1/29/2007

La saison des brumes

Voilà donc mon premier et unique poème.
Autant vous le dire tout de suite, je le déteste. C'est un poème à rimes libres (donc la structure et le nombre de pieds que je veux, ça pas de souci). Mais je ne l'aime pas parceque j'ai toujours privilégié l'histoire à la forme (en bd, en écrit, et en impro), et le problème du poème c'est que la forme passe devant. Mais j'ai voulu essayer...


Là où je vis existe un temps,
Que l’on nomme la saison des brumes,
Un brouillard lisse, épais et blanc,
Comme un linceul vierge sur la ville se répand.

J’aime à marcher dans les rues
Lorsque vient la saison des brumes.
Les passants croisés, connus ou inconnus,
Tels à des ombres noires apparaissent à mes yeux nus.

C’est ainsi que nous nous sommes trouvés,
Dans les nuits blanches de la saison des brumes,
Quand nos deux corps au hasard des quartiers,
Se sont heurtés pour ne plus se quitter.

Ainsi nous allions côte à côte, amoureux,
Anonymes amants de la saison des brumes,
Les mains soudées l’une dans l’autre, tous les deux,
Heureuse silhouette à deux têtes dans les couloirs vaporeux.

C’est aussi là que je t’ai perdue,
Sans raison dans la saison des brumes,
Quand un sombre spectre au détour d’une rue,
De sa lame t’a ôtée à moi, à jamais disparue.

Au dehors je ne sors plus marcher,
Quand arrive la saison des brumes,
Car de tous ces obscurs corps étrangers,
C’est au tien que je viens à rêver.

1/25/2007

Le trajet 2/2

Suite et fin.
Attention lecteur, je te demande ta participation (détails dans les commentaires).



Depuis toute petite elle se passionnait pour les films d’horreur et de science-fiction. Et ce qu’elle aimait par-dessus tout était les monstres. Et plus ils étaient poilus et dégoulinants et plus elle les aimait.
Alors la veille au soir, après avoir essuyé les traces qu’avaient laissées sur son sac les pommes moisies jetées par les fils Acamont du haut de leur arbre, Charlotte décida de s’inventer un monstre, qui la protègerait.
Elle l’imagina marchant à quatre pattes, au pelage brun et hirsute. Sa tête tiendrait du félin, mais ses yeux seraient ceux d’un reptile. Ses dents seraient aussi tranchantes que des lames, et ses canines supérieures plus longues que les autres, tellement qu’elles dépasseraient de sa bouche baveuse même quand celle-ci serait fermée. Ses longues oreilles pendraient le long de ses joues.
Un cou quasiment inexistant relierait sa tête au reste de son corps. Un corps en forme de bosse immense, faisant penser au dos des taureaux de dessins animés. Ses pattes, placées très bas, presque sur le ventre, seraient longues et puissantes, et finiraient sur des griffes acérées et rétractiles. Charlotte s’accorda la fantaisie de placer des tigrures noires sur les membres avant et arrière de la créature.
Une gigantesque queue-de-rat finirait l’animal… Par-dessus tout, le monstre se devait d’être colossal. Elle l’estima aussi haut qu’un cheval. Sur ses quatre pattes, sa tête dépassait celle de Charlotte, qui n’essaya même pas de deviner quelle taille il attendrait s’il se dressait sur ses membres arrières.
Elle ne savait pas trop d’où elle sortait cette image mentale de monstre, qui venait avec une étonnante facilité ; peut-être était-ce la somme de plusieurs autres chimères qu’elle avait vues en rêves, elle ne savait pas vraiment. Elle n’avait même pas besoin de le dessiner, il lui suffisait de fermer les yeux et il était là. Mais comme il lui faisait à elle-même un peu peur, elle lui rajouta un collier rouge et une médaille sur laquelle était gravé le nom de son nouvel ami : Jack.
Charlotte était certes jeune, mais elle savait faire la part des choses. Elle était parfaitement au courant que Jack n’existait pas réellement, mais elle pensa qu’elle se sentirait plus forte et plus confiante si elle savait qu’une telle bête à ses ordres la talonnait.
L’horloge marquait seize heures vingt. Charlotte sursauta. Elle s’était abandonnée à sa rêverie et n’avait pas vu filer le temps. Autour d’elle, plusieurs élèves avait posé leurs stylos et attendaient impatiemment la fin du cours.
Charlotte griffonna quelques parodies de calculs et décida que le train de Jean arriverait en gare de Toulouse vers onze heures quarante. Cela lui laisserait le temps de rejoindre le centre-ville et de se dénicher un bon restaurant pour le déjeuner.
Puis ce fut la fin de la leçon. Tous les écoliers se levèrent de leurs pupitres, et rangèrent leurs affaires dans leurs cartables. Puis ils sortirent après avoir déposé leurs cahiers sur un coin du bureau de Mme Ferreira, qui continuait imperturbablement d’imaginer les problèmes ferroviaires du lendemain.
Jack se leva du tourniquet en faisant grincer les ressorts et la rejoignit calmement dans la cour. Les autres enfants partaient en grappe dans les voitures de leurs parents ou en leur donnant la main. Cette fois-ci elle ne resta pas avec les retardataires, et, Jack dans son dos, elle entreprit son trajet.
Jack connaissait l’itinéraire. Il l’avait parcouru pour la première fois le matin même. Mais comme tous les matins, rien d’extravaguant n’était survenu.
Le véritable défi se profilait maintenant. Ils approchèrent de la maison… Charlotte sentit cette boule maintenant familière grossir au fond de son estomac. Alors Jack posa avec douceur son énorme museau léonin sur son épaule pour la calmer. En le caressant (du bout des doigts, car on ne savait jamais), elle sentit son courage revenir.
Le passage sous les fenêtres de Mme Acamont fut finalement très court et sans accroc. Au début Charlotte fixait de ses yeux intimidés ses lacets de chaussures, comme à l’accoutumée. Puis elle consentit à croiser le regard de l’horrible femme. Et là, la fillette fut doublement surprise. Tout d’abord par le fait que Mme Acamont ait réussi à écarquiller ses yeux de chouette encore plus que d’ordinaire, chose que Charlotte pensait physiquement infaisable. Puis car pour la première fois, au bout de quelques secondes, le visage blafard de la femme s’effaça pour ne laisser que les ténèbres combler cette absence. Et elle ne réapparut nulle part ailleurs sur la façade, comme si la mère Acamont venait de comprendre qu’il existait d’autres lieux de vie dans sa demeure que devant ses fenêtres.
Charlotte sourit. Voilà qui était encourageant pour la suite. Suite qui arrivait à la vitesse de ses pas de plus en plus déterminés sur la face nord de la propriété.
La porte de bois était close. Juste au moment où Charlotte se dit qu’elle n’aurait finalement pas à subir le second de ses travaux herculéens, les gonds crièrent et M. Acamont surgit comme un diable de sa boîte, une fourche à la main. Il entama vigoureusement une insulte qu’il ne finirait jamais. Il se figea en voyant arriver l’enfant, et en fit tomber son ustensile. Il le ramassa, puis regagna à reculons son jardin. Jack y pénétra, histoire de lui faire un petit coucou avant de poursuivre sa route.
Il rejoignit Charlotte un peu plus loin, alors qu’elle approchait du portail. Elle entendait déjà les trépignements et les aboiements des deux chiens. Sa course se ralentit quelque peu. Mais elle sentit Jack la pousser doucement dans le dos. Elle avança.
Les chiens entamèrent leur cacophonie qui redoubla quand elle fut dans leur champ de vision. Ils stoppèrent net quand Charlotte s’immobilisa et les regarda droit dans les yeux. Leurs grognements furent vite remplacés par ces couinements plaintifs de rongeurs que même le plus impressionnant des molosses émet quand il est intimidé.
Les chiens rejoignirent la forêt d’orties, la tête basse et la queue entre les jambes, préférant visiblement se piquer plutôt que d’affronter le regard de Charlotte. La fillette se tourna vers Jack, et lui sourit. Si l’animal en était capable, elle fut persuadée qu’il sourirait également.
Elle arriva au coin du mur, où l’attendrait patiemment un des deux fils, voire les deux, pour l’effrayer ou la bousculer.
Elle ne fit pas erreur, l’un des deux était bien dissimulé ici. Mais il n’avait déjà pas l’air de vouloir plaisanter. Peut-être avait-il été le témoin auditif ou oculaire de la rencontre de Charlotte avec les chiens. Elle passa à côté de lui, mais ce dernier était comme figé, et ne prit même pas la peine de tourner la tête quand elle s’éloigna. En longeant le mur, elle crut voir une silhouette tremblotante en haut du pommier. Mais les branches l’empêchaient de distinguer quoi que ce fut. Par contre elle fut intimement convaincue que le rideau d’une des fenêtres juste derrière avait bougé.
Charlotte chercha autour d’elle pour se rendre compte que Jack n’était plus là. Alors, elle avait réussi cette dernière épreuve seule, sans son aide… Un immense sentiment de fierté grandit en elle.
Jack réapparut, sautant par-dessus le mur gris, et se plaça à nouveau derrière elle. Elle gratouilla son immense menton velu, et alors qu’il fermait de plaisir ses yeux de serpent, elle fut persuadée qu’elle n’aurait plus jamais d’ennuis pour rentrer de l’école.
Alors, ensemble, ils reprirent leur marche.

Personne ne sut véritablement ce qui s’était passé à Saint Jean des Ormeaux en cette après-midi de printemps. Cela s’était produit dans un quartier isolé, et il n’y avait eu aucun témoin.
Mais de toute évidence, quelque chose était venu dans la résidence des Acamont. Et au vu de l’état des victimes, peut-être ne saurait-on jamais ce que c’était.
Des deux chiens on ne retrouva que l’énorme braque. Ou plutôt un de ses morceaux, qui gisait dans un nuage de mouches sous les hautes herbes du jardin. Le facteur du village assura aux autorités que la famille possédait un autre chien, que lui et sa tenue de travail abîmée connaissaient très bien. Mais il n’y eut qu’un minuscule collier bleu sectionné et quelques touffes de poils éparpillées près du portail qui étayèrent ces propos.
De la même façon, personne ne vit la trace de Monsieur Acamont, jusqu’à ce que l’on se rendit compte qu’il n’avait jamais quitté son bout de jardin. Seulement, une de ses jambes était au milieu des artichauts, la tête et les bras dans les carottes, et le reste de son anatomie dispersée parmi les choux et les betteraves. Rien ne manquait, jusqu’à sa main droite tenant bien serrée une fourche cassée en deux.
Les deux fils furent par contre totalement introuvables. Il y eut d’immenses battues dans la région, mais plus jamais on ne les revit (en fait, un des villageois en voyage dans le nord de la France rencontrerait vingt-deux ans plus tard le plus âgé des deux, Jeremy, devenu moine après avoir selon lui « croisé le regard du Malin » dans son enfance, l’autre étant selon lui devenu sans-abri dans une grande ville).
On découvrit Mme Acamont, assise au milieu de son salon. Des yeux étaient vides et un filet de bave transparent coulait sur son menton. La femme fut placée dans un hôpital psychiatrique pour n’en jamais sortir. On ne sut jamais ce qu’elle avait pu voir pour la mettre dans cet état, mais cela la rendrait muette à jamais.
Donc à part Mme Acamont, il n’y eut aucun témoin… Quoique… En interrogeant le voisinage, plusieurs rapportèrent avoir aperçu, quelques pâtés de maison plus loin, un événement étrange.
Ils virent s’éloigner dans un coin de rue une minuscule silhouette enfantine, accompagnée d’une autre, immense, irréelle, floue… mais qui disparaissait quand ils clignaient des yeux.
Mais tous dirent qu’ils avaient dû rêver…

1/22/2007

Le Trajet 1/2

Voilà une histoire que j'aime bien. J'ai gagné un concours de nouvelles avec elle, et du coup un bon d'achats de plein de livres avec. C'est aussi ma troisième nouvelle sur le thème de l'imagination.

On n’entendait plus que le bruit de l’horloge depuis bientôt une demi-heure dans la classe de CE2 de l’école municipale de Saint Jean des Ormeaux. En y réfléchissant quelques secondes, cela correspondait plus ou moins à l’instant où Madame Ferreira avait donné à ses élèves ce problème de mathématiques.
Charlotte souffla et posa son crayon. Elle jeta un discret regard autour d’elle… Tout le monde était penché sur son cahier et griffonnait dans un abominable concert de scritch-scritch évoquant la charge de milliers de fourmis dévorant un cadavre malchanceux (du moins dans l’idée, car à son grand dam Charlotte n’avait jamais assisté à un tel spectacle). Même Amélie, dont les seuls intérêts dans la vie étaient les poupées à coiffer, les émissions de télé réalité et accessoirement les posters des participants aux émissions de télé réalité, noircissait des pages de réponses à une vitesse que n’autorisait certainement pas les neurones d’une écolière. En tout cas pas d’une écolière comme Amélie.
Charlotte se prit la tête dans les mains et se replongea dans l’énoncé du problème. Jean est dans un train qui part de Bordeaux à huit heures trente-cinq du matin. Il parcourt une première section de cent kilomètres, à une vitesse de cent cinquante kilomètres à l’heure. Puis il fait un arrêt d’un quart d’heure, et repart pour une section de soixante kilomètres à une vitesse de deux cent soixante-quinze kilomètres à l’heure. Après une seconde pause de dix minutes, il roulera en flèche vers Toulouse pour les quatre-vingts bornes restantes, à une vitesse constante de cent vingt kilomètres à l’heure. La question étant, bien entendu, de prédire à quelle heure Jean arrivera à Toulouse. Car Jean, bien sûr, se dit Charlotte, est incapable de baisser des petits yeux et de lire son heure d’arrivée sur son ticket de train. Et puis si Jean est si curieux, il ferait mieux de s’inquiéter des compétences du conducteur qui semble décider entre deux arrêts en gare de rouler à cent cinquante kilomètres à l’heure, puis presque au double vingt minutes après. À ce rythme-là, la réponse au problème serait vite trouvée… Jean n’arrivera jamais à Toulouse car Jean sera retrouvé mort, coincé sous deux tonnes de tôles froissées, entre ce qui était autrefois le wagon-restaurant et ce qu’il reste de la seconde classe, quelque part dans un champ entre la Gironde et la Haute-Garonne.
Charlotte observa Mme Ferreira, assise à son bureau, affairée certainement à rédiger leur prochain exercice. Car Mme Ferreira, bien cachée derrière ses lunettes à triple foyer (Charlotte se disait souvent qu’on ne pouvait décemment plus parler de foyers, mais de HLM à ce stade), se revendiquait « institutrice à l’ancienne ». C’est-à-dire qu’elle ignorait tout du monde extérieur, et rédigeait elle-même ses sujets à partir des manuels qu’elle avait eus lorsqu’elle était en primaire (période que Charlotte avait du mal à estimer… sûrement avant l’invention de la charrue).
Mais manifestement, à cette époque, la question de la ponctualité des trains et de l’étanchéité des baignoires était au centre de tous les débats. Charlotte ne serait qu’à moitié étonnée si elle découvrait que la majorité des personnes (encore en vie) de la génération de Mme Ferreira étaient toutes devenues plombiers ou conducteurs de trains. Ou instituteurs… Peut-être était-ce un complot organisé par ces trois corps de métier… Peut-être que tous ces exercices, toujours centrés sur les mêmes thèmes consistaient à formater les enfants pour qu’ils n’aient d’autres ambitions que devenir cheminots ou réparateurs de bidets. Ou enseignants, et ainsi perpétuer ce conditionnement abominable et sans fin…
Charlotte regarda à nouveau d’un air méprisant Amélie, et se demanda pendant un court instant si elle serait plutôt du style à conduire un TGV ou à resserrer des tuyaux… Puis elle contempla avec envie le paysage printanier par la fenêtre. Jack était allongé sur le tourniquet et l’attendait. Il leva la tête et lui rendit son regard.
Jack était sa nouvelle invention. Elle fondait de très grands espoirs en lui. Elle espérait qu’il lui faciliterait le trajet.
Le trajet… À cette seule pensée, elle en avait des frissons dans le dos. Bien avant les horaires de trains, bien avant Amélie et même bien avant Mme Ferreira, si Charlotte détestait venir à l’école, c’était à cause du trajet qui séparait l’établissement de sa maison.
Enfin, ce n’est pas tout à fait juste. Ce n’était pas venir à l’école qui posait problème. C’était plutôt en repartir.
Le matin, à l’aller, il était bien trop tôt pour les problèmes. Les problèmes sont paresseux, et se lèvent tard. Non, c’était rentrer chez elle qui lui faisait peur. En fait, ça ne lui faisait pas vraiment peur… Épouvanter, horripiler, glacer le sang serait des termes plus appropriés.
Soyons justes, ce n’est pas la distance à proprement parler qui la gênait. Au pire de sa forme, Charlotte ne mettait qu’une vingtaine de minutes à pied pour la parcourir. C’était bien le contenu de ces minutes qui l’effrayait.
Elle en avait au bout de quelques semaines parlé à ses parents. Mais ceux-là lui répondirent qu’elle exagérait, qu’elle voyait le mal partout et avait trop d’imagination. Comment les en blâmer ? C’était l’exacte vérité… Mais une vérité qui correspondait à tous les moments de sa vie excepté le trajet de retour après l’école. Concernant ce sujet bien précis, elle ne saurait être plus sincère. Mais de toute façon, même s’ils l’avaient crue, ses parents ne pouvaient rien pour elle. Sa mère travaillait comme caissière à la coopérative du village, et même si elle avait besoin de la voiture, elle finissait trop tard en soirée pour passer la chercher. Son père, lui, travaillait dans les bureaux d’une importante société en ville. Charlotte avait bien essayé d’en apprendre plus, mais ses parents à l’unisson lui avaient déclaré que de toute façon elle ne comprendrait pas. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’il était directeur de ressources de quelque chose, dans un secteur de quelque chose de tertiaire, et surtout qu’il se faisait emmener et raccompagner par un collègue lui aussi du village.
C’était ce même père, qui lui avait dit un jour qu’il existait deux types de personnes ; ceux qui ont peur et ceux qui affrontent leur peur. Dennis Martinot, de CM1, disait lui que le monde était divisé entre ceux qui regardaient leur caca avant de tirer la chasse et ceux qui ne le font pas. C’était une autre approche…
Pourtant Charlotte ne se considérait pas comme une trouillarde. Sa taille (elle était la plus grande de sa classe), ses cheveux couleur paille coupés très courts et son habitude de vêtir des shorts longs dès que les beaux jours le permettaient lui donnaient une solide réputation de garçon manqué. Réputation qu’elle assumait pleinement et qui était par ailleurs sa plus grande fierté (ce qui ne faisait que renforcer cette réputation). Même les garçons de cours moyen la craignaient (bien qu’elle n’ait jamais rien fait contre eux, si ce n’était rendre des coups qu’elle avait reçus au préalable, mais en les dirigeant exclusivement vers des zones sensibles, ce qui semblait-il avait pour effet secondaire qu’on ne voulait pas la frapper plus d’une fois).
Mais l’idée de sortir de cette école, et de devoir passer devant la maison des Acamont lui faisait perdre toute force et toute fierté.
En y repensant, même avant que les Acamont n’y aient emménagé, la demeure en elle-même ne lui inspirait pas confiance. Son grand portail en fer rouillé, son jardin en friche, le mur d’enceinte haut et morne, la façade sombre, les fenêtres blanchies par la saleté… Mais même ainsi, la maison donnait la chair de poule sans vraiment effrayer. On savait qu’elle était vide et que rien de ce qui la composait ne représentait de danger(si ce n’était peut-être une des portes en fer de l’entrée qui vous serait tombée dessus en passant, tant elles n’avaient l’air de ne tenir debout que grâce aux toiles d’araignées qui les décoraient).
Mais depuis deux ans, depuis qu’ils y habitaient, plus rien n’était pareil… La présence de vie aurait dû égayer un tel endroit (ou du moins le rendre un tant soit peu humainement viable), mais il n’en était rien. Le portail avait bien été remplacé, mais contre un autre tout aussi rouillé et d’un vert évoquant pour Charlotte la couleur de vomissures laissées quelques semaines de trop à l’air libre (à supposer déjà qu’il y eut un délai acceptable pour laisser traîner ce genre de choses).
Le jardin, qui autrefois évoquait une jungle sale mais inoffensive, ressemblait à présent à une mêlée de ronces et d’orties carnivores (elle était sûre que cela existait). Et entre les deux, entre la flore carnassière et le portail couleur vomi, se trouvaient les deux molosses de l’enfer…
Mais évoquons plutôt le trajet exact. À quatre heures et demie, Charlotte sortait de l’école. Elle retardait son retour autant qu’il était possible de le faire, en discutant de tout et surtout de rien avec ses copains (elle n’avait pas d’amies), qui attendaient la venue de leurs parents. Puis quand il ne restait plus personne, elle se décidait à contrecœur à se mettre en route.
Pour se rendre chez elle, il lui fallait obligatoirement contourner cette maudite baraque. Il n’y avait aucune autre voie à moins de s’équiper d’un kayak pour traverser la rivière.
Après cinq minutes de marche dans les rues de Saint Jean des Ormeaux, il lui fallait longer la face est du bâtiment. Presque la portion d’itinéraire la plus reposante, tant qu’elle ne fixait que le trottoir et qu’elle ne levait jamais la tête vers les fenêtres de la maison, au risque de croiser le regard haineux et fantomatique de Mme Acamont scrutant ses moindres mouvements. Son visage blême avait l’air décharné. Tout le monde connaît ce vieux gag de colo qui consiste à placer une lampe torche sous votre menton pour se donner une allure d’outre-tombe. Et bien voilà à quoi ressemblait Mme Acamont au naturel, sans assistance technique, ni lampe électrique, ni même bougie. Et ses yeux grands ouverts la suivaient sur tout ce côté de la maison, avec une telle insistance malsaine que même si Charlotte baissait les yeux, elle sentait au plus profond d’elle-même ses orbites monstrueuses braquées dans sa direction.
Elle était invariablement au rendez-vous, même si elle ne se trouvait jamais à la même fenêtre deux jours de suite. Cela aurait pu être un jeu amusant de deviner où elle apparaîtrait si l’enfant n’avait pas l’envie de courir à toutes jambes dès qu’elle arrivait au coin de cette rue… Chose qu’il lui arrivait parfois de faire, mais le reste de la marche n’étant pas franchement des plus accueillante, elle n’était pas si pressée d’y accéder.
L’étape suivante, sur la face nord, n’était heureusement pas quant à elle fidèle au rendez-vous chaque jour. Il s’agissait d’une simple porte en bois tranchant avec la monotonie du mur d’enceinte d’un gris triste. En soi, la porte n’avait rien de très impressionnant. Elle était simplement vieille, dans un piteux état et sa principale source de danger résidait dans le fait qu’elle était certainement une belle réserve de tétanos (Charlotte en était à cet âge où l’on croyait que le tétanos était un groupuscule de petits microbes s’ennuyant dans la rouille et les échardes, n’attendant que le genou ou le doigt d’un enfant pour se répandre et ainsi voir du pays).
Cette porte devenait inquiétante lorsqu’elle était ouverte, ou quand elle s’ouvrait. Derrière se cachait un petit carré de jardin potager, et au beau milieu de ce havre de verdure se tenait Monsieur Acamont. M. Acamont, un outil à la main, toujours affublé de la même salopette crasseuse (ou bien en avait-il une collection dans son armoire, toutes plus dégoûtantes les unes que les autres ?) était le mari idéal pour une Mme Acamont. On aurait dit de sa peau qu’elle était simplement tendue sur son squelette. Il avait d’énormes poches d’un bleu violacé placées sous chacun de ces yeux injectés de sang et ses dents n’étaient que de petits carrés jaunes saillant de ses gencives enflées et proéminantes. Il devait bien mesurer un mètre quatre-vingt dix (la notion de « grand » pour Charlotte commençait à un mètre soixante environ, alors inutile de dire qu’il était un véritable géant pour elle) , et sa présence justifiait le fait qu’il n’y ait pas d’épouvantail dans ce jardinet.
L’aspect d’une personne, même si visiblement cette personne avait eu la malchance d’hériter des chromosomes d’occasion les moins chers du marché génétique, n’était pas ce qui dérangeait Charlotte. Mais quand M. Acamont entendait les pas craintifs de la fillette se rapprocher, il ouvrait la porte en grand (si elle n’était déjà béante) et lui proférait des insultes ordurières à elle, sa mère, ses sœurs, ses cousines, et éventuellement tout autre représentante du sexe féminin de sa famille qu’il aurait pu oublier. Bien qu’elle n’ait ni sœurs, ni cousines, Charlotte prenait plutôt mal ces injures (même si au début elle ne savait pas vraiment que c’en étaient, il lui fallut chercher dans une encyclopédie ce que pouvaient signifier certaines expressions telles que « catin de Sodome et Gomorrhe », « tapineuse des basses fosses de l’enfer » ou « vile succube tentatrice ») et, accompagnant le geste à la parole, il brandissait son ustensile du jour (bêche, râteau, scie –à quoi diable pouvait bien servir une scie au milieu de légumes ?) et le dirigeait farouchement vers la spectatrice infortunée, qui généralement prenait une fois de plus ses jambes à son cou.
Mais cette fois-ci elle maintenait généralement le pas de course pour passer les prochains obstacles. Celui qui suivait était celui du portail vert-vomi, derrière lequel se trouvaient donc les deux créatures faisant le plus entorse à l’idée reçue que « le chien est le meilleur ami de l’homme ». Ou alors personne n’avait songé à en informer ces deux spécimens-ci.
Charlotte ne connaissait pas leurs noms (et à vrai dire c’était le dernier de ses soucis), en revanche elle savait tout de leurs aboiements incessants et de leurs crocs… Il y avait un yorkshire pouilleux (donc par définition, pas à proprement parler un chien ; il tenait plus du rat ou de l’écureuil enragé) et un énorme braque dont on aurait dit que la privation de chair humaine l’avait rendu fou.
Quand Charlotte passait devant eux, ils se ruaient vers elle et sortaient leurs têtes démoniaques du portail pour mieux la terroriser de leur bave, leurs grognements enragés et leur vacarme (le braque ne pouvait pour sa part ne sortir que la truffe). Une fois même, par on ne su quel miracle, l’écolière s’était trouvée avec le yorkshire pendu par la mâchoire à la chair de son avant-bras, sans s’être rendue compte du moyen dont il s’y était pris pour sortir ou pour sauter environ cinq fois sa hauteur. Elle avait réussi à s’en débarrasser en le cognant fort contre le mur gris à plusieurs reprises et en s’enfuyant à toute vitesse en hurlant. Depuis ce jour, le petit chien louchait d’une façon inquiétante, mais ne s’était pas assagi. Loin de là.
Le passage devant ces animaux féroces était certes une épreuve, mais la suivante (et par chance la dernière) n’était pas non plus de tout repos. Il s’agissait des deux fils Acamont (comme pour les chiens - dont ils n’étaient pas si éloignés, songeait Charlotte – elle ne savait pas comment ils se prénommaient), et ils étaient plus mauvais que la plus mauvaise des sorcières (leur mère, donc). Ils étaient aussi petits et gras que leurs parents étaient grands et maigres, mais tout aussi lugubres. Elle ne les avait jamais vus à l’école et ne s’en plaignait pas.
Ils avaient depuis deux ans composé et chanté plus d’une centaine de chansons à son encontre, et avaient l’air de s’être réellement creusés la tête pour trouver des mots peu gracieux pouvant rimer avec « Charlotte ». Mais ils ne s’arrêtaient pas là. Certains jours, ils se cachaient dans des coins sombres de la ruelle pour la pousser ou lui faire des croche-pattes. Le reste du temps ils étaient assis en haut du mur en ciment, sur la face est, ou agrippés à une des branches du pommier qui était juste derrière, et lui jetaient des projectiles de toutes sortes qu’ils avaient pris la peine de stocker avant son arrivée. Une fois elle s’était reçue une pierre à l’arrière du crâne et n’avait plus rien vu pendant quelques dizaines de secondes.
Ces embûches loin derrière elle, il ne lui restait plus que dix minutes supplémentaires d’un calme absolu pour se retrouver chez elle et jurer en vain qu’elle n’en ressortirait plus jamais.
Il fallait être franc ; pareille mésaventure quotidienne avait tout pour traumatiser une fillette. Si elle parvenait à échapper aux destins de plombier ou de conducteur de trains, Charlotte était persuadée qu’elle finirait dans un asile, bredouillant des paroles insensées à propos de fenêtres, de salopettes ou de yorkshires…
Elle se demanda comment une famille entière pouvait être d’une telle méchanceté. Etait-ce spontané ou établissaient-ils un plan d’attaque chaque soir ? Charlotte se les imaginait bien, poussant la vaisselle dans un coin de table après le repas du soir pour étaler la carte du quartier et décider de leurs positions. Puis après le brainstorming pour inventer de nouvelles insultes pour le père, ils tireraient au sort pour choisir derrière quelle fenêtre la mère placerait son horrible visage, vérifieraient s’il ne fallait pas changer les chiens au cas improbable où ceux-là seraient devenus un poil plus normaux dans la nuit, et seraient allés se coucher, la conscience tranquille…
Alors, pour pallier à sa peur et à sa perte de moyen dans ces insurmontables instants, Charlotte avait trouvé Jack.


A suivre...

1/16/2007

Le cadeau d'anniversaire

Et hop désolé du retard, j'ai retrouvé mes archives.
La nouvelle suivante est une histoire sur laquelle je voulais qu'on sente une ambiance, et pas forcément une intrigue incroyable. A noter que normalement, elle devait avoir un lien avec la nouvelle "triglyphe", postée précédemment, mais je l'ai enlevé, vu que c'était inutile.


Pour la troisième fois, Alan vérifia à nouveau s'il n'avait rien oublié. Clefs, portefeuille, cigarettes... Non, tout était bien là, mais il ne pouvait pas s'empêcher de toujours fouiller les poches de sa veste pour s'en assurer. Généralement, il le faisait à quatre ou cinq reprises à chaque fois qu'il devait sortir, mais il réussit à se contrôler cette fois-ci. Il avait vu un jour une émission sur les TOC, les troubles obsessionnels compulsifs, et décida que ce n'en était pas un. Du moins pas un qui méritait de passer à la télé.
Il fit quelques pas dans l'allée devant chez lui puis se retourna.
« Allez Tom, lança-t-il. Dépêche-toi ou on va rater le bus. »
L'enfant était à quelques mètres de lui, devant la porte d'entrée qu'il venait de fermer, mais restait immobile. Il avait les yeux fixés vers la zone d'ombre sous les quelques marches qui menaient au palier.
« Allez, dépêche-toi, répéta-t-il, qu'est-ce que tu fais ?
- Je crois qu'on a encore des gnomes dans la cave, papa, dit Tom.
- Mais non, répondit Alan en riant. Tu sais bien que papa a appelé le monsieur qui a mis du produit et nous en a débarassé. »
Tom hocha la tête. Puis il sembla se souvenir subitement qu'il avait projeté de bouder toute la journée, et s'exécuta, les bras croisés théâtralement sur la poitrine.
« Allez, donne-moi la main, dit Alan.
- Non, je suis pas un bébé.
- Comme tu veux. Mais je te préviens, dès qu'on sera en ville, tu seras obligé.
- Mmmmh, grogna Tom en guise de réponse. »
Ils sortirent de leur allée et marchèrent sur le chemin de terre qui bordait leur habitation. Alan ferma les yeux en sentant les lueurs matinales sur son visage. Il faisait encore un peu frais pour un 14 avril, mais il n'y avait aucun nuage dans le ciel. Cela promettait d'être une belle journée. Au loin, un animal lança un cri étrange, puis se tut.
Enfin, ils arrivèrent au croisement entre le chemin et la route goudronnée, ou le seul autre indice qu'il y avait un monde civilisé quelque part était un abri bus qui commençait à prendre de l'âge. Tom s'assit sur le banc en bois. Alan préféra rester debout, à distance de l'enfant, afin de fumer une cigarette qu'il tira de son paquet. Il eut pendant quelques secondes peur d'avoir oublié son briquet (alors qu'il avait vérifié plusieurs fois), et lâcha un soupir de soulagement en le sentant sous ses doigts, dans sa poche de Jean.
Il n'avait pas fumé la moitié de sa cigarette quand il vit le bus arriver. Il la jeta à terre et l'écrasa du pied.
« Allez, le bus est là, dit-il en se tournant vers Tom. »
Le véhicule s'arrêta à leur niveau et ouvrit ses portes dans un Pschttt bruyant. Le chauffeur, une brune plutôt jolie, lui lança un bonjour rafraichissant accompagné d'un sourire radieux. Tom, lui, ne bougeait toujours pas de son banc.
« Tom, tu fais attendre la dame, allez... Excusez-le, dit-il à l'attention de la jolie fille. Il a dix ans aujourd'hui, et il doit avoir le blues d'avoir une année de plus, à son grand âge...
- C'est pas grave, répondit-elle, toujours en souriant. Et bien, bon anniversaire, bonhomme. »
Tom leva les yeux et rougit. Puis il se décida enfin à se lever. Il ramassa son sac, , qu'il avait coincé entre ses pieds quand il s'était assit, et monta dans le bus. Son père l'imita, et prit deux tickets pour Chicago.
Vu le peu de personnes présentes (Alan en compta rapidement quatre), ils s'assirent l'un derrière l'autre, occupant chacun deux places. Tom, installé devant son père, posa son sac à dos sur le siège à côté de lui et tourna sa tête vers la fenêtre.
Le bus démarra, fit quelques mètres puis s'arrêta. Les portes s'ouvrirent à nouveau. Un homme essouflé entra, remerciant la conductrice de s'être arrêté, puis alla s'assoir à quelques rangées du fond. Alan le reconnut. C'était un de ses nouveaux voisins qui venait de faire construire, un peu plus haut de chez lui. Mais il fut incapable de retrouver son nom. Enfin le car partit pour de bon.
Alan ferma les yeux et s'assoupit. Quand il les rouvrit, il entendit son fils marteler de ses petits doigts sa console de jeux portable, dont il avait coupé le son pour économiser les piles.
L'adulte se leva et s'assit à la place du sac à dos, le posant à ses pieds. L'apercevant, Tom se remit à faire la gueule. A ce stade, ce n'était même plus faire la gueule... Si faire la gueule était puni par la loi, alors Tom serait bon pour la chaise.
« T'es pas content d'y aller ? demanda calmement Alan.
- Je voulais dormir.
- Je sais qu'on s'est levé tôt, mais c'est loin et c'est maman qui a la voiture. »
A ces mots, la moue de Tom se marqua un peu plus. Alan remarqua quelque chose par la fenêtre.
« Oh regarde, une licorne, dit-il à son fils, ravi de pouvoir détourner son attention. »
En effet, une grande licorne blanche buvait l'eau d'une petite mare dans un champ près de la route. Quand le bus passa près d'elle, elle leva la tête, faisant briller l'ivoire de sa corne au soleil, et le regarda passer. Alan crut voir son petit un peu plus loin dans l'ombre d'un arbuste, mais il se trompait peut-être.
« Non, ne la prend pas en photo, dit-il à Tom qui sortait l'appareil de son sac. Economise les plutôt pour tout à l'heure. »
Sans un mot, l'enfant remit l'objet dans son sac, qu'il préféra replacer entre ses minuscules pieds à lui, et se remit à son jeu vidéo.
Alan, lui, somnola à nouveau.

Il n'était pas loin de onze heures quand la voix de la jolie brune réveilla Alan en informant ses passagers qu'ils arriveraient à Chicago dans vingt minutes. L'homme regarda par la fenêtre et s'étonna de voir encore défiler les champs verts de l'Illinois. Au fond du paysage couraient en troupeau quelques achlis bondissants.
Alan secoua Tom, qui s'était lui aussi endormi. L'enfant se réveilla et grogna une fois de plus en découvrant qu'il s'était assoupit en laissant sa console allumée, et qu'il ne restait plus de batterie. C'était bien la peine d'avoir baissé le son...
Enfin, sans qu'ils n'aient vraiment remarqué la transition, le paysage urbain les entourèrent, et le bus s'arrêta au terminus. Avant de descendre, Alan ne put s'empêcher de remercier le chauffeur avec, à son tour, un grand sourire. Cette dernière le lui rendit en lui souhaitant une bonne journée. Mais Alan se sentit un peu vexé en entendant la fille énoncer exactement ces mêmes mots à son voisin sans nom, qui descendait derrière lui.
Dès qu'il fut à l'air libre, il alluma une cigarette. il fumait nettement moins qu'avant, mais avait fermement décidé d'arrêter. Il ne lui manquait plus qu'à décider de la date à laquelle il arrêterait.
« Allez viens, dit-il en tendant la main, on va manger. »
Ils se rendirent à pied vers le parc de The Loop, et choisirent un banc face au lac Michigan. Un groupe de jeunes gens faisaient du jogging. Alan n'était pas souvent venu à Chicago, mais à chaque fois qu'il venait sur les berges du Michigan, il y avait toujours des personnes en plein jogging, et ce quelque soit l'heure. L'homme se demanda où ils pouvaient trouver le temps. Lui, entre le travail à l'usine, l'entretien de sa petite maison, son fils et Jenny, son épouse, il n'avait même pas le temps de songer à avoir un loisir...
Il sortit la poche plastique renfermant leur déjeuner du sac à dos (Tom avait insisté pour le porter), et déballa de leur papier aluminium les sandwiches au fromage qu'avait préparé Jenny la veille.
Bientôt le mutisme volontaire de Tom fut rejoint par celui d'Alan mordant goulument dans son repas.
Sur le banc voisin, deux petites femmes âgées parlaient dans un patois incompréhensible tout en jetant nonchalemment des miettes de pain à des petits griffons qui se pressaient pour les picorer. Ce qui passait pour la mère des animaux, étendue sur le flanc un peu plus loin dans l'herbe, les surveillait de ses yeux de rapace.
Alan finit son sandwich et regarda avec envie celui de son fils, que ce dernier avait manifestement du mal à terminer.
« Tu sais, Maman aurait bien aimé venir, dit-il à l'enfant, décidé à crever l'abcès une fois pour toute.
- Ouais...
- Mais si, mais il fallait qu'elle travaille aujourd'hui. Et son patron ne voulait pas lui donner de jour de congé...euh...de vacances...
- Je sais ce que c'est un jour de congé, répliqua sèchement Tom.
- Mais elle m'a dit qu'elle te fera un gros gâteau qui nous attendra dès qu'on sera rentrés. Mais chut, c'est une surprise, dit-il en plaquant son doigt contre sa bouche. Allez, donne-moi ça, va, tu me fais pitié. »
Alan prit le reste du sandwich de l'enfant et en avala une bouchée. Un bruit d'éclaboussure attira leur attention. Un peu plus bas, sur les berges du lac, un capricorne surgit de l'eau et entreprit de se secouer. Puis il s'allongea de tout son long sur la petite plage de galets pour se faire dorer au soleil. Mais il regagna rapidement les flots quand un manticore passa à proximité.
Alan ne put à son tour se résoudre à terminer le reste du casse-croûte et le jeta à l’eau, où la tête du capricorne réapparut pour l’engloutir. Puis il replongea et disparut.
L’homme sortit deux pommes de la poche, et se leva et en tendit une à Tom.
« Tiens, dit-il, on va les manger en marchant. Il faut qu’on se trouve un taxi. »
Ils marchèrent vers la sortie du parc, ou plusieurs hommes en costumes et femmes en tailleur finissaient leur salade avant de retourner travailler. Ils trouvèrent des toilettes publiques qu’ils utilisèrent l’un après l’autre, puis ils avancèrent vers la circulation.
Le soleil éclatant de printemps aveuglait Alan en se reflétant sur les immeubles d’argent de la ville. Il vit la tour Sears au loin et remarqua avec étonnement qu’un gros dragon gris y était agrippé. Etrange… Ces bestioles avaient pourtant tendance à partir vers le nord dès qu’il faisait un peu chaud dans la région. Alan n’arriva pas à reconnaître s’il s’agissait d’un fafnir ou d’un tatsu. Il avait appris ça au primaire, mais ses souvenirs d’école étaient lointains à présent. Tom l’aurait peut-être su, mais il n’avait pas l’air d’avoir remarqué le reptile, et tout compte fait, Alan ne jugea pas si important de le savoir.
Il hêla un taxi ; qui s’arrêta. Ils s’assirent tous deux à l’arrière. Alan indiqua leur destination au chauffeur, qui avait un accent italien. La voiture démarra et roula en direction du centre.
Alan jeta un dernier coup d’œil vers la Sears mais le dragon n’y était plus. Il le chercha du regard dans le ciel dans le pare-brise arrière, mais ne fit qu’apercevoir une volée d’oiseaux-phens.

Cela faisait bientôt un quart d’heure que le taxi était immobilisé dans un gigantesque embouteillage.
Tom s’impatientait, et à vrai dire, son père également. Le chauffeur avait beau monter le son de la radio, le bulletin d’info-traffic ne donnait aucune explication. Cinq minutes de plus passèrent et Alan s’agita dans son siège. Il avait besoin d’une cigarette.
« Ça vous dérange si je sors cinq minutes, pour voir ce qu’il se passe ?
- Ma non pas dou tout, répondit le chauffeur. »
Alan sortit du taxi après avoir passé une main amicale dans la chevelure de son fils. Il se demanda s’il pouvait vraiment le laisser seul, mais le conducteur avait l’air honnête, et même s’il avait voulu kidnapper l’enfant, il n’aurait pas roulé bien loin avec ce bouchon.
Alan sortit son briquet et son tabac, et marcha en direction d’un homme en uniforme de police qui tentait de faire la circulation au milieu des kalxons et des insultes.
« Bonjour, cria-t-il au policier entre deux bouffées de cigarette. Vous savez ce qui arrive ?
- Ah, il fallait s’en douter, de ce qui arrive. C’est à cause du kraken qui vit dans les égouts entre la 11ème et Main Street. J’avais pourtant prévenu la municipalité qu’on aurait ce genre de problèmes, mais ils n’ont pas voulu écouter… Il y a eu le même genre d’histoire avec le léviathan qui vivait dans l’Hudson, à New York, mais nooon, ça a pas suffit à…
- Qu’est-ce qui c’est passé exactement ? l’interrompit Alan.
- Oh, c’te conne de bête a voulu voler la carriole d ‘un vendeur de hot-dogs et s’est coincé en l’amenant dans les égoûts. Les pompiers essaient de voir comment la déloger sans avoir à lui sectionner un tentacule. »
- Ok, répondit Alan. »
Il retourna à son taxi, écrasant son mégot encore fumant.
« Alors, qu’est-ce qu’il sé passé ? demanda le chauffeur. »
Alan le lui raconta.
« Ah, satanés dé vendeurs. Ils lé savent pourtant, qu’il ne faut pas qu’ils vendent trop prêt d’oune bouche d’égout dans cé quartier.
- Bon, on va finir le trajet à pied, Tom. Combien ça fait ? »
Alan le paya et, la main de son fils dans la sienne, ils se pressèrent de rejoindre le trottoir. En passant au détour d’une rue, Alan aperçut les pompiers s’affairant, mais la foule de curieux lui empêchait de voir si un quelconque appendice visqueux ou une carriole de hot-dogs.
Après vingt minutes de marche, leur périple prit fin.
Avant d’entrer, Alan s’accroupit à hauteur de son fils et le prit par le bras.
« Ecoute, fiston. Papa et Maman ont travaillé dur pour te payer ton cadeau d’anniversaire, et Papa aimerait bien annoncer à Maman que tu t’es amusé. Alors tu arrêtes de faire cette tête et tu en profites. Moi, mon père, que tu n’as pas connu, m’y a amené quand j’ai eu ton âge et ça a été le plus beau jour de ma vie. »
Tom haussa les épaules, toujours silencieux.
Alan ne savait plus que penser. Il était en colère de voir l’enfant bouder en une pareille occasion, se sentait honteux d’avoir eu à lui demander d’être content d’être là et culpabilisait de n’avoir pas pu mieux égayer sa journée.
Alors il se rendit au guichet et prit deux billets. Puis ils pénétrèrent dans le zoo.
A partir de cet instant, il ne vit plus Tom autrement qu’avec une expression de joie sur le visage. L’enfant était si excité qu’il le perdit deux fois dans le parc.
Ils firent tous les enclos. Certains même plusieurs fois. Tom insista pour voir toutes les races de chiens et y passa l’intégralité de sa pellicule. Heureusement, Alan en trouva d’autres en vente à la sortie du pavillon des vers de terre.
Il leur fallut courir à plusieurs reprises pour ne manquer aucune représentations. Le cirque des hamsters dans la cabane des rongeurs, la démonstration de perruches savantes, la ronde des moutons… Le cœur d’Alan eut un raté lorsqu’il entendit son fils rire à plein poumons pendant le spectacle des cochons.
Il eut lui-même des larmes aux yeux en traversant la volière des canaris. Ils eurent même la chance d’assister au nourissage des chats. Et comme ils étaient arrivés les premiers, le gardien laissa même entrer Tom dans l’enceinte pour caresser un chat siamois (« Ils sont très rares, il n’y a que quatre couples en Amérique du nord » les informa l’employé). Le félin détala quand Tom éternua, mais son père fut persuadé (et cela se confirmerait dans tous les dessins de son fils pour le mois à venir) que cette rencontre serait gravée pour un long moment dans son jeune esprit.
Les visites furent tout bonnement parfaites, à part peut-être ce moment où un phénix entra on ne sait trop comment dans l’enclos des volailles et vint taquiner les pintades pendant leur grande parade. Mais les membres du personnel du zoo le chassèrent rapidement et l’animation put reprendre son cours.
Tom et Alan s’amusèrent tant qu’ils prirent du retard sur l’horaire qu’ils s’étaient fixé, et durent prendre le bus suivant celui qui était prévu (conduit par un vieux chauve, ce qui les déçu tous les deux).
Tom s’assit à côté de son père dans le véhicule, et, alors qu’au loin le soleil commençait à décliner, il lui offrit un immense sourire et le remercia.
Alan prit son fils par l’épaule et l’embrassa sur le front.
Oui vraiment, c’était une belle journée.