop comment dans l’enclos des volailles et vint taquiner les pintades pendant leur grande parade. Mais les membres du personnel du zoo le chassèrent rapidement et l’animation put reprendre son cours.
Tom et Alan s’amusèrent tant qu’ils prirent du retard sur l’horaire qu’ils s’étaient fixé, et durent prendre le bus suivant celui qui était prévu (conduit par un vieux chauve, ce qui les déçu tous les deux).
Tom s’assit à côté de son père dans le véhicule, et, alors qu’au loin le soleil commençait à décliner, il lui offrit un immense sourire et le remercia.
Alan prit son fils par l’épaule et l’embrassa sur le front.
Oui vraiment, c’était une belle journée.